LE CHEVET, Henri Heurtebise (Rougerie, Mortemart, 1994)

La lampe de chevet fait signe/ à travers la parole et, dans ces onze poèmes – de fait, une seule coulée : l’ode aux belles proportions –, ce que l’on entend dès l’abord, c’est cette naïveté forte, ce goût de la vie et de la femme, de cette matière noble que je sais chanter maintenant, un naturel gagné par l’expérience du poète, exprimé d’une voix mâle et juste, la terre latine labourée pour l’amour et la mort, pour les solennités du temps, pour l’honneur du verbe. Le chevet, c’est encore l’un de ces « vrais lieux » que le poète moderne tente de désigner, de dégager de la gangue quotidienne, en offrande à ceux, déjà rares, qui se tiennent en éveil. Ici, une chance nous attend : Dans ta pénombre physique/ le possible se tient/ au chevet – oui, amour aidant, elle nous attend :

on meurt souvent
on crie
mais chaque jour on entre
en matière lumière
et si votre amie est exquise
délicate comme l’ombre
alors peut-être entrez-vous
en terres imaginaires
jadis moquées
et respirez-vous le large et l’intime

ce que je nomme le chevet.

Là, dans un vertige fasciné de l’humain – une grâce délicate/ un silence d’amour/ où pénétrer –, les privilèges du poète sont enfin manifestes :

Écartant le nombre et le bruit
la poésie quand le soir est tombé
a dit juste
[…]

Écoutez le poète hors du savoir, quand il modèle le temps humain. Écoutez-le beau dire. Il tient les mots comme une lyre produisant un autre silence, la loi légère de l’être, la souveraine aisance du temps.

Le temps justement, ami-ennemi tout à la fois, nous vaut l’un des plus beaux poèmes de cette suite : nous vivions en Noël/ et le temps lentement glissa,/ quittant la maison/ la mère/ la force des objets/ les nuages […], mais il resurgit dans presque tous les autres quand le poète s’y confie, comme dans la belle pièce intitulée Abandon. Seule la veilleuse intérieure (autre magnifique poème) peut renvoyer hors du temps, dans une asaison/ silencieuse […] sans forme/ sans nom// dans l’épaisseur non arrivée/ du monde ou de même encore, en ces pages intitulées Qu’une fleur révolutionnaire envahisse, refouler au lointain refuge d’amours prénatales, appelant le contact hermétique/ le ventre féminin/ où sans voir je vivais/ où sans prendre j’avais/ où sans vouloir j’étais/ sous le ciel le plus tempéré/ sur le sol le plus doux,/ enveloppé dans le bonheur sans lieu,/ faisant mes gestes les plus courts de nombril à nombril.

Et c’est peut-être ce double jeu du temps (avec et contre, dedans et dehors) qui, à la poésie d’Henri Heurtebise, si enracinée soit-elle parfois dans une glèbe puissamment érotique (L’obscène royal/ de la mort intacte/ de la vie violente des flammes/ du sucre rouge de ton sexe […] tes lèvres basses/ tes lèvres de végétale […] Je sais que la lumière est là/ au fond de ta vigne/ au fond si fort/ du réel), garde la faculté, devenue si rare, d’interroger mystiquement le vide lent et clair presque liquide de l’amour. Et si généreuse est la richesse du chevet que, même le dieu évité (cette présence dont on constate qu’elle ne vient pas et dont on sait bientôt qu’elle ne peut venir […] le regard pour constater qu’il n’y a fondamentalement personne), son irréfutable lumière glisse déjà/ dans ce qui est parti/ Naissance de l’après-monde […] (Une joie terrifiante est promise/ à côté de la mort,/ un œuf un astre une fin douce/ dans le natal), naissance pourtant laissée indécidable, près de fondre et mourir/ dans notre histoire inconnue,/ cette musique.

On ira donc dans ce livre d’Henri Heurtebise comme à travers la vie elle-même, douce et tragique, tremblante d’être là/ d’être forte. Une vie à vivre et revivre entre surabondance et limite : ce que le poète avait déjà nommé L’Inépuisable fini.[[Titre d’une poésie publiée dans la collection Fondamente, Multiples, Longages, 1991.]]

