CHRISTIANE VESCHAMBRE : Les Mots pauvres, (Coll. Grands Fonds, Cheyne éd., 1996, 3ème édition : 1998)

Il n’est pas facile de parler de ce livre, Les Mots pauvres : l’ayant lu, on pourrait se défier de sa propre parole, se sentir obligé d’éprouver chaque mot avant d’en faire usage à nouveau. C’est qu’il s’agit non seulement d’un écrit d’une exceptionnelle qualité, plein de retenue, de pudeur, mais surtout, envers le langage et son rapport au monde, d’un acte de probité – si rare dans les lettres – et d’une expérience de profondeur et de lucidité à laquelle il ne paraît pas possible que le lecteur puisse lui-même se soustraire.

Sous la forme aérée de billets secrètement destinés, jour après jour, à celui qui accompagne sa vie, la narratrice nous conduit pas à pas dans la fable philosophique dont elle a risqué le pari à partir d’un événement certes postulé, mais aussi intime que radical : la perte soudaine de la parole, un matin au réveil, qui la précipite à l’intérieur d’elle-même, d’abord dans la souffrance, puis, progressivement, dans une lumière d’évidence inespérée.

La voici frappée, comme par miracle, d’une claustration qui, peu à peu, devient visionnaire, la rendant réceptive, sans pathos ni prophétisme, à une révélation d’elle-même, des autres et du monde. S’il n’y a plus cette parole-marchandise, cette valeur-travail, cet outil professionnel qui assurait subsistance et statut ; s’il n’y a plus la menue monnaie des banalités d’usage par lesquelles une certaine pratique de la parole fait rite dans l’euphorie facile qui récompense les consensus, il reste à n’être que [s]oi-même dans un silence goûté comme lieu de l’unité, silence tellement valorisé qu’il appelle encore le silence. Dans l’étrangeté de cette nouvelle condition, les signes de la convention sociale n’en finissent pas de s’étioler : par exemple, cet agenda que l’on ferme, instrument dévalué d’une illusion où on se sent propriétaire du temps à venir ; par exemple encore, ce sourire de pure convenance, auparavant si machinalement dispensé, aujourd’hui sévèrement économisé. En sens inverse, des valeurs nouvelles grandissent : le goût de dessiner, de peindre en secret, et, bien entendu, l’attrait du poème, entrevu maintenant comme consentement à la simplicité. Et, par-dessus tout, une capacité de douter encore, où se confirme une tension vers la vérité, vers un absolu qui parle bas.

On ne saurait trop recommander un tel livre : pour ses qualités propres d’abord, qui donnent un plaisir inaccoutumé ; mais surtout pour les prolongements de sa lecture, avec ce sentiment très fort d’avoir atteint, à travers les mots les plus simples, un seuil secret de plus grande authenticité en accompagnant l’auteur dans l’acte le plus intime et le plus mystérieux, celui par lequel un être se quitte, se perd pour accéder à sa vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 27/28, 2ème semestre 1999, p. 148)

Claude HELD, Goya – les désastres de la guerre (La Bartavelle éditeur, 1998).

Claude Held, dont c’est ici le deuxième rendez-vous avec Goya (cf. Rencontre avec Goya : les Caprices, La Bartavelle, 1993), nous conduit pas à pas dans la suite célèbre des Désastres de la guerre. Chaque pièce conserve le titre de l’eau-forte qui lui correspond et elle est précédée de quelques lignes resituant très sobrement dans la mémoire la vision du graveur, en lui conférant ainsi, avec mystère, plus de présence et de grâce efficace qu’une reproduction de livre d’art.

Quant au poème de Claude Held – en aucune façon la paraphrase des gravures –, il opère en nous comme révélateur du climat incomparable de ces hallucinants chefs-d’œuvre, et toujours avec une économie de moyens tout à fait digne du haut modèle pictural fréquenté. Comme l’observe l’auteur lui-même dans une prose liminaire, le texte poétique n’est là, tout comme l’image originelle, que pour être débordé par le réel, au sein duquel il œuvre en déplaçant des jeux de miroirs. Travail autonome de vraie poésie, sans nul souci de se faire valoriser par son référent : approche modeste, respectueuse, fidèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)

Max ALHAU, Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995).

Il y a une sagesse de poète, plus pure, plus vraie, plus drue, plus habitable enfin que celle des sages de métier. Par ce fleuve détourné, souffrir est devenu connaître. De cette connaissance, le poète nous donne communion en cela même qui fut – et demeure – sa douleur : exil jamais consenti, et qui enseigne pourtant que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité. Aussi une extrême attention est-elle, dans ces proses fluides, vouée au plus ténu : la marge, les parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore ce que l’on glane, les mains serties d’épines… Un dénuement nous illustre : d’avoir tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Cette belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, s’achève en une célébration de la lumière : quelques lignes décisives pour un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)

PIERRE DHAINAUT : Paroles dans l’approche (L’Arrière-Pays, Auch – 1997)

Paroles dans l’approche : il y a derrière ce titre, simple et médité, beaucoup de la pensée du livre. La parole de Pierre Dhainaut, d’une intériorité qui n’est en rien clôture ni repliement sur soi, au contraire nous la sentons avant tout tributaire des êtres et des « choses », dont elle ne cesse de nous enseigner le chemin et, justement, l’approche :

Nous pencher sur le sable à marée basse
et ralentir et suivre pas à pas ces lignes sinueuses,
ces taches grises, entre les détritus de toutes sortes
où l’écume a séché, est-ce une limite
que montre la mer ? Ce qu’a écrit la vague imprévisible,
à nous de l’épeler.
[…]

Donc, un devoir de déchiffrage, étayé par la foi dans les pouvoirs du langage (Rien ne nous manque,/ rien ne semble étranger pour la langue attentive/ qui réunit le large à la mémoire/ et le mystère à la respiration d’une heure matinale) et surtout par cette faculté d’empathie, plutôt rare chez les poètes, par laquelle l’observation de l’autre se fait intellection profonde, devient vie en autrui. Ainsi, parfois, le regard s’est-il posé sur les vieillards (Ils n’obtiennent de paix qu’en leurs yeux clos,/ leur aube est si étroite) et, le plus souvent, sur le très jeune enfant : celle-ci, rieuse de fouler le craquement des feuilles mortes dans ce matin consacré à la lumière, ou encore sans retard à l’unisson de ce qui vient, quand elle s’apprête à découvrir l’arrivée de la neige, qu’elle ne connaît pas encore ; et ceux-ci, livrés à la nuit et à ses frayeurs, et retrouvés immobiles, debout/ à l’avant du berceau […] la peur en eux plus ferme que la nôtre,/ nous les aidons si peu/ à reprendre souffle et si peu de temps. Et ceux-là encore, d’un autrefois lointain, qu’enfante le souvenir de leur chant dans le si beau poème d’une futaie :

[…] sous les arbres
où les oiseaux commandent aux lumières,

[…]
serions-nous essoufflés une journée complète
à nous tenir à hauteur de leurs lèvres,
nous quitterons très tard la forêt parturiente.

