Frédéric TISON : Aphélie suivi de Noctifer, coll. Les Hommes sans Épaules, Librairie-Galerie Racine, 2018, 126 pages, 15 €.

Après Les Ailes basses (2010), Les Effigies (2013) et Le Dieu des portes (2016), la Librairie-Galerie Racine nous donne à lire un nouveau livre de Frédéric Tison ou, plus précisément, « deux livres en miroir » comme les présente leur auteur : Aphélie, suivi de Noctifer. Ainsi se développe, s’élargit, se magnifie une œuvre dont peut s’observer l’admirable continuité à chaque étape de son évolution.

Au seuil de ce nouvel ouvrage, l’auteur – ce que font rarement les poètes – s’explique, dans un liminaire d’une grande lucidité, sur la part intentionnelle de son livre et sur le sens profond de l’engagement poétique dont ces textes témoignent : laisser parler le lointain qu’il regarde en lui-même, explorer donc son « lointain intérieur » à l’instar d’un Michaux, mais d’une tout autre manière ; quand il regarde ici, c’est dans son propre regard. Et voilà ce que nous croyons être sa « découverte » capitale : son regard dans l’intime « n’est peut-être qu’un immense Regard partagé, éparpillé ». Le poète est allé suffisamment loin – en aphélie justement, c’est-à-dire à la distance où mûrit son retour vers le monde, « chargé de regards étonnés » – pour comprendre qu’il n’est pas à lui seul sa propre origine, mais la soif d’un plus vaste regard, et qu’à son tour, dans la cohorte du logos, peut-être s’abreuve-t-il aux reflets d’une éternelle fontaine Castalie.

D’où vient, alors naturellement, la forme dialoguée qui prévaut sur l’ensemble des deux livres. (« Je t’écris dans les larmes du monde – elles aussi semblent avoir à te dire. […] Comment m’as-tu retrouvé ? As-tu donc su toi aussi te pencher ? Nous sommes deux dans ce miroir. ») Il y a ce « Je » et ce « Tu » qui font route ensemble, s’interpellent, se confondent, se perdent et se retrouvent dans un anonymat qui n’a rien d’un innommé. Le poète, comme son poème, se voit originairement double, comme sont les demi-dieux. Le « Tu » auquel il s’adresse est autant lui-même qu’une tout autre « réalité » qu’on peut deviner : le mot, le poème, le nom, la chose, le monde, le livre, l’Ami (avec un grand A) qui, derechef, se démultiplie en nombre de manifestations, de tendresse humaine en parrainage d’esprit, d’« eau vive et nue » en puissance tutélaire, de périssable en absolu (« Si l’oiseau seul chante la nouvelle du ciel »).

Du « Je » au « Tu », si irrémédiablement éloignés soient-ils, le poème tisse un lien persévérant. Il parle à l’Autre, et c’est dans « une autre nuit » que le poète peut se dire « une ombre qui parle à la vie ». Ce lien, assurément, est celui du Désir. S’il est commun de le trouver à la base de l’œuvre d’art, on reconnaîtra sa singulière primauté dans la poésie de Frédéric Tison, et tout spécialement dans ce dernier ouvrage (détail qui fait sens, ce n’est pas pour rien que l’auteur signe ses livres de cette anagramme de son nom : « désir ton récif »). Le désir est ici responsable d’un Éros qui, se dérobant à toute sublimation, s’affirme en poème : « L’amour ! Non pas lui mais son corps, sa courtine et son port/ Mais le ventre brûlant de son large, mais/ Ses demeures et ses âges, ses heures, ses épaves… ». Dans un monde qui, en totalité se regarde en désir, le « corps », placé au centre, accède à la dignité de « corps vainqueur ».