©Paul Farellier

(Note in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)

LA VIE EN GAGE, Pierre Gabriel (L’Arrière-Pays, Auch, 1994) ; LA CINQUIÈME VÉRITÉ, Pierre Gabriel (Rougerie, Mortemart, 1994).

Pierre Gabriel nous a quittés en juillet 1994, entre la parution de La vie en gage et celle de La cinquième vérité. Il nous lègue une œuvre tragique et forte qu’il faudra longtemps relire et méditer. Eric Dazzan, dans son étude au numéro 44 de la revue Friches[[Friches, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix.]] (automne 1993), puis dans le numéro 49 de la même revue (février 1995), pour son hommage au poète disparu, insistait avec raison sur l’étonnante unité de cette œuvre, toujours centrée « sur la même aire de questionnement », toujours au bord d’un secret confisqué au moment d’être révélé, d’une nuit sous la nuit, d’une lumière sous la lumière.

Dans La cinquième vérité, Rougerie a réuni, outre des inédits, plusieurs poèmes de La vie sauve (paru chez lui en 1970) et la plupart des textes de La main de bronze (Chambelland, 1972), dont les tirages sont maintenant épuisés. L’ouvrage a donc pour premier mérite de placer sous notre regard toute la perspective d’une œuvre marquée par la cohérence et la continuité exemplaires d’une interrogation longtemps angoissée, et dont on ne décidera pas si, en « récompense », une ultime et mystérieuse réponse lui fut donnée dans l’échappée finale de La vie en gage. Ce dernier livre, en effet, même si l’on sait que d’autres textes doivent encore être publiés, notamment chez Rougerie, semble un aboutissement où parfois même poindra sous les paroles une promesse toute neuve, sa lumière venue de loin, déjà bruissante de sources, de secrets.

On mesure de même le « parcours », dans l’œuvre de Gabriel, de la figure fondamentale de la Nuit, personne centrale de sa poésie ; un des textes les plus forts de La main de bronze (Mauvais sort), repris dans La cinquième vérité, débute ainsi :

Certains soirs, le monde renie sa lumière, le ciel se vide de ses astres. Et ce que nous appelions la nuit fait place à cette chose qui n’a plus de nom, hideuse au delà de l’horreur, à cette voix sans voix, nuit même de la nuit, qui hurle en nous notre propre terreur.

Cette nuit dans l’homme ouvre tous les vertiges, qui n’est pas sans rappeler même la « Seconde Mort » de certaines théologies, et Gabriel ne pouvait aller plus loin : dans toute sa poésie ultérieure, il devrait garder cette nuit/ En nous plus noire encore et qui frissonne en nous et nous/ Saisit, alors que l’aube à venir s’interroge/ Au seuil de ce qui n’a pas de nom[[Lumière natale, Rougerie, 1979.]] ; le poète resterait jour après jour/ Au bord de l’indicible nuit[[La nuit venue, Rougerie, 1992.]] ; enfin, dans La vie en gage, le schème d’origine (voix sans voix, nuit même de la nuit), toujours présent et parfaitement reconnaissable, irait jusqu’à se transfigurer d’horreur en bonheur :

Il vient parfois un instant de la nuit où la nuit même se tait […]

Il semble alors que le temps se retienne de sourdre et que tout, à nouveau, soit proche et frémissant dans le bonheur d’attendre.

Au delà de la nuit, de l’horrible et familière nuit, au delà de l’interrogation panique dont le symbole est cette main, ce heurtoir de bronze à la porte silencieuse (votre main ne peut plus lâcher la main coupée qui cogne à votre place, c’est votre propre main clouée vivante sur la porte), après toute une vie à piéger le silence, à ne guetter qu’une ombre, un mot sans cesse refusé, on ne peut demander que cette vérité vraie, une cinquième vérité. Le poète, en effet, semble n’avoir pu vivre que dans la recherche incessante de son arpent d’éternité. Il y avait, pour lui, ce double mouvement :

 d’abord sa conscience aiguë et douloureuse de la solitude et du transitoire d’une âme dans l’intervalle de ses deux morts ; ainsi dans l’extraordinaire poème Au bord du puits :

Vite. Quelque chose est tombé ! À la margelle, tu te penches. Un frôlement dans le puits d’ombre, une abeille d’écume aspirée par la nuit.[…]

– Non, c’est ma vie qui vient de choir ! C’est mon âme en suspens entre ses deux éternités, mon âme, justement, cette parcelle de silence par un autre silence engloutie.

 ensuite, le sentiment qu’une inépuisable lumière existe, dont notre vie n’est que le simulacre indigne (ah ! trop aveugles, consentir à plus haute lumière, nous périssons d’avoir donné le nom de jour à nos ténèbres), et quand « la lampe », « éphémère », s’éteint : Encore un pas, dit le poète. Vers quelle autre lumière ?