La parole, tout au long de ce recueil, n’est pas moins attentive à tous les jeux des éléments et du paysage, au vent, aux goélands, à l’alouette, aux hirondelles quand elles partent/ comme les enfants dans leurs rondes/ aux cris infatigables. Ce livre est à lire sans faute, et à garder tout près de soi pour y revenir souvent, les richesses ne pouvant s’en découvrir que peu à peu, dans la lenteur de l’approche.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 132)

MARCEL HENNART : Aventure d’un souffle (Rougerie, Mortemart, 1996)

Voici un livre qui ne se lit pas sans effort : il y a là en effet une poésie étrange, sombre, défendant son territoire, non par l’opacité du sens ou les obstacles de la forme, mais à proportion de l’intensité du combat qu’elle semble livrer dans l’imaginaire. C’est l’enjeu de ce combat qui justifie l’effort de la lecture, et la beauté du poème qui le récompense.

L’adversaire – aux dimensions métaphysiques qui le montrent peut-être aussi adulé que redouté – est ici le vide, expressément désigné dès la page liminaire et à de nombreuses reprises dans le cours des poèmes. Ce vide, nié par deux oiseaux qui l’effleurent du désir de leurs becs, est inconscience du temps ; il n’est que clignotante mémoire en son néant précis pour le simple passant, ce mort/ qui fait semblant de vivre/ ce reflet échappé d’un miroir éteint à travers le vide du temps ; il est vide entre les herbes des rails qui s’en vont, s’effilochent à l’horizon ; vide assigné même par le sourire dans la sobre fulgurance de ce poème :

sourire à la fragilité d’instant
comme une eau qu’avive un reflet
en cette égratignure
de la lumière
où s’engouffre le vide.

Devant une autre mer, vide dont s’habille la vie, avant qu’ait percé les flots une sourde clarté ; et devant un même soleil […] appelant à un même chemin, un même vide où les ombres se perdent ; et vide aussi de la parole, construction de l’instant, bulle de vide où la pensée vacille en sa pérennité au bord de son abîme ; et vide encore du Parlant et de l’Écrivant lui-même : je ne suis ni ma tête penchée, ni ma main qui écrit, et ne suis non plus, et moins encore, ces mots qui leur répondent, je suis un vide du corps en mon corps, et qui le cherche et le quitte sans cesse en son unité insaisie.

Ce poète nous met donc en face d’une réalité : la mort, auteur d’un simulacre : la vie ; car tout homme meurt avant son heure et nourrit un fantôme en son regard. Dans le vide du monde il n’est pour lui de repos de corps ou d’âme où se loger. À sa fenêtre, devant la nuit finissante, immobile, sans poids, n’ayant de chair […] qu’en [s]on regard, il se meurt en [s]a joie d’un seuil, d’une aurore qui ne vient pas. Et au moment où le monde redevient monde, il ne peut le voir que près de crouler/ si l’invisible main se relâche/ à tout jamais dans le vide univers.

Beau livre, presque désespéré, mais qui, à l’affronter, procure une sorte de joie. Lecture dont on sort fortement ébranlé, notre vie résumée au bref instant mouillé de notre souffle, mais plus que jamais en recherche de ce que l’auteur invoque : ô difficile lumière de l’homme !

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 131)

Yves BONNEFOY entre présence et effacement (Sur les livres de poésie d’Yves Bonnefoy)

Une rare unité rassemble au sommet de notre langue les poèmes d’Yves Bonnefoy ; sur plus d’un demi-siècle, une fidélité de ton, d’inspiration et de pensée. Cependant, à lire et relire ces livres de poésie[[Anti-Platon (1947) ; Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) ; Hier régnant désert (1958) ; Pierre écrite (1965) ; Dans le leurre du seuil (1975) ; Ce qui fut sans lumière (1987) ; Début et fin de la neige (1991) ; La Vie errante (1993) ; Les Planches courbes (2001). À l’exception d’Anti-Platon, à la Galerie Maeght, ces ouvrages ont paru au Mercure de France.]] , et en risquant une simplification sans doute abusive, on y discerne comme une évolution thématique avec l’exploration successive de deux versants : de l’Anti-Platon de 1947 jusqu’à Dans le leurre du seuil, publié en 1975, le versant de la présence, attesté par nombre de commentateurs ; puis, à partir de cette date, comme nous le croyons, le versant de l’effacement.

À vrai dire, plutôt que de simples thèmes, s’opposent là deux ordres qui paraissent se disputer la poésie de Bonnefoy – l’ordre de la présence, l’ordre de l’effacement. Quand ils se manifestent, c’est moins par contrariété formelle des caractères que par subtile et subite inversion des signes. La présence va se conquérir, dans l’espoir d’un règne. L’effacement, lui, ne vient qu’en soupçon, s’introduit beaucoup plus tard dans l’œuvre, pour devenir hantise par de nombreuses occurrences ; mais on ne saura même pas si son pouvoir de négativité aura pu jeter plus qu’une ombre sur la présence ; si, en définitive, à l’image d’un doute méthodique se résolvant en cogito, il ne l’aura pas confirmée. Une réponse sur ce point sera peut-être à rechercher dans le livre le plus récent : Les Planches courbes.

Ce qui contribue à rendre cruciale l’opposition de ces deux ordres, c’est que l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy est aussi l’une des plus résolument engagées dans une expérience de l’être. Celle-ci, d’ailleurs, menée dans le prolongement de l’évidence rimbaldienne et sans rien devoir aux instruments de pensée du philosophe : Yves Bonnefoy a très vite récusé le concept, y voyant le premier responsable de notre impuissance à saisir le monde dans sa plus simple et fraîche réalité ; le concept, dès qu’il apparaît, semblant donner congé irrémédiable aux évidences de l’ici et du maintenant – de ce que Bonnefoy invoque si souvent quand il en appelle à une terre.

De ceci, dès l’origine, l’Anti-Platon de 1947 a su témoigner poétiquement :

[…] Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche.

[…]

Sensible seulement à la modulation, au passage, au frémissement de l’équilibre, à la présence affirmée dans son éclatement déjà de toute part, il cherche la fraîcheur de la mort envahissante, il triomphe aisément d’une éternité sans jeunesse et d’une perfection sans brûlure.

Dans ce dernier fragment, apparaît cette étrange expression : la fraîcheur de la mort envahissante. C’est que toute l’œuvre poétique qui va suivre, si ancrée sera-t-elle dans la vie et dans la présence, intégrera constamment la mort dans son projet de vérité. En fait foi la citation de Hegel placée en épigraphe à Douve : Mais la vie de l’esprit ne s’effraie point devant la mort et n’est pas celle qui s’en garde pure. Elle est la vie qui la supporte et se maintient en elle. En font encore foi ces quelques phrases, tirées de l’étude sur Les Fleurs du Mal de Baudelaire, dans L’Improbable[[Mercure de France, 1959.]] : Le concept cache la mort. Et le discours est menteur parce qu’il ôte du monde une chose : la mort, et qu’ainsi il annule tout. Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort.

