C’est par cette anthologie, composée à partir des sept livres publiés chez Gallimard de 1982 à 2013, que Jean-Pierre Lemaire fait son entrée dans la collection Poésie. Loin de l’addition mécanique des éléments d’une œuvre, tout contribue à faire de cette remarquable publication un livre nouveau et distinct : le choix lui-même des poèmes, sans doute ; mais aussi ce parti pris subtil, que l’on devine, de briser parfois leur flux chronologique de publication (au profit peut-être de leur ordre d’écriture ?) par de discrètes inversions du courant (par exemple, au début, les allers et retours amont-aval puis aval-amont entre les trois recueils La Pierre à voix, Visitation et L’Exode et la nuée ; ou encore, vers la fin, la même oscillation entre Figure humaine, Faire place et L’Annonciade) ; enfin, allant dans le même sens d’unification et de continuité, la suppression des « barrières » qu’auraient pu dresser les titres des livres publiés, seuls subsistant leurs intertitres, souplement reliés.
Amené à relire ainsi une grande partie de cette œuvre (où l’on regrette pourtant de ne rien recueillir des Marges du jour ni de L’Intérieur du monde, parus chez d’autres éditeurs), on peut entendre à nouveau, telle que l’avait saluée, dès 1981, Philippe Jaccottet, cette « voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. » Voix de ce poème inaugural, intitulé « Préface », placé en tête de l’anthologie, de même qu’il faisait seuil pour La Pierre à voix :
Tu as désormais la page entière devant toi
et tu réentends derrière ton épaule
les sages voix qui t’ont appris à lire
tressées avec ta propre voix pour épeler la vie […]
Tu démêles dans ta voix le fil d’or, le fil d’argent, le fil d’azur
et la veine silencieuse de la Sagesse
comme la ligne pâle des anciens cahiers :
Quand tu chantes on doit les entendre tous
La lumière de sagesse à laquelle accède ici la poésie brille d’autant plus que nul brillant n’est recherché, le poème se déployant sans artifices, ne cédant jamais à la tentation de charmer ou de séduire, fermement ancré dans « la vraie vie », « le vrai monde, le monde ordinaire » (selon l’auteur lui-même, qui s’exprimait ainsi, en 2004, dans un entretien avec Olivier Gallet). Le poème est né d’avoir été vécu : le poète n’écrit que les mots qu’il a su vivre. Ainsi peut-il déchiffrer « l’autre message », le plus précieux :
Quand il a lu le dernier mot
il cherche encore au creux de l’enveloppe
autre chose, un signe impalpable
plus fin qu’une épingle, un souffle
qui serait parvenu clandestinement
ici, loin de la mer, comme des grains de sable
recueillis au fond d’un soulier obscur
Nef de cette « vraie vie », la foi du Christ – dont on dirait que chaque mot la respire – traverse l’œuvre de part en part avec une telle vérité humaine que l’agnostique ou l’athée la reçoit à l’égal du croyant ; on a effacé les piliers du dogme pour la transparence de vitrail d’une « figure humaine » et l’évidence du divin en l’homme. Et cela se vérifie jusqu’à ces poèmes faisant référence explicite aux Écritures et qui se refusent à la paraphrase ou à l’imagerie pieuse ; ils répondent simplement dans le champ poétique de notre réel humain et présent à un signe perçu dans le Livre. Ce faisant, ils opèrent sur le texte sacré, et non sans audace, comme l’a expliqué l’auteur dans Marcher dans la neige – Un parcours en poésie (Bayard, 2008), une sorte d’« incarnation » seconde que rendent possible une profonde attention à autrui et une empathie hors norme : avec Simon de Cyrène, on sent encore sur le dos le poids de la croix ; et, dans Grains du rosaire, le ventre maternel souffre et s’éternise :
CRUCIFIXION
Je suis vidée de lui comme à sa naissance […]
Je suis vidée de lui et je recueille tout
comme une bassine au pied de la croix […]
Une poésie certes née d’une expérience personnelle, mais qui s’alimente aux sources de nombreuses autres existences, Lemaire ayant reçu cette grâce de savoir lire les regards entretissés et de croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière où la vie humble rencontre l’exceptionnel, où le « Je » croyant transcende l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain.
©Paul Farellier
Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.