Les références aux Ecritures sont rares dans ces livres de Pierre Gabriel, mais comment douter que, même allusives, elles n’aient valeur de signe « épiphanique » ? Même si c’est pour constater que nous l’avons tarie en nous, il fait mention de la fontaine de Siloé ; surtout, il intitule Emmaüs le dernier poème de La cinquième vérité, même si les hypothétiques reflets d’un « corps glorieux » n’y délivrent que des lueurs fugitives dans une paix de ténèbre :

Quelqu’un marchait derrière moi.[…]

L’ombre m’avait rejoint sans bruit. Je faisais face, et la vie revenait tout bas s’inscrire entre les branches, pour le sursis d’un songe, le temps que brasille une étoile.

La prudence s’impose donc dans l’interprétation, d’autant que le poète de La vie en gage interdit lui-même d’assener les certitudes :

Celui-ci n’aura de cesse de proférer l’imprononçable vérité

Et tu feindras de lui prêter l’oreille, masquant sous cet ennui qui tremble au fond de ton regard ton impatience d’être.

Mais ce qui va se déchirer en toi t’écrasera de son silence.

Il te faudra revenir sur tes pas – vers quelle parole perdue ?

Laissant – mais entre quelles mains ? – ton espoir en caution et ta vie même en gage.

Aussi aurons-nous garde de prendre cette œuvre pour autre chose qu’une immense contrée d’espoir, une obscurité fertile, tout à coup plus urgentes que notre vie même, pour nous faire naître enfin ce chant lumineux qui n’a nul besoin de paroles.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)

LES FORGES D’ABEL, Gilles Lades, Prix Antonin Artaud 1994 (La Bartavelle, Charlieu, 1993) ; LE CAUSSE ET LA RIVIÈRE, Gilles Lades (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

Voici le poète de la terre, d’une terre solaire hérissée de rocailles. Voici la poésie du chemin difficile et heurté, chemin contremont[[Le chemin contremont, Hautécriture, Les Bordes, Nouaillé, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme.

Abel, le poète, s’avoue d’abord ce dessaisi au ciel sidéré, au pays réduit/ à ses tables de roche/ arbres venus si hauts pour rien. Il serait même condamné à vivre bientôt sans la mémoire si le chemin qui vient mal n’est pas/ forcé dans l’argile brillante et froide. Pour lui, règne le temps de la peur à tables désertées/ à pays désappris. Là, toute reconquête ne lui est possible qu’au prix d’une très attentive et soigneuse ascèse qui le cerne philosophiquement et lui impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile

Peu à peu cependant, se desserre l’étreinte, s’éclaire le chemin, se fluidifie le discours : Le mystère a reculé […] il tient à fresque ce gué de haute enfance, sous le tendre regard venu de partout, hors péril, dans le lustre intact d’oiseaux et d’osiers. Avec les lumineux poèmes où se clôt la première partie des forges d’Abel, le dessaisi achève son périple intérieur : du nouveau chant, il sait maintenant qu’il faudra obéir à ses anges rares ; il se fait joie de replacer au bel angle du ciel/ la chambre de glaise/ première saison du poème. À l’errance angoissée qui ouvrait le livre, succède un regard d’apaisement, de confiance :

un sentier suffit
un appel pousse vers un début de fleur
………………………………………..
rien ne retient
tout
reviendra dans les mains
ombre et soleil
hasards
pour notre enfant silence
en juste lumière