Mais participe également d’Éros cette autre puissance dont s’irrigue le poème chez Tison : la mémoire, elle aussi omniprésente. Ainsi arrive-t-il que, dans la confrontation permanente qu’elle entretient avec les figures de notre passé et la familiarité qu’elle s’autorise avec les mythes ancestraux, ce soit parfois la mémoire d’un Maître que l’on entende ici, dans la dérive des « anciens vents », à la recherche sans espoir d’un éromène perdu : « – ‟Hylas, Hylas” hèlera-t-elle… » ; cela, même si le grand flot de mémoire de notre poète englobera bien au-delà, « ouvrira les œuvres vives et les œuvres mortes […] élèvera cénotaphes et tombeaux sur les terres aveugles […] conviera les saints et les anges qui devisent sur des terrasses d’or – les poètes qui chantent sous l’arbre de comètes mûres » ; à tel point que, fasciné de son pouvoir d’évocation, au sens propre de rappel des disparus, le poète se demande : « As-tu été le voyageur/ Ou le mort qui se souvient ? » Car, comme l’annonçait son liminaire, « Chacun de nous interroge sa nuit : mais cette nuit est-elle notre origine ou notre histoire ? »

Sur l’étoile du soir gravitent ainsi des questions de feu, car « Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ». On voit que le poète, qui s’est mis lui-même, entier, dans la dualité de son livre, accentue encore, dans sa deuxième partie, l’effet de miroir de ses doubles visages. Noctifer peut en effet se lire comme un vis-à-vis de chair et d’âme, affrontement d’une chair de lumière et d’une âme d’ombre, avatar d’une lutte avec l’ange ; la puissance inspirante, penchée sur l’inspiré, lui souffle : « C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps/ Que tu croyais défendu… » ; et l’inspiré de ratifier cette identification à lui-même qui le comble autant qu’elle le trouble : « Tu es tout entier dans la nuit qui te respire – Et dans mes mains glacées, un peu de cette lumière que tu as façonnée. » ; d’autant que l’étoile illumine aussi l’hymen terrestre : « Éclaire – puisses-tu même éclaircir – nos corps, nos deux visages dont les yeux te ressemblent ! » Le poète sait pourtant qu’il ne trouvera là aucune proximité existentielle, aucune aide pour déchiffrer le grand Livre : « Te lire ! Oh véritable-ment te lire, […] il me faudrait le plus haut, le plus lointain regard […] veiller un siècle en ta présence et me taire, immobile. »

Une limite serait-elle ainsi atteinte pour ce dialogue entre le poète et son Autre désiré, pour ce dialogue avec lui-même et en lui-même ? Un vide ne menace-t-il pas de se creuser comme il est dit qu’il résulte parfois des unions mystiques ? La surdité subite est-elle possible « si tu sais qu’alors personne ne t’entend, et qu’un dieu même est distrait ? » L’engagement poétique touche-t-il au péril des hauts-fonds quand « Les embruns viennent vers moi répandre l’amour dont je n’ai fait que parler » ? Non. La parole, une fois encore, se fait rassurante : « Il y a sur la mer un silence que tu traverses en oiseau qui s’est effrayé…/ L’horizon s’allège : c’est le monde entier qui danse et veut accompagner tes sillages d’argent doré. »

Congé pourtant sera donné, ultime adieu tranchant cette aventure, ce rêve de l’esprit, le poète renvoyé à « l’esquisse de [s]es bois », sommé d’ajouter « aux sèves les trois gouttes de [s]on sang ». D’une nouvelle aube, entrouverte comme « tombeau d’une autre lumière », le dialogue interrompu prolongera ses « traces humiliées », ce qu’il en reste : « nos voix qui augmentent,/ Nos voix qui se souviennent et révèlent/ Une somme d’oiseaux plus clairs. »

Nous avons souvent souligné l’excellence du français, à la fois fluide et somptueux, que sait orfévrer Frédéric Tison. De ce nouvel ouvrage, le lecteur appréciera encore la texture alliant à la vivacité de l’expression moderne les trésors de l’ancienne langue. De fait, il y aurait encore tant à dire de ce très beau livre, comme de ceux qui l’ont précédé, alors que le commentaire s’éprouve ici bien démuni en regard de l’œuvre qui l’occupe. Puisse-t-il au moins mener ces poèmes entre de nombreuses mains et qu’une vaste écoute leur soit offerte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 45, 1er semestre 2018)

FRESQUE AVEC ANGE, Pierre-Alain Tâche, La Dogana, 2012.

