La lampe de chevet fait signe/ à travers la parole et, dans ces onze poèmes – de fait, une seule coulée : l’ode aux belles proportions –, ce que l’on entend dès l’abord, c’est cette naïveté forte, ce goût de la vie et de la femme, de cette matière noble que je sais chanter maintenant, un naturel gagné par l’expérience du poète, exprimé d’une voix mâle et juste, la terre latine labourée pour l’amour et la mort, pour les solennités du temps, pour l’honneur du verbe. Le chevet, c’est encore l’un de ces « vrais lieux » que le poète moderne tente de désigner, de dégager de la gangue quotidienne, en offrande à ceux, déjà rares, qui se tiennent en éveil. Ici, une chance nous attend : Dans ta pénombre physique/ le possible se tient/ au chevet – oui, amour aidant, elle nous attend :
on meurt souvent
on crie
mais chaque jour on entre
en matière lumière
et si votre amie est exquise
délicate comme l’ombre
alors peut-être entrez-vous
en terres imaginaires
jadis moquées
et respirez-vous le large et l’intime
ce que je nomme le chevet.
Là, dans un vertige fasciné de l’humain – une grâce délicate/ un silence d’amour/ où pénétrer –, les privilèges du poète sont enfin manifestes :
Écartant le nombre et le bruit
la poésie quand le soir est tombé
a dit juste
[…]
Écoutez le poète hors du savoir, quand il modèle le temps humain. Écoutez-le beau dire. Il tient les mots comme une lyre produisant un autre silence, la loi légère de l’être, la souveraine aisance du temps.
Le temps justement, ami-ennemi tout à la fois, nous vaut l’un des plus beaux poèmes de cette suite : nous vivions en Noël/ et le temps lentement glissa,/ quittant la maison/ la mère/ la force des objets/ les nuages […], mais il resurgit dans presque tous les autres quand le poète s’y confie, comme dans la belle pièce intitulée Abandon. Seule la veilleuse intérieure (autre magnifique poème) peut renvoyer hors du temps, dans une asaison/ silencieuse […] sans forme/ sans nom// dans l’épaisseur non arrivée/ du monde ou de même encore, en ces pages intitulées Qu’une fleur révolutionnaire envahisse, refouler au lointain refuge d’amours prénatales, appelant le contact hermétique/ le ventre féminin/ où sans voir je vivais/ où sans prendre j’avais/ où sans vouloir j’étais/ sous le ciel le plus tempéré/ sur le sol le plus doux,/ enveloppé dans le bonheur sans lieu,/ faisant mes gestes les plus courts de nombril à nombril.
Et c’est peut-être ce double jeu du temps (avec et contre, dedans et dehors) qui, à la poésie d’Henri Heurtebise, si enracinée soit-elle parfois dans une glèbe puissamment érotique (L’obscène royal/ de la mort intacte/ de la vie violente des flammes/ du sucre rouge de ton sexe […] tes lèvres basses/ tes lèvres de végétale […] Je sais que la lumière est là/ au fond de ta vigne/ au fond si fort/ du réel), garde la faculté, devenue si rare, d’interroger mystiquement le vide lent et clair presque liquide de l’amour. Et si généreuse est la richesse du chevet que, même le dieu évité (cette présence dont on constate qu’elle ne vient pas et dont on sait bientôt qu’elle ne peut venir […] le regard pour constater qu’il n’y a fondamentalement personne), son irréfutable lumière glisse déjà/ dans ce qui est parti/ Naissance de l’après-monde […] (Une joie terrifiante est promise/ à côté de la mort,/ un œuf un astre une fin douce/ dans le natal), naissance pourtant laissée indécidable, près de fondre et mourir/ dans notre histoire inconnue,/ cette musique.
On ira donc dans ce livre d’Henri Heurtebise comme à travers la vie elle-même, douce et tragique, tremblante d’être là/ d’être forte. Une vie à vivre et revivre entre surabondance et limite : ce que le poète avait déjà nommé L’Inépuisable fini.[[Titre d’une poésie publiée dans la collection Fondamente, Multiples, Longages, 1991.]]
©Paul Farellier
(Note in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)