Place est maintenant faite au Semainier, qui constitue, dans sa fascinante rugosité chaotique, la seconde partie du livre. On n’éprouve plus ici le mouvement ascendant, la dure montée du dessaisi : parvenu sur les hauteurs arides du Causse, nous semble vouloir s’y tenir et s’y perpétuer le poème raviné d’évidences. Ainsi, tout au long du Semainier, continuent d’affleurer les pierres qui restent, comme le mot/ abrasif. Une intense dureté des choses dans la lumière s’oppose avec constance au projet sensible de l’homme (La prière débouche là-haut contre les pierres). À lui de franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent ; à lui de rechercher inlassablement ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent

Comme en finale du dessaisi, c’est une délivrance qui fera l’aboutissement du livre : le poète s’est attablé au soir ; nous le voyons, coude, reins, nuque/ à la table de force/ pieds d’ombre vin d’effluves. Cette fois, Abel a surmonté l’opaque adversité :

Du fond du corps la fleur sensible à tout
se reforme dans la voix faible et la peur

Celui qui fait figure de tendre prévaut enfin contre la pierre sans mémoire, comme un oiseau lié sur les toits/ chante son arbre à démesure/ délivré de la roche/ par un nid de tremblantes racines.

Un livre comme Les forges d’Abel pourrait être vu comme un itinéraire personnel – ce qu’il est pour partie sans doute –, mais aussi et surtout comme la relation poétique d’une lutte universelle, souvent figée, où le cri s’est fait pierre, un affrontement géologique, une centauromachie de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres. Or le théâtre du combat, pour Gilles Lades, c’est d’abord son Quercy natal, qui semble avoir façonné toute sa sensibilité. À des paysages dont l’empreinte marque aussi d’autres livres-clés, tels Le chemin contremont, déjà cité, ou Fonderie[[Fonderie, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix, 1991.]], Gilles Lades consacre maintenant un recueil, Le Causse et la Rivière, aux excellentes éditions de l’Arrière-Pays. Le Causse, aride ; la Rivière, fertile.

Bien des poèmes de cet album (un pour chaque canton du département du Lot !) ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. Cela donne un livre délicieux ; sûrement le meilleur « guide », en profondeur, pour aller découvrir « physiquement » cette vieille province ; mais plus sûrement encore, et en dehors de tout usage touristique ou « culturel », un merveilleux cheminement dans l’imaginaire : quelque chose pour faire qu’un pays existe définitivement dans l’âme, comme la Drôme de Jaccottet, le Gâtinais de La Tour du Pin ou le Valois de Nerval. Enfin par-dessus tout, puisqu’il s’agissait de peinture, une parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore, au hasard, car les exemples abondent, que nous pouvons promettre au lecteur :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)

LA SAGESSE ARTISTE, Jean Granier (Les Editions du Cerf, Paris)

Il n’est pas si fréquent que la chronique « littéraire » ose aborder les écrits du philosophe. Elle le doit quand celui-ci risque lui-même sa pensée « en poésie », rendant ainsi manifeste au poète leur communauté de destin. L’important, c’est alors, au delà même des sentences éblouies, ce qu’elles permettent d’apercevoir, pour l’atteindre en Ailleurs ; c’est leur intense « consanguinité » avec les devenirs poétiques, ce en quoi leur sagesse mérite d’être appelée artiste. Aussi les fervents et les magnanimes, à qui Jean Granier dédie son dernier livre, trouveront-ils dans ces pages ardentes et salvatrices le vrai lieu de leur lucidité. Nul doute que, pour tout esprit libre et créateur, la rencontre d’une telle œuvre doive être comptée comme une chance ; voici en effet que, délaissant pour un temps l’appareil des concepts, un authentique philosophe – et non un estimable ingénieur de la philosophie – vient traiter de l’expérience commune avec les mots de tous : une haute pensée, forgée au long d’une existence consacrée au « service de la vérité » (« le plus dur service », selon Nietzsche), se met à la portée de la vie simplement naïve, en prenant modèle sur l’art et sur la poésie.