Entièrement tourné vers les ciels d’Italie – une Italie mentale, et surtout picturale, tout autant que charnelle –, ce livre illustre l’une des plus résilientes énigmes de la « chose » poétique : depuis l’Ut pictura poesis d’Horace, ici sobrement relayé dans les vers de Montale placés en exergue, quel poème n’a-t-il pas dû, un jour, hésiter, voire transiger, entre ces deux partis extrêmes devant le monde : le « représenter » ou le « changer » ? Pierre-Alain Tâche préférerait, lui, l’« habiter » : il nous immerge, avec ces pages, dans un paysage d’art, celui de peintres italiens du Quattrocento (ou du siècle précédent, pour l’un d’entre eux), et non pas, d’ailleurs, dans les tableaux eux-mêmes, mais dans la dimension plus proprement poétique qu’ils atteignent une fois transposés et en quelque sorte « retraités » dans la mémoire du poète et de son lecteur. Ils composent alors une nature seconde dans laquelle nous pouvons nous mouvoir par la pensée tout aussi aisément que nous le faisons quand le poème induit la présence même du monde – et plus précisément de l’Italie, œuvre d’art à elle seule – en tel de ses « lieux » bien réels ; or, notre auteur, nous ne saurions l’ignorer, sait tout spécialement en dresser des « états », et ici, nous nous laissons entraîner vers un village de Toscane, ou dans l’île sicilienne d’Ortygie, ou encore sur le lac alpin d’Orta.

Ce n’est pas, au demeurant, que le poète soit dispensé d’effort s’il veut passer de la « nature seconde » de l’art à l’immédiateté d’un pays. Il en témoigne en Toscane :

Le premier jour, tout (vigne, olivier,
chêne vert et cyprès) s’est retrouvé
figé, peut-être même prisonnier
d’une fresque, où je m’égare volontiers,
flanqué d’une suite arrogante d’images.

Mais, dès ce passage réussi, l’instant saisi, le lieu visité, si modeste soit-il (la cuisine/ où chuintait le bois vert), promeuvent à leur tour au plus haut des émotions artistes :

L’ici n’avait plus le pouvoir
de congédier l’ailleurs
– et l’inverse était vrai pourtant !
Un temps d’immense sablier
coulait sur les choses mortelles.

Au terme de ce recueil, qui regroupe différentes époques et, à travers la fluidité du voyage, toute une glane de sensations prises au plus aigu du regard, leur donnant à la fois forme et sens, le poète se livre à une sorte d’« examen de conscience », semblant se reprocher, par exemple, une vision d’art muée en refuge ou voilement de la face sombre de la condition humaine :

J’ai cherché la source de lumière
[…]
dans les calices des coupoles d’or
ou sur le caparaçon des chevaux.

Le soleil nettoyait les villes.
Je n’ai pas su, je n’ai pas voulu voir
les montagnes de détritus.
Je regardais ce qui m’élèverait.

Il accroche un soupçon d’illusoire à l’interpénétration de l’art et de la vie :

J’étais dans l’illusion des noces.

Le paysage était souvent
le double vivant d’un tableau.
La ville devenait son musée
dès l’instant où je la quittais.

Avec la même intime lucidité que dans l’épilogue du Dernier état des lieux (éditions Empreintes, 2011), le poète en arrive à se suggérer qu’il n’a pas écrit la poésie qu’il voulait écrire :

Je fus comme un enfant,
face aux excès de la beauté :
excessif à mon tour.
Rien n’a été réduit à l’essentiel
[…]

Me reste, me sera resté
la sensation sournoise de l’inachevé.

C’est là le « ressenti » de tout vrai créateur – à nos yeux, un signe supplémentaire d’authenticité, et comme un charme de plus à reconnaître à ce livre particulièrement attachant.

©Paul Farellier

Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2013, 1.

Pierre-Alain TÂCHE : Dernier état des lieux, Éd. Empreintes, 2011, 19,20 €.