Ainsi, une fois de plus, le mythe d’Orphée se fera source de poésie. Et, dans le premier grand livre de poèmes d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, paru en 1953, c’est bien la présence qu’un Orphée innommé va quérir au royaume de la mort, dans l’adoucissement tragique que lui donne le nom si troublant de Douve, quand le poète nous le prononce tout bas :

Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre, Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort. De grands chiens de feuillages tremblent.

[…]

La lumière profonde a besoin pour paraître
D’une terre rouée et craquante de nuit.
C’est d’un bois ténébreux que la flamme s’exalte.
Il faut à la parole même une matière,
Un inerte rivage au delà de tout chant.

Il te faudra franchir la mort pour que tu vives,
La plus pure présence est un sang répandu.

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, publiée sous le titre La présence et l’image, puis insérée dans les Entretiens sur la poésie[[Mercure de France, 1990.]] , Yves Bonnefoy, se confiant à son public, a raconté lui-même sa rencontre de la présence, survenue à l’époque de sa jeune expérience surréaliste et à la faveur d’une sorte de désappointement, chez lui, à l’endroit de ces signifiants prétendument « autonomes » : […] passée la première fascination, je n’eus pas joie à ces mots qu’on me disait libres. J’avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d’autres poètes, celle de l’eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l’exister quotidien, du temps et du hasard qui en sont la seule substance […] la vie comme on l’assume jour après jour, sans chimères, parmi les choses du simple. Qu’est-ce, après tout, que toute la langue, même bouleversée de mille façons, auprès de la perception que l’on peut avoir, directement, mystérieusement, du remuement du feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans l’herbe ?

On entend bien là cet appel à une terre qui nourrit l’obsession de la présence. Philippe Jaccottet, dans le numéro 66 de la revue L’Arc consacré en 1976 à Yves Bonnefoy, a su très exactement caractériser cette obsession. Il évoque la mystérieuse réalité poursuivie, ce que Bonnefoy appelle la Présence. La formule est riche de sens dans ses trois vocables : réalité – la présence est celle d’un monde réel et concret, non pas celle des abstractions ; cette réalité est dite mystérieuse : le monde n’est pas celui des parfaites Idées ; pour mériter sa lumière, il faut d’abord se lier à son obscur, à la terre craquante de nuit ; enfin, et peut-être surtout, cette réalité n’est jamais entièrement saisie, elle doit sans cesse être poursuivie, selon l’heureuse expression de Jaccottet. Et, de fait, la présence chez Bonnefoy apparaît comme une conquête jamais pacifiée, toujours contestée, cent fois reperdue, livrée au doute, écrite puis désécrite, un vrai lieu certes, mais un lieu précaire.

C’est cette recherche inlassable de la présence à travers le temps, à travers la mort, cette quête d’une lumière jusque dans l’ombre même de l’absence, que nous disent tant de poèmes du livre Hier régnant désert (1958). Ainsi, comme dans une de ces fresques italiennes que le poète a tant regardées et admirées, nous voyons une orante, figure de la poésie en état de solitude essentielle, dans la salle basse très peu claire,/ Sa robe a la couleur de l’attente des morts. Et voici que le poète lui dit : Ta présence inapaisable brûle/ Comme une âme, en ces mots que je t’apporte encor. D’ailleurs, dans le poème suivant, Une voix, n’est-ce pas la poésie elle-même qui parle, comme est présente l’ombre au cœur de l’être ? J’entretenais un feu dans la nuit la plus simple […] Je veillais […] J’avais un peu de temps pour comprendre et pour être. Et, de même que, chez Douve, la lumière profonde naît d’une terre rouée et craquante de nuit, de même ici la présence sera débusquée au fond d’un ravin d’absence, où le poète est ce chevalier prédestiné à arracher de la pierre la vieille épée de l’absence : Et tu savais qu’il te fallait saisir/ A deux mains tant d’absence, et arracher/ A sa gangue de nuit la flamme obscure. Un chant d’oiseau le précède vers la nouvelle rive (ce regard, toujours, chez Bonnefoy, d’une rive à l’autre), jusqu’à ce qu’il entende, d’une autre voix : Ecoute-moi revivre, je te conduis/ Au jardin de présence,/ L’abandonné au soir et que les ombres couvrent,/ L’habitable pour toi dans le nouvel amour.

Le jardin de présence, c’est maintenant et c’est ici : Ici l’inquiète voix consent d’aimer/ La pierre simple. Ici, où peut aller Le pas dans son vrai lieu. Ici, dans le lieu clair, où le passage du temps sur le jour – La rose d’heures/ Défleurira sans bruit – s’exprime avec la force d’un sentiment d’adhésion à l’immanence : A peine si le bruit de fruits simples qui tombent/ Enfièvre encore en toi le temps qui va guérir. Admirable ambiguïté de ce temps qui, par la présence, peut se guérir lui-même ou qui sait nous guérir. Guérison en éternité de ce temps de la présence, quand L’oiseau des ruines se dégage de la mort et ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel.

Le recueil Pierre écrite, publié en 1965, porte en épigraphe cette phrase tirée du Conte d’hiver : Tu as rencontré ce qui meurt, et moi ce qui vient de naître. Bonnefoy, traducteur de cette pièce de Shakespeare, ne propose-t-il pas ainsi à la lucidité d’une lecture attentive, hors de toute certitude a priori, le sentiment qu’une vérité réside dans l’alternative vie et mort ? Et de fait, sa perpétuelle recherche de la présence va, ici encore, illustrer ce jugement déjà cité : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. Pierre écrite comporte, en tout cas, de nombreuses pages intitulées simplement Une pierre ; chaque fois, c’est d’une stèle qu’il s’agit, d’un poème pour une tombe, anonyme certes, mais d’où s’élèverait une voix, manifestant la part que prend la mort dans l’être ou, si l’on retourne le propos, la part d’être de la mort. Ainsi le poète visite-t-il l’absence des morts : il descend vers ce qu’il appelle le lieu des morts (deux poèmes portent ce titre), où l’absence devient présence interrogative, présence qui se tient sur la frontière indécidable entre vie et mort. Deux des « pierres » de Pierre écrite évoquent même cette frontière en une image violente : au mascaret de mort et le mascaret des morts ; le mascaret, comme on le sait, est cette longue vague déferlante produite dans certains estuaires par la rencontre du flux et du reflux ; comment mieux évoquer une communauté d’être entre vie et mort, que par cette vague bondissante qui en est la présence ? La même frontière d’écume reparaît dans un autre poème : Bouche, tu auras bu/ À la saveur obscure,/ À une eau ensablée,/ À l’Être sans retour.// Où vont se réunir/ L’eau amère, l’eau douce,/ Tu auras bu où brille/ L’impartageable amour. Il n’est pas jusqu’au ciel d’été, contemplé dans une nuit bien vivante, où le poète ne ressente le franchissement de cette ligne de l’être : Il me semble, ce soir,/ Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange/ A refermé les portes sans retour. Et cette présence-absence est d’une telle force que Bonnefoy, dans un élan non religieux assurément mais quasi-mystique, en appelle à un Dieu qui n’es[t] pas : Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule […] Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,/ Efface-nous en toi. Tout se passe, en somme, comme si le monde devait d’autant plus gagner en présence que le Dieu se serait fait plus absent.