Le héros de ce livre est celui que Jean Granier appelle l’En-dehors. Qu’est-ce qu’un En-dehors, que l’auteur voudrait nous enseigner à devenir ? Est-ce un moi frileusement recroquevillé dans l’abri dogmatique de certitudes figées ? Un homme qu’isole son mépris ou son indifférence ? Un tel individu n’aurait que peu de points communs avec le poète ou l’artiste vrais. Mais justement, l’En-dehors est l’opposé de tout cela, et Granier nous l’a déjà dépeint sous ses traits véritables en concluant son précédent ouvrage, L’Intelligence métaphysique :

S’il est indifférent au succès et à l’échec, parce qu’il veut d’abord être le constructeur de soi-même, et non le manipulateur des autres, il est ardemment présent au monde, parce qu’il met sa ferveur dans chaque parole, chaque émotion, chaque initiative. La beauté est le thème de ses liturgies métaphysiques.[[L’Intelligence métaphysique, Les Éditions du Cerf, Paris, 1987.]]

L’En-dehors apparaît ainsi comme un frère pour le poète et, s’il s’est délibérément placé hors du système des valeurs dégradées et des fausses valeurs dont la mentalité ordinaire « modélise » un bonheur de mensonge, sa présence au monde reste entière et passionnée. Il est au monde, est dans le monde, mais, du seul fait qu’il voit le monde tel qu’il est, prouve qu’il n’est pas lui-même de ce monde, comme en tout procès l’on ne peut être à la fois juge et partie. Or, sous son regard, le monde est bien ce qui doit être jugé. Il constate impitoyablement la perversité du monde que révèlent les trois phénomènes du mélange (du bien et du mal), du mensonge et de la banalisation. Il importe donc à chacun, tout en accomplissant son parcours et sa tâche dans le monde, d’en refuser l’asservissement, ce que seule peut permettre une visée d’absolu :

On est voué aux ténèbres tant que l’on n’a pas compris ces deux vérités, qu’il faut tenir ensemble d’un poing ferme : le monde est une imposture, mais celle-ci ne peut être que dénoncée, non supprimée. Car elle consiste en une usurpation des valeurs qui sont l’âme de la vie authentique et seraient anéanties par la violence nécessaire à la destruction de l’usurpateur. Le monde doit donc être démasqué, non fracassé. La victoire absolue excède les forces humaines ; elle relève de la puissance divine ; car dissocier le néant de l’être est du même ordre que tirer l’être du néant.

En ce monde le vainqueur, à l’échelle humaine bien entendu, ne peut être que l’En-dehors, puisqu’il refuse les violences du Titan et ne compte que sur la vertu du retrait, par quoi la lucidité triomphe, avec la liberté du sage.

Le monde étant jugé, les mensonges de la modernité doivent aussi être dénoncés : bonheur de masse, médiocratie, fourvoiement de la science, dégénérescence de la culture, dévoiement de la démocratie, trahison du socialisme en nihilisme de masse. Granier aventure même une réflexion sur les moyens concrets de subvertir la modernité. Mais on aura deviné, malgré ce vœu d’une légitime défense, que l’En-dehors, peu doué pour la praxis sociale, n’accorde qu’un mince crédit aux chances de l’emporter sur le système ; aussi doit-il envisager ce qu’il appelle le recours ultime : l’édification des monastères de l’esprit où nous mettrons à l’abri des fureurs nihilistes non seulement la civilisation, mais son principe – la grandeur humaine !

La dureté, l’âpreté de ces premiers chapitres (Le monde jugé ; La modernité : une histoire de fous) créent le climat nécessaire au Grand Refus, la sorte de catharsis qui, à son tour, permet à une pensée ascendante de quitter les régions du doute pour gagner celles des certitudes, au delà du monde, dans la métaphysique.

Carrière est ouverte pour une nouvelle sagesse : celle-ci faite, grâce à l’intelligence métaphysique, à la fois d’adhésion fervente à la vie et du recul nécessaire pour interpréter la vie selon sa juste mesure : celle d’un absolu mélangé au relatif. […] La dernière leçon de la sagesse sera donc de consentir à son échec dans le monde, à la relativité des vertus qu’elle inspire […] La sagesse graniérienne, on le voit, n’a rien à faire d’une vérité décrétée par la pensée : […] la vérité dernière de l’homme n’est pas du ressort de la pensée, elle est enfouie au plus intime du cœur, là où se prennent les choix pour ou contre le salut, qui dépend uniquement du sacrifice à un au-delà de la vie humaine […]