Pierre-Alain Tâche entend refermer ici l’anneau d’un périple initié dès 1998 avec L’État des lieux et poursuivi en 2005 avec Nouvel État des lieux. Aucun de ces deux ouvrages précédents n’avait tenté de confirmer, dans l’ubiquité de l’errance, ce que l’expression « état des lieux » connote de stabilité sereine, exacte et « carrée » : au contraire, à travers le précaire, c’étaient la recherche du lieu, le souci de sa mémoire fluide plutôt que de son état, qui occupaient le poète ; et d’ailleurs, l’entreprise dépassait l’horizon de ses propres doutes, pourtant non dissimulés.

Avec ce nouveau titre, la parole, encore aérienne, enjouée, musicale, voire souriante de cette qualité d’humour dont le poète conserve le secret, poursuit bien le voyage, retrouve certes des étapes, mais elle bute sur un autre visage du lieu – impénétrable celui-là – et affronte la pensée d’un « insaisissable », dont le livre nous paraît traversé. Dès la première suite, « En amont de Gray », lente et délicieuse navigation sur la Saône, cette dualité s’impose. Le sourire, tout d’abord :

[…] j’appris à naviguer sans bruit
dans la profonde nasse de verdure,
où dort le fin mot d’un secret.

Et, depuis lors, juste au-delà
des mailles d’aubépine et de roseaux,
dans les cathédrales de sève,
où chants et vols ont convolé,
le congrès permanent des oiseaux
dicte le cours des jours.

L’impénétrable, aussitôt après :

Insensé suis-je, qui voudrait
la parole du monde offerte
[…]

La rive, alors, n’est qu’une bouche close ;
et si la lèvre m’a paru trembler sous le courant,
elle n’a pu libérer ce mot
qu’il me faudra trouver et prononcer pour elle
[…]

Ce qui ne peut être atteint, jamais, se révèle malgré tout dans la fuite de l’instant, au fil des incidentes de la mélancolie (ainsi d’un voyage roumain), mais toujours en passant/ (comme s’il fallait passer pour ne rien gâter ni flétrir), ou encore comme passent, à travers un orage maltais, les oiseaux d’une saisissante allégorie :

— mais ils passent, pourtant, comme explose
une pomme de pin dans l’incendie,
et puis s’abattent au hasard, à bout de vie,
au point où les rejoint la flèche qui les suit
.

La beauté rayonne, s’offrant à nous dans la paume des monts, surpassant la respiration des forêts, comme au premier matin du monde, quand est fasciné le poète au spectacle terrestre, et le lecteur aussi, par une écriture mariant les splendeurs de la figure et de la sonorité. Quelque chose de douloureux, cependant, infiltre le poème et la présence, comme est Belle-Île assombrie (dernière suite du recueil). Ici se rencontre le même :

Je vois bientôt que ce sentier se perd
où la mémoire avait laissé le même
.

S’agirait-il d’un ami, puisqu’il convoie ces habitudes du regard que sont les souvenirs ? Il n’en est rien : Le spectacle du même affadit. […] Un œil habitué ne suffit pas.// La beauté lève mal au sein du même. Le livre tombera, à son tour, comme fut avalé dans le gouffre ce chemin emprunté un autre été…

Un retour dans l’île est-il possible ? Peut-être le permettraient d’autres rumeurs… L’épilogue « assombrit » lui aussi le livre : Je n’ai pas vu venir l’aveuglement. […] j’avais des œillères de vent […] La cécité gangrènera la langue.// Aucun état ne sera plus dressé. Lucidité intime du créateur qui, à notre avis, ne reconnaît les voies désormais fermées que pour mieux inventer la vérité de nouvelles perspectives.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Jacques TORNAY : Gains de causes (L’Arrière-Pays, 1 rue de Bennwihr, 32360 Jégun)

Une gravure originale de Claudine Goux accompagne les exemplaires de tête de cet ouvrage de Jacques Tornay qui, dans la cinquantaine de pages nécessaires à l’épanouissement de son œuvre présente, s’attarde avec une complaisance constructive sur des faits anodins qui, sous l’impulsion du créateur deviennent des événements essentiels.

«Quand la nuit s’assied à nos côtés
dans le noir quelque chose toujours s’élance et pour finir nous rencontre.»