Publié en 1975, Dans le leurre du seuil apparut d’emblée à beaucoup comme une étape essentielle, chez Bonnefoy, dans sa recherche de la présence en un combat difficile et obscur, risqué, incertain. Le livre se compose de sept grandes séquences. Dans la première, Le fleuve, et surtout dans la deuxième, celle qui donne au livre son titre, Dans le leurre du seuil, le poème manifeste l’expérience d’un renversement soudain de la perspective suivie jusqu’alors. Le livre – tous l’ont noté – débute d’ailleurs sur une négation violente : Mais non. Et c’est D’un déploiement de l’aile de l’impossible que le poète, dans la nuit, s’éveille avec un cri/ Du lieu, qui n’est qu’un rêve. Il se lève une éternelle fois, inquiet d’un ailleurs, proche, lointain. Mais de sa fenêtre, le spectacle admirable de la nuit du monde semble avoir perdu, pour lui, l’innocence originelle (cet à jamais de silencieuse/ Respiration nocturne qui mariait/ Dans l’antique sommeil/ Les bêtes et les choses anuitées/ À l’infini sous le manteau d’étoiles.) Et, paradoxe pour ce poète chez qui nous éblouit si souvent le rayonnement d’un sens, c’est la blessure cosmique du sens dont saigne ici le poème tout entier : Le ciel brille pourtant des mêmes signes,/ Pourquoi le sens/ A-t-il coagulé au flanc de l’Ourse,/ Blessure inguérissable qui divise/ Dans le fleuve de tout à travers tout/ De son caillot, comme un chiffre de mort,/ L’afflux étincelant des vies obscures ?

Au moment où il écrivait, dans sa maison de Valsaintes, une première version de ces deux séquences initiales du livre, Yves Bonnefoy apprit la mort d’un des êtres pour lesquels il éprouvait le plus d’estime et d’affection, Boris de Schloezer, philosophe, traducteur de Chestov et musicologue éminent. Cette mort vient s’inscrire dans le fleuve du poème, et les eaux en sont brûlées d’énigme.

La deuxième séquence[[Pour l’analyse de cette séquence, nous avons consulté Olivier Himy : Yves Bonnefoy, poèmes commentés, Champion, 1991.]] , Dans le leurre du seuil, fut écrite – il faut le noter – en rupture de toute forme classique, et du vers, et de la strophe, comme pour indiquer, déjà par ce signe extérieur, que là sera le moment d’une « crise ». D’emblée, elle nous frappe, au sens propre, par une syllabe de violence impérative : Heurte, aussitôt répétée et prorogée : Heurte à jamais. La mort est passée, le nautonier a fait déraper sa barque dans le cours du fleuve. On peut toujours heurter dans l’espoir d’un au-delà : on est dans le leurre du seuil. Quant à la porte, elle est scellée. Tel un Lancelot, chevalier pécheur qui, par trois fois, pourrait s’éveiller au mystère du Graal, mais reste prisonnier de son sommeil, l’homme, ici sous la figure du poète, reste sourd, immobile et ne se lève. Se récuse ainsi la quête métaphysique, se réaffirme l’irréductibilité de l’immanence. Mais cela, l’homme ne le voit même pas, si fascinant pour lui est le leurre. Ensommeillé, bien qu’il reste à veiller /À sa table, parmi les lueurs et les signes, englué du leurre, l’homme ne peut plus voir le vrai lieu, qui s’est effacé sous l’illusion d’un au-delà, dans le leurre du seuil ; la présence est de nouveau perdue. À ce stade de l’œuvre, on pourrait désespérer du langage et de la poésie. Le vers s’est fait bref et tranchant : À la phrase, vide. […] Dans le langage, noir. Le langage, qui ne peut conduire à un quelconque dépassement du monde, se découvre à présent incapable même d’approcher les vérités de l’ici et du maintenant. Dans les livres précédents, il était porteur de présence. Mais il n’est plus, lui aussi, qu’un leurre. (Un quart de siècle plus tard, Bonnefoy n’en viendra-t-il pas à parler du leurre des mots, dans son dernier livre, Les Planches courbes ?).

Les cinq autres séquences, par lesquelles ce grand livre se poursuit et s’achève, renaissent à la présence. Et c’est au prix, cette fois, d’une descente acceptée vers les humbles réalités de la vie : le poème se retrouve comme libéré des essences ; il est descendu de son « théâtre mental », selon l’expression de Jaccottet, pour dire et redire, dans une forme d’ailleurs litanique, son immense acquiescement à l’immanence : Oui, je consens. Un consentement à la terre presque rilkéen foisonne dans un lieu, dans une saison ; et voici que, par un nouveau et brusque retournement de la perspective, Bonnefoy n’hésite pas à se situer dans la certitude du seuil. Mais s’il répète plusieurs fois : Je crie, c’est un cri d’émerveillement, non de triomphe. Il connaît trop, en lui-même, la misère du sens ; bien qu’il voie une avancée/ Dans les mots consentants, il sait la puissance nocturne, sa sourde menace sur le fleuve de notre vie : la nuit/ Nous frôle même là d’une aile insue/ Et trempe même là son bec, dans l’eau rapide. Le livre se clôt comme sur un intervalle cosmique :

Les mots comme le ciel
Aujourd’hui,
Quelque chose qui s’assemble, qui se disperse.

Les mots comme le ciel,
Infini
Mais tout entier soudain dans la flaque brève.

Si la présence perdue a pu ainsi, à la fin de ce livre, se retrouver présence qui s’assemble, qui se disperse, cet infini […] dans la flaque brève ne sera présence que fragile – fragilisée en tout cas, pour tout le reste de l’œuvre, par la « crise » dont le poème Heurte,/ Heurte à jamais aura révélé l’évidence. Et pas moins de douze années s’écouleront avant la publication d’un autre livre de poésie : Ce qui fut sans lumière. Ces années-là seront largement occupées par ce que Bonnefoy a appelé les Récits en rêve, au premier rang desquels le très troublant Rue Traversière[[Mercure de France, 1977.]]. Au fil de ces récits oniriques, que les limites de notre analyse ne permettent que d’effleurer, apparaissent certains signaux et, parmi eux, ceux d’une hantise particulière qu’il est tentant de rapporter à la perception d’un effacement. Cette Rue Traversière, où se brouillent tous les repères si précis de la mémoire d’enfance, on n’arrive même plus à décider s’il faut la situer à l’ouest ou à l’est de la ville. Son nom s’est effacé du plan que l’on consulte avec une sourde angoisse. Son livre est celui d’un temps qui s’efface en lumière : On attend. Rien ne deviendra plus, dans la clarté immobile […] dans le crépuscule des fleurs, des fruits, comme un reste de temps, qui s’évapore. Ou bien, c’est d’une peinture presque éteinte que renaissent des soleils : Je levai les yeux sur la vieille fresque, si ruinée, si fragmentée par les failles de l’érosion des couleurs, des formes, que la ruine, en cet instant d’avant l’effacement absolu, semblait, changée de signe, irradiante, une écriture dans l’écriture […] comme mille soleils relancés par mille miroirs. La hantise de l’effacement peut même devenir telle qu’elle atteint jusqu’aux mots du discours avec cette conclusion désespérée du récit onirique, intitulée Du signifiant :

Le premier mot, c’était « la nuée », le second « la nuée » encore, le troisième, le quatrième, etc., […]

Mais déjà le septième se déchirait, s’effaçait, ne se distinguait plus du déchirement, de l’effacement d’autres plus bas, d’autres à l’infini, […] presque une poudre, blanche, qu’on remuait, vainement, dans ce grand sac de toile grossière, ce qui restait du langage.

