C’est sans doute parce qu’il se tient délibérément au plus loin des places et bruyants marchés qu’il importe de saluer Georges Saint-Clair, quand s’écrivent – encore – ses presque dernières pages, en un salut qui tient autant du désir de partage que de l’hommage à rendre. Certes, un grand colloque lui fut consacré il y a une quinzaine d’années, en la capitale de son pays. Mais son pays est la langue, et la langue française dont ses recueils, discrètement égrenés en quelques publications, nous redonnent la fine et juste saveur, à l’heure précise où, le lexique se vidant, le grand corps de cette langue est presque exsangue.
J’ai lu et relu – dans une émotion croissante, de lectrice pourtant avertie – Les Roses de la Brenta. Le titre, pris à l’épitaphe de Heinrich Heine, prouverait à lui seul l’immense culture du poète. Culture qui laisse partout, au fil des pages, ses traces discrètes, pose en les nommant les jalons de ce qui l’a construite et a fortifié l’homme, et qui traverse horizontalement les espaces de la peinture (tant de quatrains évoquant Bonnard comme l’aurait fait tel quatrain des Phares…, Braque, Rembrandt, Greco, Millet, Seurat, Piranèse ou Chardin…), de la musique (Haydn, Mozart, Déodat de Séverac, Ravel, Schubert et sa neige…), de la poésie, de la philosophie (Platon, Kant, Maître Eckhart, Spinoza et le cher Descartes…), de l’histoire (du royaume carlovingien à telle nuit de 1815…), et verticalement descend les siècles.
Georges Saint-Clair tient en la mémoire de son cœur et comme au bord des lèvres les récitant ou les évoquant pour nous dans le silencieux murmure dialogué que nous entretenons avec lui, complices en la lecture, tant de pages, mais tant de choses aussi, tant d’êtres surtout à cette heure où l’âge avançant l’homme aux bords de décembre, il n’est plus que la mémoire qui, par le truchement de la poésie (cette langue éminemment sienne), fait son œuvre de résurrection. Pages, êtres et choses moins nombreux d’ailleurs que parés de ce nimbe qui auréole tout ce qui se tient au bord de l’abîme où notre monde impie va précipiter négligemment ce qu’il a de plus précieux.
Pareille au doux embu des vieilles choses saintes, la poésie, au contraire, fait que reviennent à naître gestes et lieux, êtres et choses, remontés de l’abîme dans la lumière de la langue. Les Roses de la Brenta est une très personnelle et très largement humaine nekuïa. Invocation/évocation de tout ce qui, de n’être plus, n’a plus de place, mais agrandie, que dans le cœur : récitant, ressuscitant et par là offrant, léguant, pages de la littérature (Virgile ou Proust : écoutez :
Ainsi Proust enfant s’émerveillait-il que divine jusqu’à l’oubli de l’heure, la cloche de Saint-Hilaire à Combray ne parût sonner, d’abord, que pour les biens de la terre.
Rilke ou Góngora, Pouchkine ou Rimbaud, Follain, Lorca, Stendhal, Baudelaire, de Retz, Curtis…), peintres et musiciens, objets ou animaux du monde ancien conduits par l’âne théophanique : voyez-le :
Doux remuement d’ombre et de fer
Furtif départ de parabole…
lieux de découverte et d’épanouissement de l’adolescent, du jeune homme (belles salles de classe quand l’école était parmi les champs au point que consonnaient sa cloche et celle de l’angélus), gestes, outils et métiers de l’homme, insoupçonnables aujourd’hui : l’horloger, le forgeron, le maréchal-ferrant, le brigadier, et ce colporteur qui s’éloigne sur la route et autour duquel le soleil fait gloire :
Mais le couchant, tout à son rôle, emporte rabbiniquement dans son châle de prière le repos soudain d’un infime outil.
Et les chers vivants qui ne sont plus, grand-oncle et grand-père en ombres lumineuses conduits par le très Vieil Elie, éternel pourvoyeur de biens, figures tutélaires de l’enfance disparue, mais enfance aujourd’hui en expansion infinie dans la douce clarté de son aura, comme la Grande Vacance qui fut là-bas la [s]ienne, dans le temps.
Partout Fidèle au bruit reclus des choses d’autrefois, inquiet du train d’un monde auquel il ne participe plus, mais paisible en son recueillement, le vieil homme, geyser en poésie, veilleur le front contre la vitre sous le signal des astres, n’est plus qu’attentive écoute aux rumeurs et bruits assourdis d’un hiver plus vaste que celui d’une saison. S’il neige souvent dans ces poèmes, c’est peut-être parce que le silence et la poésie sont le véritable baume de la neige en laquelle tout se conjoint en une douce chute pour que, tout s’inversant dans le regard d’Orphée vers le paradis perdu
Tombent dans l’autrefois les flocons d’aujourd’hui.
©Bernadette Engel-Roux (janvier 2008)