Les vers, à l’image des gestes, sont ici à l’échelle humaine et la sophistication n’est pas une question de forme mais de fond, d’intime. Jacques Tornay avance dans le vaste domaine poétique avec cette assurance propre aux hommes de bonne volonté dont la simplicité naturelle n’affecte en rien le travail syntaxique.

« Je pressens un bonheur dans l’écheveau incandescent de la broussaille en août aux alentours de quinze heures,
et l’éternité qui trottine jusqu’au bout de l’étang pour en revenir
imprégné d’une odeur d’algues fraîches.»

« Gains de causes » entrouvre les portes, déplace les ombres pour mieux montrer les richesses d’une nature aux aspects multiples dont l’être humain dispose sans en être toujours conscient. Les poètes, mieux que bien d’autres, savent unir les gains que leur apportent les causes en marchant allègrement dans la clarté des textes.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jean-Claude TARDIF : La Nada (Nouvelles pour l’Espagnol), Le Temps qu’il fait, 31 rue de Segonzac, 16121 Cognac cedex – 96 p. – 15 €.

Partagé entre prose et poésie, Jean-Claude Tardif dispose d’un éventail assez vaste pour s’affirmer dans l’une comme dans l’autre de ces disciplines et cela nous vaut alternativement la publication de poèmes (« Dans la couleur des merles » – LGR – , « À contre-fruits » – Éditinter –, « Les Tankas noirs » – Rafael de Surtis –) et celle de nouvelles et de récits (« L’homme de peu » – La Dragonne –, « Louve peut-être » – La Dragonne – et aujourd’hui : « La Nada »).

Avec « La Nada », Jean-Claude Tardif semble régler des comptes avec ses origines et c’est, dès l’abord, une saisissante photo de Robert Capa qui orne la couverture de ce superbe petit ouvrage. On sait, dès lors, que les thèmes abordés seront I’Espagne, le peuple espagnol, la guerre, l’enfance, peut-être…

On ne peut oublier ce visage, ce regard dur et volontaire que les six nouvelles de Jean-Claude Tardif font revivre au gré de la sensibilité et des souvenirs. Si l’on y trouve l’ombre superbe de Louis Guilloux et celle de Lény Escudero, ces nouvelles sont surtout construites autour de silhouettes anonymes et de mélancolie.

Ces nouvelles, par leur simplicité narrative, rejoignent l’espace secret où la mémoire se fait légende, où la réalité épouse chaque phrase, chaque mot, chaque silence. Le passé, ici, devient tangible et prend place dans l’histoire du peuple qui souffre et combat afin que les hommes et les femmes de l’avenir s’éveillent à l’amour.

Chaque livre de Jean-Claude Tardif est un petit bonheur d’intelligence et de talent. « La Nada » ne faillit pas à cette règle.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Frédéric TISON: Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Les Ailes basses – comme, pour les anges, cette troisième paire d’ailes qui leur tombe aux pieds dans les icônes byzantines.

Les âmes exigeantes auront ce livre en amitié. Livre de méditation et de passion tout à la fois. À travers un « inactuel » dans l’apparence, une langue française très pure, jamais précieuse, un sous-titre de distanciation – Poèmes pour un Narrateur –, perce très vite la vraie présence sensible, traduction, dans les hauteurs d’esprit et de culture, d’un vécu et surtout d’un Désir.

C’est sa propre chair que le poète a faite livre de voix et jardin de regards ; a vêtue de la bure du moine lyrique, Edwine du douzième siècle… et voici que la page que nous tenons en main se borde d’impalpables rinceaux. Une figure centrale, Isnel, compagnon d’aile, garde en son sein tout le désir d’un ange qui à la fin ne sera pas. Dépouillement, nudité évangéliques, et l’errance aux forêts, et encore les vents, les invisibles/ Vents – formes de ses seuls voyages.

Une aventure captivante « de l’esprit et des sens ».

©Paul Farellier

Texte du « prière d’insérer »

FORÊT JURÉE, Pierre-Alain Tâche – avec des pastels de Martine Clerc (Éditions Empreintes, Moudon, 2008)

Voici le livre où est d’abord vécue – et même explicitement figurée – une remontée à la source : un poète explore sa propre vérité en se restituant le pays d’enfance. S’il y parvient, c’est à travers le prisme de son expérience poétique et dans la transparence d’un savoir secret qu’il a gagné à vivre. Sur les pentes de l’origine, le regard et l’écoute, sitôt replacés dans un amont assurément enchanté, discernent mieux les vallées de la vie qui va, puis le terme encore voilé d’une chute inachevée.