Dans le livre paru en 1987 sous un titre – Ce qui fut sans lumière – ne laissant aucun doute quant à l’épaississement d’ombre et d’inconnu qui entoure l’avancée du poème, plusieurs textes, parmi les plus beaux et les plus chargés de sens, disent un effacement tragique : avec le poème intitulé Le souvenir, la présence s’éloigne qui ne fut que pressentie/ Bien que mystérieusement tant d’années si proche. Un adieu de profonde mélancolie monte vers elle, image impénétrable qui nous leurra/ D’être la vérité enfin presque dite.

Et l’obsession de l’effacement poursuit, dans le cours de ce livre, une œuvre inexorable où va, tout d’abord Se déjointer dans l’énigme du temps/ L’être de la présence et de la promesse ; où ne subsistera ensuite, parmi les ronces et le chant du grillon d’été, Que le rien qui griffe le rien dans la lumière ; où le poète enfin ne pourra que s’écrier :

[…] Et poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,

Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ?

Viendra alors ce que Bonnefoy nomme la grande neige (dans un livre publié en 1991, Début et fin de la neige) et dont il fait le vœu qu’elle lui soit à la fois le tout, le rien. Neige de l’effacement qui recouvre et assourdit le sens, comme dans le très beau récit-poème Hopkins Forest :

[…] Disparues les constellations d’il y a un instant encore,
Les trois quarts du firmament étaient vides,
Le noir le plus intense y régnait seul,

[…] Je rentrai
Et je rouvris le livre sur la table.
Page après page,
Ce n’étaient que des signes indéchiffrables,
Des agrégats de formes d’aucun sens
Bien que vaguement récurrentes,
Et par-dessous une blancheur d’abîme
Comme si ce qu’on nomme l’esprit tombait là, sans bruit,
Comme une neige.
[…]

Bonnefoy livre d’ailleurs un aveu dans la beauté de dénuement du dernier poème de Début et fin de la neige : cette neige image ce qui n’a/ Pas de nom , pas de sens et à quoi il en est venu à attacher toute sa pensée.

Avec le livre La Vie errante, publié en 1993, les occurrences du sentiment d’effacement se font de plus en plus nombreuses. On y retrouve, d’abord, ce qu’avait annoncé Rue Traversière dans sa chute, déjà citée, Du signifiant, ce qu’avait repris aussi le poème Hopkins Forest dans Début et fin de la neige, c’est-à-dire ce rêve devenu quasi-obsessionnel d’un livre dont s’effaceraient le sens, le texte, les mots et jusqu’aux signes. On lit encore, dans le parcours d’une prose intitulée Paysage avec la fuite en Égypte :

[…] J’ai fait un rêve, cette nuit qui vient de finir. Quelque part, […] je fais une lecture publique. Et voici que soudain dans mon propre livre je lis un mot dont le sens m’est inconnu, puis des phrases que je sais bien que je n’ai jamais écrites, et qui d’ailleurs n’offrent pas de sens. Après quoi c’est le livre lui-même qui n’est plus devant moi, et tout se brouille. […]

Bonnefoy exprime aussi cette obsession, et de façon saisissante, par la figure allégorique des raisins du peintre Zeuxis auxquels, dans ces années, il consacre pas moins de trois suites, toutes reprises dans La Vie errante :

Un sac de toile mouillée dans le caniveau, c’est le tableau de Zeuxis, les raisins, que les oiseaux furieux ont tellement désiré, ont si violemment percé de leurs becs rapaces, que les grappes ont disparu, puis la couleur, puis toute trace d’image en cette heure du crépuscule du monde où ils l’ont traîné sur les dalles.

Il nous est dit encore que ce Zeuxis-Bonnefoy peignait en se protégeant du bras gauche contre les oiseaux affamés, mais c’était peine perdue ; alors, Il inventa de tenir, dans sa main gauche toujours, une torche qui crachait une fumée noire, des plus épaisses ; les oiseaux dévoraient les raisins de plus belle ; pour tenter de ruser contre le prodige de cet effacement, Il inventa de peindre dans le noir, mais c’était sans plus de résultat. Bonnefoy dévoile enfin l’issue tant redoutée pour l’art et, bien entendu, pour toute poésie de notre temps : Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l’absence des quelques fruits qu’il avait voulu ajouter au monde. Et plus loin, il interroge amèrement : Pourquoi en vient-il à désirer de cesser de peindre ? Et même, qu’il n’y ait plus de peinture ?

Un doute radical s’est donc emparé du poème. Le texte donne visage à son propre néant, comme dans cette prose où la grande image divine n’est plus qu’une motte de terre molle dont on refait une boule.

Bonnefoy recourt encore à la fable philosophique d’une civilisation héritière d’un art classique, mais qui désormais refuse les statues : Elle n’avait que des socles vides où parfois on faisait un feu que courbait le vent de la mer. Les philosophes disaient que c’est là, ces emplacements déserts, les seules œuvres qui vaillent : assumant, parmi les foules naïves, la tâche d’inexister.

Comme ils paraissent loin de toute présence, ces socles vides, ces emplacements déserts ! La présence se serait-elle réfugiée dans l’image, offerte par le poète, de ce feu courbé sous l’air marin ? La question mérite d’être posée, car la même image va parcourir un long et admirable poème de La Vie errante, intitulé De vent et de fumée. Lors de sa première parution, ce poème avait pour titre Une Hélène de vent et de fumée. Car c’est la figure légendaire d’Hélène de Troie – envisagée non seulement à partir du référent homérique ou de ses traductions picturales (notre tableau du Louvre, par Le Guide, est expressément évoqué), mais dans l’origine même du désir de Pâris pour la jeune femme de chair – qui s’efface par les degrés d’une métamorphose dans le travail de l’imaginaire et devient statue de vent, puis fumée :

[…] Voici : la semblance d’Hélène ne fut qu’un feu
Bâti contre le vent sur une plage.
C’est une masse de branches grises, de fumées
(Car le feu prenait mal) que Pâris a chargée
Au petit jour humide sur la barque.
[…]

Et Bonnefoy nous délivre la leçon secrète de cette parabole pour le poète :

Chaque fois qu’un poème,
Une statue, même une image peinte,
Se préfèrent figure, se dégagent
Des à-coups d’étincellement de la nuée,
Hélène se dissipe, qui ne fut
Que l’intuition qui fit se pencher Homère
Sur des sons de plus bas que ses cordes dans
La maladroite lyre des mots terrestres.