C’est pourquoi Jean Granier préfère, plutôt qu’aux purs exercices de la raison, recourir aux trois indices de l’absolu dans le monde, que sont l’intelligence, l’amour et la mort : l’intelligence, notre passeport métaphysique ; l’amour, le magicien par excellence (N’écoutez donc pas les philosophes lorsqu’ils se déclarent épris de la seule vérité ! Car dans cette vérité même c’est aussi l’amour qu’ils cherchent, ou regrettent…) ; la mort, car c’est l’attitude en face d’elle qui, rendant superflue l’alternative pessimisme/ optimisme, exprime le plus authentiquement la vérité sur la vie. (La grandeur de la mort : chacun n’y pèse plus que son poids de vérité.) À partir de tels indices, seul compte l’absolu. Le sage ne conseille donc pas nécessairement la prudence ; celle-ci n’est justifiée que si elle ouvre à une forme d’accomplissement supérieure et non à la tranquillité du petit rentier de l’existence ! À l’inverse, on ne trahirait point une vocation d’En-dehors à choisir, contre la prudence, une vie de corsaire, dans les orages et les tempêtes./ L’essentiel, c’est de ne pas être un recalé de l’absolu.

Dans l’art seul, et en cultivant les motivations du désir, parviendra à se manifester la part de vérité de l’existence humaine : tel est l’enseignement des deux chapitres centraux de l’ouvrage (Les constellations de l’imaginaire ; L’amour à l’occitane) :

La sagesse ne consiste pas à modérer ses désirs, mais à ne compter que modérément sur la réalité pour les satisfaire. Lorsqu’on attend peu du monde on change l’orientation des désirs, et l’on obtient le meilleur – des jouissances d’art !

[…]

En ce monde, seul l’art est bon inconditionnellement. Parce que l’art efface, jusque dans les fibres les plus délicates de notre sensibilité, la déchéance du monde.

Quant à l’amour, sensualité devenue poème en ce qu’il révèle le merveilleux, prisonnier en chaque être, il n’est véridique que par l’espérance métaphysique, comme reflet d’une vertu surnaturelle. Et, parce qu’il est en recherche permanente de notre amie la vérité, c’est encore l’amour qui accomplit la vie humaine dans la philosophie, l’activité humaine par excellence. Quand l’homme s’adonne à la philosophie, il se donne à soi, il accomplit sa singularité dans l’universalité./ La philosophie est l’amour qui pense. Paroles qui, à certains, paraîtront dictées par l’expérience poétique…

Ce livre de sagesse ne peut évidemment se réduire aux quelques lumières que nous avons tenté de refléter. On y trouvera d’ailleurs, outre l’approfondissement indispensable des thèmes évoqués dans cette chronique, les vues les plus pénétrantes vers d’autres horizons, notamment le politique et le religieux ; mais surtout, cette lecture nous rend intensément disponibles pour une perspective de salut, en nous aidant à porter le regard de l’intelligence sur le versant de l’âme : Non, nous ne nous sommes pas fourvoyés en naissant au monde, car chaque être doit y entrer afin d’apprendre à devenir ce qu’il est. Notre existence dans le temps ensemence notre être absolu.

L’assimilation de la pratique artiste enseignée ici, et que seul pouvait offrir un tel philosophe, ne nécessite nullement la référence à ses recherches spéculatives, pas plus qu’elle n’impose, à l’évidence, d’avoir eu la connaissance factuelle de son destin – on le devine pourtant meurtri par, comme il dit, le terrible qui donne, mais si riche en désir sur l’abîme, et il confère à ces aphorismes leur assise et leur autorité existentielles – ; mais il est clair, à l’inverse, qu’une fréquentation de la philosophie de l’Intégral ne pourra qu’aider à repérer des enjeux, pénétrer un sens, admirer une exemplaire fidélité.[[Outre L’Intelligence métaphysique, déjà cité, on lira Le Discours du monde, Éditions du Seuil, Paris, 1977, Penser la praxis, P.U.F., Paris, 1980, et Le Désir du moi, P.U.F., Paris, 1983.]]

Fidèle encore, Jean Granier le reste puisqu’on annonce, de lui, aux mêmes éditions, la parution prochaine d’une philosophie de l’art sous le titre Art et vérité. Rien ne saurait mieux séduire hommes et femmes de poésie, venant d’un auteur qui propose l’excès lyrique et la nostalgie du lointain.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)