Un livre très curieux et plutôt dérangeant : collection de proses incisives, à égale distance de la nouvelle courte, du récit, du poème, de la fable, du conte cruel ; un texte centré sur le corps dans tous ses états et tous ses territoires, et constamment en partage entre humour et horreur, rêve et réel objectif, positivisme anatomique et fantaisie tératologique.
On est à cent lieues de l’exaltation du « corps », telle qu’elle a pu régner jusqu’à ce jour dans la littérature de plus d’un siècle. Ce qui domine, ici, c’est bien plutôt la lourdeur de l’appareil corporel, l’encombrement existentiel que produisent le corps, ses attributs et ses fonctions. La nausée sartrienne ne serait pas loin, s’il n’y avait ce cynisme de bonne humeur dont fait preuve Anne Lorho.
Beaucoup parmi ces textes s’articulent – ou plutôt se désarticulent – autour d’un signifiant tiré du vocabulaire du corps humain. À partir de ce matériau de base, naissent et prennent vigueur toutes sortes d’aventures, d’effondrements, de ruptures, de métamorphoses évoquant soit les agrégats les moins élaborés d’un art brut, soit, à l’opposé, les plus sophistiquées des compo-sitions d’un imaginaire surréaliste.
Si l’écriture d’Anne Lorho, vigoureuse, se montre rebelle à toute tentation décorative, jamais elle ne confine au dessé-chement. C’est un sourire, non pour vous charmer : seulement pour vous mettre à l’aise dans un contexte qui pourrait vous effrayer :
Je le tue, je l’écrabouille, je lui écrase le nez et les joues et les yeux et la bouche et les cheveux et je lui hurle qu’il est mort, que son corps est broyé, désarticulé, que c’est un corps sans corps. Je crie pour qu’il entende mais je constate que ses oreilles sont à ma droite et son corps à ma gauche, et qu’en conséquence, il n’a peut-être pas entendu. […]
On le voit, il y a chez cet auteur quelque chose comme une verve à la Michaux, avec tout ce que cela implique d’ironie, de maîtrise nerveuse, d’enthousiasme dans le cynisme, de précision imaginative et de perspicacité ontologique.
Un livre à lire pour la robustesse de son humour intérieur.
©Paul Farellier
Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.