Comment mieux dire qu’avec la figure, ou l’Idée, ou le concept, le risque, à chaque instant, est de manquer la présence, c’est-à-dire cette révélation mystérieuse de l’être du monde – ces à-coups d’étincellement de la nuée – ces sons de plus bas que [l]es cordes ? Hélène se dissipe dans la fumée des remparts de Troie. Un enfant sur la plage est le dernier à l’avoir entrevue ; sa vision nous enseigne l’incertaine mémoire, la troublante origine, l’inachevable de toute œuvre :

[…] Il avait pris dans ses mains un peu d’eau,
Le feu venait y boire, mais l’eau s’échappe
De la coupe imparfaite, ainsi le temps
Ruine le rêve et pourtant le rédime.

[…] c’est à croire
Que l’origine est une Troie qui brûle,
La beauté un regret, l’œuvre ne prendre
À pleines mains qu’une eau qui se refuse.

Ce n’est probablement pas un hasard si l’un des plus beaux poèmes de Georges Séféris, écrit en 1938 et 1940, lui aussi dans la fascination d’une origine homérique, a inspiré à Yves Bonnefoy le texte éblouissant d’un essai, paru en 2000 dans un ouvrage collectif, Le Mythe en littérature[[PUF, Écriture, 2000.]], et intitulé Le Nom du roi d’Asiné. Ce prince, qui serait enfoui dans l’oubli le plus total si l’incertaine mention de son nom dans l’Iliade n’était venue le ranger parmi les combattants ligués autour d’Agamemnon, Séféris, en témoin de toute une tradition hellène menacée de submersion, le recherche dans le paysage désert de lumière et d’ombre du promontoire égéen qui fut son royaume. Et le roi est là, présence unitaire et regard de masque mycénien dans le rocher brûlé de soleil et de vent ; puis la roche sonne le creux d’une jarre antique, et le roi s’efface. Une chauve-souris, sortie effarée d’une grotte, se brise sur le bouclier solaire. Est-ce le roi ? Bonnefoy s’est livré à une analyse en profondeur, à laquelle nous ne pouvons que renvoyer : non seulement elle éclaire d’un jour pénétrant la démarche du grand poète grec, mais surtout, à nos yeux, elle vient confirmer tout ce que l’œuvre de Bonnefoy lui-même, notamment dans les vingt dernières années, a pu devoir à ce sentiment si fort d’une présence malgré tout maintenue sur le bord extrême où les forces de négativité du destin humain voudraient l’effacer vers le vide.

Et, au fil des nouvelles pages que nous apporte le livre le plus récent, Les Planches courbes, – l’un des plus beaux, assurément, et des plus attachants, dans la permanence d’une œuvre aussi vaste et dans cette fidélité exemplaire au vrai lieu que n’aura pas altérée, mais seulement approfondie, le passage du temps –, comment ne pas reconnaître et partager, une fois de plus, la force de désir, l’élan, que l’on dirait presque mystique, de ce poète vers cette présence-absence mystérieuse et essentielle ? Il nous la fait aujourd’hui retrouver, peut-être encore plus émouvante parce que voix lointaine plus proche que jamais, au seuil du leurre des mots, et c’est l’être même, avec le poème, et résorption du poème au sein de l’être : Écoute, dirait-elle, les mots se taisent,/ Leur son n’est plus qu’un bruit, et le bruit cesse.

Enfin, s’adressant à la poésie elle-même comme chance de salut pour ce monde, il parvient, à l’heure où doivent être relevés les défis du nihilisme contemporain, à fonder une confiance, à affirmer une certitude nouvelle :

[…]
Et si demeure
Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,
Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.

©Paul Farellier

(Étude pour la revue Les Hommes sans épaules, n° 13/14, 1er sem. 2003)

ADRESSE DE LA MULTIPLICATION DES NOMS, Max de Carvalho (Obsidiane, collection Les Solitudes, Sens, 1997).

En visiteur attentif, on déambulera dans le détail orfévré de ces précieux et vastes poèmes. Certes, il faudra renoncer parfois à décrypter une parole où, à côté de vives clartés, l’auteur semble, ici ou là, jouir de l’enfermement du sens dans un labyrinthe de miroirs. Mais un univers, mille univers sont convoqués en un méthodique vertige de nomination – d’où le titre même de l’ouvrage et quelques vers comme celui-ci : Les choses qui ne meurent pas demandent leur part de noms gravés et de festin. Or, au delà des surprenants pouvoirs d’écriture de Max de Carvalho, ce qui se joue quand il désigne et ordonne, et dans toute son entreprise – qu’il qualifie lui-même d’anamnèse – nous semble être un pari de vérité sur la mémoire, dont la puissance, par exemple, parvient à restituer de l’être à cette morte évoquée :

Telle que tu fus,
telle que n’étant plus, tu es,
n’étant plus d’aucune manière que je sais,

[…]
de cette façon qui cessera de te connaître avec moi
et ne sera en aucune manière transmise,
sinon à ceux qui comme moi cesseront avec eux
— sans eux plutôt —
ton image.

Et si certains poèmes (l’invocation liminaire à la grand-mère ou le superbe morceau intitulé L’Ancien des jours, dont sont extraits les vers ci-dessus) figurent la liturgie d’une Personne, celle-ci, à son tour, irradie vers les multiples démembrements de son image et de son lieu, où se dissolvent toutes frontières, surtout celles de la mort.

On saluera l’étonnante maîtrise d’artiste dont fait preuve Max de Carvalho dans ce premier livre. On lui saura gré de ce plaisir qu’il procure – rare et vif – d’un nouvel horizon de beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

ARARAT, Bernadette Engel-Roux (Cheyne éditeur, Le Chambon-sur-Lignon, 1996), prix Louis Guillaume du poème en prose, 1996.

L’Ararat ! n’est-ce pas le toit mythique, le volcan des neiges éternelles, la montagne de toutes les frontières inlassablement mouvantes : écueil allégorique battu par l’histoire, mais aussi et toujours récif diluvien où accrocher le salut d’une humanité ? Une évidence, pourtant, sous l’intense sobriété du poème de Bernadette Engel-Roux : pour elle, au départ, il n’y eut pas d’abord cette « figure » – que le poème, haussé à l’universel, pouvait ensuite accueillir –, mais l’émotion d’une réalité souffrante, historiquement et géographiquement située, celle d’un peuple qu’elle ne nomme pas – les Kurdes –, intimement attestée, semble-t-il, par un proche aux mains pauvres qui ont soigné les plaies de l’homme.