Au demeurant, la mémoire, ici, ne semble pas vouloir ruser avec le temps. Un travail commun les réunit dans une « dépossession apaisée », selon l’heureuse expression d’Alain Rochat dans son prière d’insérer. Et surtout, l’ensemble du livre, comme chacune de ses étapes, porte à la fois un bilan[[Un bilan : c’est le titre du poème où s’achève la suite intitulée La vie qui va.]] du vécu et un constant « examen de conscience » du poète sur l’exercice même de sa parole, comme s’il ne pouvait se passer d’en juger la pertinence et la légitimité. Aussi, tout au long de ces poèmes, l’extrême précision lexicale, appliquée au « rendu » d’une nature tutélaire et presque consanguine, ne fait-elle jamais description, mais bien plutôt introspection : le regard du poète sur la nature est d’abord un regard en lui-même.

C’est sous un titre – Si nommer sauve – marquant bien le souci d’une véritable destination par la parole, que Pierre-Alain Tâche, en quatre brefs poèmes liminaires, donne sens à son « retour amont ». Encore peut-on, dans ce titre ambigu – énonce-t-il une simple hypothèse ou prend-il acte d’un acquis avéré ? – voir poindre à la fois un doute (je ne tiens rien pour certain) et une espérance (J’ai confiance en la vie qui va), c’est-à-dire tous les éléments d’une sorte de pari pascalien, en dépit de tout, pour la parole et l’écriture.

Pari tenu dès la séquence suivante, La vie qui va : dix-huit poèmes d’une grâce aérienne et lumineuse pour dire ce pan d’enfance qui revient:/ celle des fruits sauvages, près de l’eau,/ des cailloux lisses, dans la main… et tout aussi bien le chuintement de la faux ayant inauguré de lointaines fenaisons :

La faux régulière de l’aube, alors,
volait sur une herbe muette
– et c’était toujours dans le matin frais,
lorsque est gracieuse et légère
la chute des têtes folles.
Vous aiguisiez notre oreille et notre œil.

Mais très vite revient le souci lancinant de la valeur d’une parole poétique et réapparaissent les intermittences du doute et de la confiance ; d’un côté, le poète constate : Ma voix se fige […],/ qui n’a pas eu l’attention qu’il fallait/ pour le faîte d’un jour en suspens,/ dont le poème n’aura rien sauvé ; en revanche, évoquant l’eau du bisse roux (petit canal d’irrigation), il lui garde écoute,/ ayant toujours le poissonneux dessein/ de faire remonter les mots, pour frayer,/ jusqu’au bassin proche des sources. Dans le poème final de la séquence (Un bilan), il conclut provisoirement : Autrefois, j’habitais l’herbier/ qui depuis fane entre mes doigts. […] Le gel du silence a gagné./ J’appelle encore cela beauté.

Le cœur éponyme du livre, Forêt jurée (en patois d’Anniviers : Zau zoura), tire son nom d’un lieudit proche du village valaisan d’Ayer. En cette forêt, le poète, dès l’enfance, a pu se lier à la nature de manière fusionnelle et, en quelque sorte, se l’approprier.

La clairière où l’enfant a compris/
qu’il est
des choses infinies/
demeure un lieu vaste et sacré.

Ce lieu lui aura enseigné les mille enchaînements mystérieux par lesquels les éléments naturels et les êtres vivants forment autant de mutuelles réponses. De là, l’intime adhésion à la pensée baudelairienne des « Correspondances » : la Forêt jurée s’érige en temple et chacune des quatorze pièces de cette séquence poétique emprunte une brève citation au célèbre sonnet. C’est aussi, sur quatorze pages placées en regard, une correspondance en miroir que reçoivent ces poèmes sous la forme d’une série d’admirables pastels de Martine Clerc, non pas illustrations, mais, eux aussi, véritables poèmes visuels.

