GILLES LADES AU TEMPS DÉSUNI – par Paul Farellier

Avant tout, une terre.

Terre rompue de soleil, hérissée de rocailles. Causse dont l’intense dureté dans la lumière semble s’opposer avec constance au projet sensible de l’humain (La prière débouche là-haut contre les pierres[[Les Forges d Abel, La Bartavelle, 1993 (Prix Artaud 1994), p. 89.]] ). La parole y burine un chemin ardent, difficile, heurté, chemin contremont[[Le Chemin contremont, Hautécriture, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme. Ce monde contraire, le poète l’habite comme il s’en retranche – dans une acceptation stoïque :

que l’atroce soit un simple oiseau toujours vivant
criant sans fin à nid perdu
au fond de la citerne céleste
face à tout désastre de visage
le tien le mien[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 19.]]

C’est qu’il a fallu souvent s’ennoblir de souffrance : Gilles Lades a su payer le prix par la plus attentive et soigneuse ascèse. Et il paraît s’en être, pour ainsi dire, cerné philosophiquement, quand il s’impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile[[Ibidem, p. 30.]]

Comme toute œuvre authentiquement créée, la poésie de Lades traduit en effet un parcours personnel, mais en même temps le dépasse dans l’expression poétique d’une lutte universelle. Il y a, dans les cris qu’on dirait pétrifiés de ces livres, un combat souvent figé, un affrontement tellurique, une mêlée de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres.

Et d’abord, à partir du sentiment constant – et, somme toute, banal – que le monde a manqué, qu’un destin d’homme ne peut se racheter d’une cassure originelle, Gilles Lades dresse avec force et lucidité le constat poétique de la déchéance du vivre :

Il y eut
un tranchant de main entre le monde et moi
entre mon sang et moi[[Le Temps désuni, Sac à mots éditeur, 2005 (premier poème).]]

Ainsi commence l’un de ses très beaux livres – celui-ci, au titre impitoyable : Le Temps désuni, écriture attentive des jours friables où passent de déchirantes paroles :

Le temps comme une porte épaisse
a tonné dans le dos [[Ibidem, p. 10.]]
[…]
Il fallut percer l’enfance
comme un cœur trop profond[[Ibidem, p. 12.]]

« Percer l’enfance » : cette poésie, dès ses débuts, ne cesse de hanter la demeure perdue de l’enfant (La maison granuleuse/ Tenait l’enfant tout contre l’if) dans la magie d’un grenier, d’un escalier et de tout un paysage à la troublante insistance : Vieux soleils de brume les platanes/ Par lente argile diffusaient/ Novembre délicieux[[Mémoire des limbes, Gros Textes, 2004, p. 22.]] . Le temps de l’enfance ou, plus généralement, ce que le poète appelle parfois le « révolu » prend paradoxalement un caractère de fermeté, de solidité, de plénitude, qui semble en revanche faire cruellement défaut à la minute présente, dominée par le désarroi. Et c’est pourquoi, il faut au poète franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 83.]] , et se lancer à la poursuite inlassable de ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent[[Ibidem, p. 82.]]

La parole de Gilles Lades, rude, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur près de trente ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parviennent, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des Forges d’Abel, prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité. Et même une façon d’harmonie aura pu s’emparer d’une suite aussi lyrique – au meilleur sens du terme – que Solstice de décembre[[Le Nœud des Miroirs, 2003.]] , dont nous ne manquons pas de reproduire, ci-après dans notre choix de textes, le magnifique poème : Érables courbés là…

Mais l’assombrissement, l’angoisse, le deuil dominent encore des livres comme Lente lumière, où il est dit : La poésie/ est un soleil sur le cataclysme,[[Lente lumière, L’Amourier, 2002.]] ou encore De poussière et d’attente[[L’Arrière-Pays, 2002.]] – de courtes proses très denses dont le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.
Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Parvenu à ce point sommital de sa course, le poète a gagné la stature définitive qu’il opposera au Temps désuni.

*

L’œuvre poétique de Gilles Lades, que les quelques considérations ci-dessus sont bien impuissantes à refléter fidèlement, comprend aussi, en marge du grand cycle auquel nous nous sommes limités, plusieurs ouvrages tout aussi pleins de poésie que l’auteur consacre à la découverte en profondeur de pays et de lieux géographiquement déterminés, à commencer tout naturellement par son cher Quercy, l’artisan premier, peut-être, de toute sa sensibilité. C’est le recueil intitulé Le Causse et la Rivière[[L’Arrière-Pays, 1994.]] qui constitue l’album quercinois de Gilles Lades (en même temps que le prototype de tous ses livres « situés »). Et ce sont des poèmes (un pour chaque canton du département du Lot !) qui ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. En dehors de tout l’usage touristique ou « culturel » qu’on puisse en faire, livre délicieux pour cheminer dans l’imaginaire d’un pays définitivement ancré dans l’âme. On peut songer à la Drôme de Jaccottet, au Gâtinais de La Tour du Pin, au Valois de Nerval… Et comme l’auteur, qui a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à des œuvres plastiques, a lui-même indiqué qu’il s’exprimait ici en peintre, comment ne pas éprouver sa parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Étude pour introduire un choix de poèmes au numéro 23-24 de la revue Les Hommes sans épaules, 2007)

Gilles LADES : De poussière et d’attente (L’Arrière-Pays, Jégun, 2002)

La parole de Gilles Lades, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur plus de vingt ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parvenaient, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des [Forges d’Abel[[La Bartavelle, 1993, Prix Artaud 1994.]] , prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité.

L’ouvrage qui nous retient aujourd’hui – de courtes proses très denses – se divise en trois parties dont les titres, de même que celui du livre, signalent l’assombrissement et l’entrée dans une phase angoissée : Souffle suspendu – Sous les nuages terribles – Soleil frêle. Le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.

Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Et ce sont tour à tour le deuil, l’oubli, les gestes rétrécis, la chute, l’effondrement au pied des grands abrupts de [l’]enfance, qui viennent nous hanter, avec le brouillard des fins de livres, fins de films, quand la chose est partie et n’a pas force de retour. Même les morts s’éloignent, les morts les plus durs, ceux qui faisaient encoche dans la vie.

Vers la fin du recueil apparaît une hésitation entre moi et l’adieu. Et le poète comprend qu’il lui faut bâtir, sur une terre usée à miroir, un nouvel invisible à l’exacte vue.

Une image pour clore ce livre désigne l’enfance – si souvent invoquée par le poète –, celle du cahier qui a traversé les mues solaires des greniers. Le poète s’en saisit et s’écrie : Je l’ouvre comme un volet sur le soleil frêle.

Comme pour faire écho à ce livre, un autre beau recueil paraissait simultanément sous le titre Lente lumière[[L’Amourier, 2002.]] : ce sont des poèmes mûris sous le même climat, dans le même deuil. On ne saurait trop en recommander la lecture, en parallèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)

LES FORGES D’ABEL, Gilles Lades, Prix Antonin Artaud 1994 (La Bartavelle, Charlieu, 1993) ; LE CAUSSE ET LA RIVIÈRE, Gilles Lades (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

Voici le poète de la terre, d’une terre solaire hérissée de rocailles. Voici la poésie du chemin difficile et heurté, chemin contremont[[Le chemin contremont, Hautécriture, Les Bordes, Nouaillé, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme.

Abel, le poète, s’avoue d’abord ce dessaisi au ciel sidéré, au pays réduit/ à ses tables de roche/ arbres venus si hauts pour rien. Il serait même condamné à vivre bientôt sans la mémoire si le chemin qui vient mal n’est pas/ forcé dans l’argile brillante et froide. Pour lui, règne le temps de la peur à tables désertées/ à pays désappris. Là, toute reconquête ne lui est possible qu’au prix d’une très attentive et soigneuse ascèse qui le cerne philosophiquement et lui impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile

Peu à peu cependant, se desserre l’étreinte, s’éclaire le chemin, se fluidifie le discours : Le mystère a reculé […] il tient à fresque ce gué de haute enfance, sous le tendre regard venu de partout, hors péril, dans le lustre intact d’oiseaux et d’osiers. Avec les lumineux poèmes où se clôt la première partie des forges d’Abel, le dessaisi achève son périple intérieur : du nouveau chant, il sait maintenant qu’il faudra obéir à ses anges rares ; il se fait joie de replacer au bel angle du ciel/ la chambre de glaise/ première saison du poème. À l’errance angoissée qui ouvrait le livre, succède un regard d’apaisement, de confiance :

un sentier suffit
un appel pousse vers un début de fleur
………………………………………..
rien ne retient
tout
reviendra dans les mains
ombre et soleil
hasards
pour notre enfant silence
en juste lumière

Place est maintenant faite au Semainier, qui constitue, dans sa fascinante rugosité chaotique, la seconde partie du livre. On n’éprouve plus ici le mouvement ascendant, la dure montée du dessaisi : parvenu sur les hauteurs arides du Causse, nous semble vouloir s’y tenir et s’y perpétuer le poème raviné d’évidences. Ainsi, tout au long du Semainier, continuent d’affleurer les pierres qui restent, comme le mot/ abrasif. Une intense dureté des choses dans la lumière s’oppose avec constance au projet sensible de l’homme (La prière débouche là-haut contre les pierres). À lui de franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent ; à lui de rechercher inlassablement ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent

Comme en finale du dessaisi, c’est une délivrance qui fera l’aboutissement du livre : le poète s’est attablé au soir ; nous le voyons, coude, reins, nuque/ à la table de force/ pieds d’ombre vin d’effluves. Cette fois, Abel a surmonté l’opaque adversité :

Du fond du corps la fleur sensible à tout
se reforme dans la voix faible et la peur

Celui qui fait figure de tendre prévaut enfin contre la pierre sans mémoire, comme un oiseau lié sur les toits/ chante son arbre à démesure/ délivré de la roche/ par un nid de tremblantes racines.

Un livre comme Les forges d’Abel pourrait être vu comme un itinéraire personnel – ce qu’il est pour partie sans doute –, mais aussi et surtout comme la relation poétique d’une lutte universelle, souvent figée, où le cri s’est fait pierre, un affrontement géologique, une centauromachie de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres. Or le théâtre du combat, pour Gilles Lades, c’est d’abord son Quercy natal, qui semble avoir façonné toute sa sensibilité. À des paysages dont l’empreinte marque aussi d’autres livres-clés, tels Le chemin contremont, déjà cité, ou Fonderie[[Fonderie, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix, 1991.]], Gilles Lades consacre maintenant un recueil, Le Causse et la Rivière, aux excellentes éditions de l’Arrière-Pays. Le Causse, aride ; la Rivière, fertile.

Bien des poèmes de cet album (un pour chaque canton du département du Lot !) ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. Cela donne un livre délicieux ; sûrement le meilleur « guide », en profondeur, pour aller découvrir « physiquement » cette vieille province ; mais plus sûrement encore, et en dehors de tout usage touristique ou « culturel », un merveilleux cheminement dans l’imaginaire : quelque chose pour faire qu’un pays existe définitivement dans l’âme, comme la Drôme de Jaccottet, le Gâtinais de La Tour du Pin ou le Valois de Nerval. Enfin par-dessus tout, puisqu’il s’agissait de peinture, une parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore, au hasard, car les exemples abondent, que nous pouvons promettre au lecteur :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)