Dans la nuit où décline Orion, le poète, resté seul, dit les mots incertains qui le mènent près du dévouement de cet autre, sous ces mêmes étoiles impitoyables, au milieu d’un nouvel Exode (Canaan d’une déchéance…), tous vers ces neiges ayant hissé leur effroi et leur espoir. Ce qui monte vers l’Ararat, ce n’est plus le fléau divin, non pas les eaux que dit l’histoire dans la colère d’un juge, mais, par une métaphore qui semble inverser celle du buisson ardent de la montagne d’Horeb, les buissons de fer et de feu des hommes chassant les hommes. Et encore leur violence aveugle sur la terre mal déminée, tueuse d’un éternel enfant, gerbe de lui-même éclaboussée :

Oui, qu’il soit demandé compte de l’homme, car ce regard d’enfant, quand même éteint, a traversé le monde, comme une étoile dont voyage encore la lumière.

Mais le poème s’achèvera en miracle d’amour et de compassion. Après le déluge et dans la décrue des rages et des neiges, un peuple est redescendu, pour qui peut être à nouveau épelée sur les flancs dénudés de la terre la renaissante parole du monde. Et, à celui qui avait, dans l’inutile berceau de [s]es bras, désespérément recueilli le dernier regard de l’enfant, elle dit :

[…] tu as pris en toi ce regard étonné dont tu me feras don afin qu’aucune nuit jamais ne le noie […]

Par une écriture où l’extrême passion reste toujours rigoureusement dominée et l’enchaînement des pages supérieurement conduit, Bernadette Engel-Roux nous offre avec ce poème l’un des authentiques témoignages du meilleur lyrisme contemporain.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

VIVANTE INCERTAINE, Jacqueline Roques (Rougerie, Mortemart, 1994) ; TEMPORELLES, Jacqueline Roques (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

On pourra lire séparément ou, mieux, fréquenter ensemble ces deux petits livres et goûter leur parfaite connivence en allant et revenant de l’un à l’autre.

Cela commence comme un album de souvenirs d’enfance – souvenirs délicieux de précision sensuelle, non sans affinités avec le meilleur Colette, de Sido par exemple (ce n’est pas un hasard si Temporelles porte en exergue une éclairante citation du Fanal bleu). On caresse non seulement tout un mobilier rustique « poli par les ans » : de grands buffets silencieux/ La pendule dans l’ombre avec son balancier d’or […] (C’est le temps recueilli des armoires profondes dont nous gardions l’odeur du linge frais et des brins de lavande) ; mais aussi ces animaux familiers qui sont les dépositaires d’une part mystérieuse de notre être personnel : le vieux chien que le ruissellement attriste […], son museau où se dessèchent les larmes brunes des vieux clowns tristes ; et, naturellement, les chats emblématiques, qui trônent ou s’étirent dans plusieurs poèmes.

Mais très vite, on s’aperçoit, dans ce petit nombre de pages, que les souvenirs viennent miner l’instant présent et, plus encore, le destin à venir, qu’ils ont envahi notre monde jusqu’à en tisser le vrai vocabulaire, la seule matière du temps :

Des années de feuilles accumulées sales et blanchies, partout et tout autour sans que rien ne change sans que rien n’ait l’air d’avoir vraiment bougé

tout au plus un souffle tiède et qui monte comme cette moiteur sure qu’exhalent les caves très profondes et très obscures…

De là le sentiment d’incertitude, ou plutôt la certitude de n’être que cette vivante incertaine qu’il faut afficher – comme pour l’affirmer, comme pour l’affermir – sur la couverture d’un livre :

Et soudain je me demande ce que je fais là, seule dans la nuit pluvieuse du parking, avec mon tube de rouge à lèvres au fond de ma poche, à n’être peut-être que le reflet oublié de quelque improbable coïncidence.

Flottement de la personne dans le temps et parmi les choses, déterminant un nouvel espace où il est exigé du poète qu’il change son regard. Ainsi, dans le premier poème de Temporelles :

Ce que vous voyez là, en ouvrant la persienne, n’est peut-être pas vrai : cette campagne tremblée, ces convois pâles de peupliers, une auréole de vieille lumière… La distance qui nous sépare des choses est peut-être proche du lointain. C’est comme une grâce qui s’est posée un peu partout et nous fait tituber à l’approche de l’invisible […]

Graduellement se fait l’apprentissage d’une éternité dont la merveille est dans la profondeur de l’attente. Il règne, sur le lent glissement des journées, une sorte d’intense plaisir de mélancolie où l’on a peur tout simplement, peur, délicieusement […] La vie s’en va peu à peu en heures menues, en gestes esquissés, dans des restes de jours qui n’en finissent pas mais qu’on économise.

Temporelles s’achève dans la demeure brutalement ouverte d’une morte : la maison est vidée, toutes fenêtres ouvertes, traversée de lumière. Il n’y avait finalement aucun secret […]. Tout s’est dissipé. Pourtant il subsiste une faible trace : À gauche, dans l’entrée, pendu à un clou, l’éphéméride de la morte.

Deux très beaux livres qu’on ne saurait trop recommander de lire pour habiter les grands déserts du temps, pour faire enfin nos premiers pas en dehors de l’enfance.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

LA MAYE, Jacques Darras (1/nuit – 3 cailloux, Amiens, 1988) ; LE PETIT AFFLUENT DE LA MAYE, Jacques Darras (1 nuit – le cri, Bruxelles, 1993).

La Maye n’est qu’un modeste cours d’eau : vérification péniblement faite sur la carte Michelin 52, où elle a la malchance de couler en limite de la carte 51, elle compte peut-être une quarantaine de kilomètres de long. Comme, toutefois, grossie d’un petit affluent, elle se jette directement dans la Manche – en Baie de Somme, à l’extrémité sud du Domaine du Marquenterre –, elle peut en toute légitimité revendiquer l’appellation de fleuve côtier. Ne lui a-t-on pas, d’ailleurs, reconnu assez d’importance hydrographique pour lui faire alimenter un canal, le Canal de Maye précisément ? Voilà donc pour la géographie. Pour l’histoire, elle arrose Crécy – et cela n’est pas rien. Pour la poésie, elle appartiendra désormais à Jacques Darras qui, d’en être l’autochtone émerveillé, l’a remerciée en en faisant la coulée centrale d’un livre-« fleuve » comme de juste, d’un livre-univers (La Maye, 488 pages ; Le petit affluent de la Maye, 408 pages « seulement »).