Cette séquence centrale est, de plus, le lieu d’une luxuriante nomination ; là triomphe, à travers les trois règnes, la fête lexicale à laquelle nous faisions allusion plus haut :

Autrefois, devant les vivants piliers,
luisait, sur un coussin de saponaire rose,
une cicindèle champêtre au vert foncé
qui me glaçait le sang […]

ou encore :

Sur l’arbre dénudé, dont la sittelle et la chouette
auront à disputer bientôt
les meilleures loges au grimpereau,
le pic épeiche ne transperce plus
qu’empreintes vides d’écriture.

Et l’on voit dans ce dernier vers reparaître la hantise, à chaque pas suscitée, du statut de la parole au sein de l’être – ce que confirment les vers suivants, désabusés certes, bien qu’adoucis par l’humour :

Mais la vie a tôt fait de détruire un poème :
elle fragmente ses métaphores
comme elle ferait d’un roc
– et j’essuie, chaque fois, pour cela,
la risée humiliante des geais.

Malgré cela, la parole, le mot, resteront pour le poète l’objet d’une quête indépassable :

C’est là-haut que je vais,
que je monterai, tant que je le puis encore,
écartant l’abondante luzule,
au-devant de ce mot qui m’attend,
depuis l’enfance, sous la mousse,
et qui me donnerait la clé.

Rêve d’un graal dont une des formes poursuivies pourrait être ce corps fabuleux d’Hélène, traqué dans six poèmes, troublants et magnifiques, en approche de la fin du livre. Cette Hélène n’est pas sans points communs avec une autre Hélène – « de vent et de fumée » – telle que l’a hantée Yves Bonnefoy ; et l’on ne peut que rapprocher la princesse imagée, chez Pierre-Alain Tâche, par des chardons calcinés/ qu’un vent violent disperse sur les eaux et celle dont la semblance, chez l’auteur de La Vie errante, ne fut qu’un feu/ Bâti contre le vent sur une plage […] brasier, ravagé par les vagues. Mais, tandis que le songe de Bonnefoy s’affairait au procès de l’Idée, celui de Tâche chante le long désir où le trouble impubère accomplit/ son chemin de sang vers la tombe.

Car c’est l’approche mortelle d’un jour honni […] où nous ne pourrons plus quitter/ l’hiver et la hauteur qui demeure en arrière-fond de tout ce livre, même en ses instants les plus lumineux, et que déclinent explicitement les huit poèmes de Haut octobre, antépénultième séquence de l’ouvrage :

Nous avons l’âge de marcher
vers ce qui, déjà, se retire
en ne laissant d’autre destin
qu’un devenir glacé.

[…]

Au-dessus, dans le gras fané de l’alpage,
où le réseau des signes se resserre,
tout (de la pierre peinte au lichen)
attend, sereinement, l’inéluctable.

Les trois poèmes d’un très émouvant finale mesurent, regardant le pan d’en face, cet écart que ressent tout créateur entre désir et inachèvement : J’étais venu pour faucher./ La distance est cruelle.// L’herbe est inatteignable. Et le poète, s’imageant en une feuille promise à quitter/ la branche où elle aura loué, écoute en lui-même le bruit ténu/ que fait sa chute inachevée. Et il lance alors cette ultime interrogation, non dénuée d’inquiétude : Mais qui dira que j’ai gardé foi ?

Nous le dirons, nous. Les réussites de ce très beau livre nous y autorisent.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009)

JACQUES TORNAY, FEUILLES DE PRÉSENCE, L’Arrière-pays, 10 €.

Le temps de quelques poèmes, l’on se découvre sur un chemin du bonheur, ouvert par une confiance impalpable, sans cesse renaissante, qui permet d’enjamber les rêches traverses du présent.

À chaque instant, le banal est converti en infini:

« La vibration de l’air
entre l’insecte et la plante sera la préface d’un miracle ».

La poésie naît de la confidence la plus ingénue, qui est aussi la plus grave:

« Je m’en remets à la manière
que j’ai d’être et de respirer ».

Jacques Tornay veut saisir les « occasions d’éternité », en laissant la moindre manifestation de mouvement et de vie lui révéler l’essentiel.

