Vaste maison aux chambres innombrables en effet que ces textes (nés du mythe, de la religion ou de la lyre) qui, en amont de nous et de notre histoire, fondent notre être et le représentent sur des scènes qu’immédiatement nous reconnaissons. Les Ecritures, les mythologies méditerranéennes, les grands poèmes de notre passé ont posé dans leur langue ces Figures qui sont si bien figures de nous-mêmes qu’elles nous incarnent à tout jamais, incarnant un Verbe Premier. Un drame, parfait, une fois pour toutes, s’est joué là, que nos existences contingentes ne cesseront de reproduire imparfaitement. Il revient dès lors à la poésie, à la peinture d’y puiser inépuisablement, éludant ainsi l’artifice d’un suspens facile qui appâterait notre lecture, notre regard. Que dire (ou que peindre) de Phèdre ou du Christ que nous ignorions encore ? Chaque instant de la passion – chaque station de la Passion nous est connue.
Il appartient à la vraie poésie, à la vraie peinture de nous ramener devant la scène immémoriale, de nous ramener au pied de la Croix, sans avoir cherché à éveiller notre curiosité pour ce qui là se passe, est dit, est peint.
C’est en poète (et d’ailleurs accompagnée d’œuvres de peintres) qu’Anne Teyssiéras reprend le dit de la Passion, Passion dont la majuscule écarte toute confusion d’avec… Des stations, nous savons déjà tout à travers deux millénaires d’Ecritures. Du Verbe Premier nous ne saurons jamais rien. Le verbe neuf du poète, la lecture du recueil nous le fait découvrir.
Qui vécut cette Passion n’écrivit jamais, dans les signes graphiques que nous (ré)inventâmes pour y consigner notre histoire, en garder mémoire, aucune de Ses paroles. C’est avec le cœur qu’Il nous accorda de les faire nôtres. Et pour nous, délégua cortège. Voici Joachim, Anne, Joseph, Marie de Magdala, Lazare. Puis : Jean, Matthieu, Marc, Luc qui viennent offrir leur timbre, leur tessiture, leur silence à la voix du poète, lui confier, en amples laisses souples, un livre de poèmes.
Si la langue se noue au désordre des sens…
C’est prose et poème que les longues strophes (sans ponctuation et de syntaxe mouvante) de chacune des cinq, puis quatre séquences qui ordonnent ce Dit processionnel.
Joachim, l’Ancien à Vocation, vient redire ce qu’Ont dit sarah et abraham. Et Anne sera Déploration qui seule connaît la douleur de la mère, la regarde: Déjà tu t’arrondis de ce fardeau que l’on voudra divin… le verbe y reviendra comme souffle asséchant nos pleurs… Et Joseph, de la main de la Bénédiction, De la main lisse avec le rabot telle poutre venue à la charpente… J’hésite à vous le dire tant nazareth et bethléem viennent à ma rencontre… femme adultère ses seins ses cuisses ses bras son ventre… la force m’y pousse toujours…
Anne comme en Léonard, Joseph comme en Georges de la Tour, et Marie de tous les peintres et poètes, ô Marie de Magdala, comme en toute femme amante de chair n’aura du Corps absolu et à jamais intouché que Mémoire, que mémoire du seul instant nuptial moi marie je lavais les pieds… il n’est de chair sanctifiée que de grâce angélique… Et Lazare, qui a vu l’avers des choses, leur face véritable comment le dire quand dire est ce peu qui ne tient à rien… puis la voix du poète gagne vite l’autre rivage où s’accomplit enfin le désamour parfait… Lazare, relevé du Tombeau, s’efface pour que nous atteigne, des quatre figures qui L’accompagnèrent, la voix de silence, le Message en ses quatre variations.
Alors, comme après l’Ancien le Nouveau, s’ouvre, dans la voix du poète Anne Teyssiéras, le Testament en ses quatre voix consacrées.
Que ceux qui ont des yeux pour lire, lisent, des oreilles pour entendre, entendent, non parole de foi particulière, mais scansion de ce qui n’est que strophes. Il n’est de catéchèse où est la seule poésie.
(avec un dessin de Béatrice Braud sur la couverture de ce très beau livre)
©Bernadette Engel-Roux (29 juin 2006)