De cette abondance de textes, il n’y a pas lieu de s’effrayer. Ce qui pourrait, à une lecture superficielle (et surtout silencieuse – lecture des yeux), passer pour de la prolixité, n’est rien d’autre qu’une entreprise consciente de restauration de la durée pour le poème, dans l’oralité et le rythme français. Où l’on retrouve, une fois de plus, la question de la forme, cette interrogation permanente de l’art en France. Toujours le renouveau du poème y advient dans la naissance d’une forme ; ce que nous dit Rimbaud, dans la lettre du Voyant, reprochant à Baudelaire, qu’il divinise par ailleurs, une forme « mesquine » (!) : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

Bien sûr, le poète, au delà même de son dessein avoué, se laisse aussi emporter par l’intensité d’un double flux : sa nature, dont on devine la robustesse et la générosité ; sa culture aussi, que l’on sait imprégnée de la littérature anglo-saxonne, ancienne et moderne, qu’il enseigne à l’Université, et que, traducteur de longue date de Whitman, Pound, Lowry et tous autres, interlocuteur plus récent de Shakespeare[[J. Darras, William Shakespeare sur la falaise de Douvres, Le Cri & J. Darras, Bruxelles, 1995.]] , il restitue dans un français ferme et savoureux. Darras reconnaît lui-même, avec une nuance de bonhomie et un rien de tendresse, cette interpénétration culturelle dont son poème ressort nullement affadi, mais tout revigoré. Ainsi dans cette correspondance du 18 décembre 1994 :

Énergie « américaine », certes, par longue fréquentation – mais l’un de vos invités me l’a qualifiée de « gasconne » et, au-delà du sourire, j’ai apprécié le compliment. Oui, le poème est pour moi un élan, ce mot unique au lexique français que les Anglais empruntent pour le « rugby ».

On pourrait détailler les procédés d’écriture plus ou moins originaux par lesquels transite le poème de Jacques Darras : par exemple, dans La Maye, le déroulement « synoptique » (pages de gauche et pages de droite, ces dernières parfois divisées en deux colonnes inégales) de plusieurs séries de textes à éclipses et réapparitions périodiques – signalées par le retour de typographies « dédiées » faisant un peu l’office d’un leitmotiv wagnérien ; par exemple encore, le passage par les états les plus divers d’une prosodie, tour à tour éclatée en vers ultra-courts et en vers très longs tirant sur le verset (non-claudélien), et de proses éblouissantes, ponctuées ou non ponctuées ; ou encore, dans l’étonnante dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, le recours à un rythme octosyllabique, très libre sur le traitement vocal de l’e muet. Mais rien de tous ces jeux ne signe vraiment la nouveauté de forme que nous évoquions.

Cette nouveauté, en revanche, nous la trouvons radicale dans l’espace créé par la durée du poème ou, plus exactement, dans l’arpentage de la parole par quoi se forme une succession de paysages à l’infini, à parcourir en très longues foulées. Et c’est ici qu’il faut bien se rendre à cette évidence : le regard n’est pas le même, dont on embrasse dans l’instant le « vélin » d’un sonnet de Mallarmé – joyau tout entier gravé sur l’âme dans le même temps qu’y peut irradier chacune des gemmes le formant – , et que l’on fait courir ou plutôt nager dans le flot de Darras. On ne peut jauger, juger ou simplement goûter le poème de Darras que sur la distance. Un « Vendée Globe » en somme, plutôt qu’une visite à Marmottan.

Sur ce millier de pages, toutes ne sauraient avoir le même poids. Il en est qui peuvent être parcourues seulement pour le sourire, souvent le calembour, pour l’agacement… ou le tam-tam – cette dernière notation dépourvue, faut-il le dire, de la moindre ironie : on pense plutôt à l’Orphée noir de Jean-Paul Sartre évoquant ces poèmes qui se nomment des tams-tams, parce qu’ils empruntent aux tambourinaires nocturnes un rythme de percussion tantôt sec et régulier, tantôt torrentueux et bondissant. L’acte poétique est alors une danse de l’âme…[[Situations III, Gallimard, Paris, 1949, p.253.]] Mais beaucoup d’autres de ces pages, pour nous, sont irremplaçables.

Au premier rang, trop subjectivement peut-être, nous élisons les poèmes de l’onde, tous ceux que traverse d’abord l’humble flot de la Maye :

maye, petite maye, petite flèche d’eau coulant dans la craie des batailles, nul arc, nulle arbalète gênoise ne t’a tendue mercenairement vers l’anglais, tu entres simplement dans la tourbe des noms, des fougères, ponctues l’angoisse du courlis d’une phrase limpide, t’envoles à heure fixe avec la mer dans la réserve des marées, petite arche voyageuse, voûte vive, petite arche errante sans autre relique qu’un reste d’eau, qu’un inépuisable reste d’eau soluble, qu’un insoluble chemin d’eau qui nous semelle l’âme.

Puis viennent ceux que la Maye, multipliée en esprit, transmue en déploiement des plus vastes flux – nombre de ces poèmes sont des fleuves whitmaniens et, comme tels, ils arrivent à la mer, à l’océan planétaire, à l’élément liquide avec lequel Darras entretient une irrépressible affinité. Mais il y a aussi l’arbre, image et symbole : arbre du fleuve, des rivières et de leurs affluents, arbre du sang dans notre corps, arbre parfois solitaire, dressé sur le ciel, mais surtout peuple innombrable et unanime (les arbres de la forêt n’ont pas d’existence singulière) auquel Darras nous initie dans un poème de haute futaie, au titre opportunément polysémique : usages de la forêt (sixième « chant » de La Maye). Et partout, des « morceaux » inoubliables : au début de La Maye, par exemple (p.12), une très héroï-comique, paléonto-humoristique et néanmoins émouvante page inspirée par la figure puissante de l’Abbé Breuil ; ainsi encore (p.153, position du poème), une fine satire, sans méchanceté, de la création poétique. Puis, ce testament à la Villon, ce roman plié en huit (l’octosyllabe !) : la dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, où l’auteur trouve en lui-même, dans son propre corps, dans ses os et, bien sûr, avec les nôtres, les chemins mystérieux d’une évolution darwinienne ; il s’y donne tout loisir de contracter nos lointains paléontologiques et notre passé immédiatement historique, notre présent prosaïque, notre devenir onirique… Ce ne sont là qu’échantillons que nous croyons représentatifs, tirés de cette œuvre protéiforme, grande parlerie d’un baroquisme parfois outrageant, le plus souvent fascinant, où le modernisme de l’apparence ne fait pas oublier la « villonelle » dont fréquemment pointe la source, ni la rhétorique rabelaisienne ni les réflexes rimbaldiens, ducassiens, – peut-être même surréalistes, en dépit des dénégations probables de l’auteur.

En tout cas, cette modernité-là, malgré certains tics ou affectations d’époque qui parsèment l’œuvre, s’oppose, nous semble-t-il, à celle de la déconstruction et du nihil : nous la sentons profondément restructurante ; et l’on pourrait appliquer à Jacques Darras, en en transposant les termes dans l’ordre poétique, un jugement semblable à celui qu’exprimait Strawinsky en 1931, après l’audition d’une nouvelle cantate de Hindemith : Cette composition d’une grande envergure offre, non seulement par ses dimensions, mais aussi par sa substance et le caractère varié de ses parties, une excellente occasion d’approcher la personnalité de son auteur, d’admirer son généreux talent et sa brillante maîtrise. L’apparition de Hindemith dans la vie musicale de nos jours est un événement heureux, car il représente un principe sain et lumineux parmi tant d’obscurité.[[Chroniques de ma vie, Denoël et Steele, Paris, 1935, tome 2, p. 174-175.]]

Aux lecteurs que n’effrayent pas les explorations au long cours, nous prédisons avec confiance l’heureuse traversée.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)