Au départ, la double image d’un arbre/ d’un cheval/ qui tombèrent d’un coup, tronc et flanc versés/ à même la terre. Ce sont des morts. Certes, la mémoire les garde sous leur lumière vivante, mais pour poser l’ultime question : est-il un monde qui les contienne encore ? Ainsi s’ouvre l’abîme de ce livre, « abîme du monde » désigné en trois lignes d’Heidegger choisies pour épigraphe.
Pour que nul n’en ignore, la porte de la transcendance est aussitôt fermée, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles comme en miroir de celles d’Exils[[Jean-Paul Hameury, Exils, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler : « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence (cf. Requiem[[Jean-Paul Hameury, Requiem, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici.). Et c’est pourquoi ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.
Parvenue au bout du terrestre, la sorte de parabole qui clôt la première des quatre séquences de Voix dans la nuit doit être citée en entier, car elle dit bien, d’une manière qu’à première vue seulement on pourrait croire paradoxale en perspective immanentiste, ce qui distingue encore et sépare radicalement un au-delà d’un en deçà :
Sur la frontière on m’arracha les yeux
puis on m’enfonça d’autres yeux
dans les orbites afin de voir
ce qu’avant je ne voyais pas.
On sutura mes lèvres.
Dès lors j’allai entre soleils et neiges
par des chemins sans retour
voyant toute chose clairement
et non plus comme dans un miroir
— mais je ne pouvais plus parler.
J’attends qu’on vienne couper
les fils qui scellent ma bouche.
J’attends qu’on me rende aveugle
comme autrefois — qu’on me ramène enfin
sur le seuil de l’ancien jardin.
L’épigraphe de Heidegger s’accomplit : le poème « éprouve » et « endure » l’abîme, il y « atteint ». Nous sommes prévenus que c’est sans retour.
Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi dans la deuxième séquence, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être —? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité.
La troisième séquence, la plus désespérée peut-être, dévoile un paysage humain déchiré entre ce qu’il est/ et ce qu’il fut. Chacun des poèmes qui la composent offre un visage différent de l’inévitable, qui est aussi l’irrémédiable : triomphes mués en défaite, failles de la terre en séisme de l’âme, puanteur d’Elseneur se perpétuant au désert de l’histoire, disparition des mythes fondateurs… jusqu’au jardin — inhabitable désormais/ pour des âmes défaites. Une page surtout met impitoyablement en scène l’irruption de l’inexorable :
Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.
Dans la dernière séquence, la parole émane de celui qui a vu par-dessus le fleuve infranchissable évoqué au début du livre. La parole est celle d’un voyageur fatal (J’étais donc parvenu/ aux bords extrêmes de l’Occident./ J’avais donc vu cela : le soleil/ se coucher une fois pour toutes/ — laissant toute chose dans le silence/ laissant les hommes contre la nuit) : celui qui a tenté de dire s’il n’est rien d’autre que le rien […] de montrer l’invisible et de dire l’indicible ; celui-là est-il toujours vivant ou déjà mort ? Surtout doit-il taire ce que lui a enseigné l’expérience abyssale ? Le dernier poème habite littéralement une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles.
Même et surtout s’il fait se rebeller à sa leçon dernière d’une vérité que seule autoriserait la mort, ce livre est véritablement envoûtant, où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Il dit le prix dont on dut s’acquitter pour son savoir suprême : le prix de la vie.
Qu’il fallut sacrifier
— jusqu’aux cendres.
©Paul Farellier
(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-4, 2000)