Ce petit recueil nous propose des fragments d’une grande vision : celle de l’odyssée de l’homme – et du poète – jetés dans le tumulte de la vie, placés au centre de la Nature – et de leur nature – voués aux puissances invisibles, bénéfiques ou maléfiques, qui les entourent ou se déchaînent en eux-mêmes, ainsi exprimées en ces vers raciniens : De quel combat lointain / s’empourpre l’aube / et qui, par un démon pressé, saigna de l’innocent / la gorge blanche ?// Nommer défaille. Le bourreau / géant, masqué, plane et ravage. // Il nous faut vivre dans le deuil, / durer, polir l’alliance future. Tout prend ici valeur d’allégorie, de symbole. Le poète nomme êtres et choses et, de sa bouche de volcan, jaillit le verbe en fusion ; coule alors la lave tourmentée des mots qui se métamorphosent sur la page, portant encore les stigmates de leur vie antérieure, de leur genèse pour se figer enfin et devenir obscure pierre de connaissance, sculptée à la gouge du mythe. Ainsi, le ciel de la vie suscite d’étranges et fantastiques reflets au fond du puits de la conscience : qui est cet ‘assassin’ qui ‘brûle les paupières’… ‘arrache la langue’… ‘broie le cerveau’…’perce le cœur’… ? Serait-ce le Commandeur qui frappe, visage masqué ? Une violence trop contenue éclate et se déchaîne en maints poèmes du recueil : Un feu brutal tranche le ciel, / brandit l’éclair / et, de sa griffe, inscrit sur la muraille / l’image de l’Inconnu. L’Innommé, l’Inconnaissable rôde et tente de se réapproprier sa créature… Il est à la fois ‘serpent et loup’… Les textes de Jean Joubert ont ici une dimension quasi biblique, prophétique. Le verbe est porteur d’un message ‘désespéré’, lucide face à l’absurdité, peut-être au sens ‘camusien’ du terme – celui de L’Homme Révolté, du Mythe de Sisyphe. La révolte prométhéenne en effet y est inscrite ; l’œuvre du poète n’est-elle la parade au ‘fatum’ : Faut-il tenter quelques paroles / pour dénoncer, pour conjurer ? S’affrontent, dans cette suite de poèmes, lumière et ténèbres, vie et mort, parole et silence. Et, soudain, vient une accalmie. Surgit une apparition, digne d’une épiphanie fixée sur la toile par un Fra Angelico : Une femme au loin se retourne / dans une roseraie / où soudain, noire / s’épanouit la fleur funèbre. Il y a dans cette œuvre des accents mallarméens, parfois des fulgurances à la Tagore, plus sûrement de belles coulées joubertiennes : D’un feu très pur, / foudroyé… […] Nuit plus que nuit au cœur du roc : / empire du silence / impensable prison, et : Beauté du merle, / sa noblesse / sa pertinence. // Le soir, dans le jardin, / immobile, il tient dans son bec / une perle d’or. Cette perle n’est-elle ‘l’Enfant d’une nuit d’Idumée’ – le poème ‘chu d’un désastre obscur’ ?
Le final de ce concerto pour ‘reflet du ciel au fond d’un puits’ apporte un semblant d’apaisement, un retour aux eaux calmes de l’existence ordinaire : À la frontière entre rêve et réalité […] …à la frontière, / c’est pourtant la même odeur de lilas, / le même roucoulis de tourterelles, / et, de part et d’autre, le ciel / creuse ses grands puits bleus / dans l’infini labour des nuages. Le monde recommence : La nuit se fend remue // On y chante l’arbre et l’enfant… […] … la source, / l’amour enfin ressuscité.
©Jacques Taurand
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)