« Le ruissellement d’une lampe » libère du temps; la flânerie ménage des îlots de merveilleux:

« Les mares près des jardins légumiers
À force de s’étendre se transforment en océans ».

Même si « le bord de l’effondrement » se devine en filigrane des bonheurs d’exister, Jacques Tornay cultive, ou plutôt détient cette capacité de s’ouvrir des « nulles parts » où, voile à voile, les choses s’effacent dans une sorte d’illusion bouddhique.

Pourtant, c’est bien dans le sens de la réalité la plus méditée qu’il faut suivre le poète pour apprendre de nouveau les noms infinis du monde.

©Gilles Lades

JEAN-MAX TIXIER: LES SILENCES DU PASSEUR. Le Taillis Pré, 17 €.

La force de cet ouvrage tient dans son intime tension entre des sections à la thématique contrastée, comme « Écriture »/ « Requiem pour un silence »/ « Notes musicales »/ « Le plus prégnant vertige » et l’égalité du ton, grave, qui use d’un verbe sobre, épuré, lapidaire, même.

Le thème de la mort inaugure et clôt le livre. La barque funèbre indique la mission du poète: « Tu traverseras la matière ».

De là se déduisent des tâches, des exigences: vaincre l’absence par le mot, fertiliser le non-être, devenir une empreinte dans les choses, surmonter les fatalités:

« Pourquoi craindre la chute
Si je fais partie du vertige? »

Une fois écartée la furtive tentation du néant:

« Noyer la vie tremblante sur les berges »,

il s’agit de favoriser l’inspiration (« la soudaine ivresse »), d’exprimer la clarté:

« Ce sera ton honneur
d’être la transparence »,

de vivre avec ferveur un amour qui se déclare « dernier »:

«Mon amour conjuré
demeure ma demeure »,

d’aboutir, enfin, « à la conversion du néant ».

Les derniers poèmes, métaphysiques, intériorisent une idée de la mort:

«Après le dernier seuil naîtront le vide et le néant. »

Sans se défaire, stoïque, le poète lit dans l’eau et la roche la part amenuisée de la lumière, sauf que

« L’énigme d’une pensée future traverse la mémoire ».

©Gilles Lades

Jacques TAURAND : Une voix plus lointaine, Préface de Jean Chatard, (2007, éditions des Silves, 27 ter, sente des Prés – 95160 Éragny-sur-Oise, 12 €)

Les éditions des Silves ont été créées en mars 2007, dans le Val-d’Oise. Aussi, tout naturellement, écrit Geneviève Silvestro : « Nous publions à la croisée des horizons, à l’image des membres de l’équipe créatrice et du public de la région. Fondée par des ingénieurs, des poètes, et des plasticiens, les thèmes de notre maison ne cessent de provoquer la rencontre entre sciences, arts et la littérature contemporaine. » Les éditions des Silves comptent deux collections de poésie. Celle des « Grandes Silves », accueille (en des recueils de qualité et vraiment soignés côté présentation) des poètes confirmés, tels que Jean-Philippe Aizier (qui publie Rivages, suivi de : Arrêts sur images) et Jacques Taurand, un ami disparu et très regretté par les HSE. Cette Voix plus lointaine, testamentaire, est donc émouvante à plus d’un titre. Les poèmes ont été écrits pour la majorité, à l’exception du premier, la longue et belle « Ode pour une jeunesse défunte », lors de moments difficiles entre L’Isle-Adam et l’Hôtel-Dieu, tout au long des « séjours » hospitaliers du poète, comme le note cet autre excellent poète et critique qu’est Jean Chatard, dans sa préface : « La maladie, la mort, y sont omniprésentes, en de pudiques accents, le poète privilégiant les heures chaudes des regrets, les amours folles d’une jeunesse offertes aux souvenirs, laissant à d’autres un lyrisme outrancier. » Il faut lire ces poèmes épurés et fluides, écrits du fond de cette prison de chair, ces bruits d’un jour où se perdent les pas ; il faut lire ces poèmes, car ils émanent d’un poète qui ne cache pas la vie, mais l’écrit avec la noire écriture du sang.

©Karel Hadek

( Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)