Avoir, dans sa vie, rencontré l’œuvre de Jean-Paul Hameury, cela doit être compté comme une véritable chance. Voilà, en effet, des livres de poésie, mais aussi des récits, des nouvelles, des essais, qui emportent notre regard vers les confins ; qui nous obligent, nous, humains trop humains, plus souvent soucieux de tranquillité que de conquête, à dépasser nos habitudes mentales ou sensibles, à regarder en face notre part terrible. Un obscur a été porté au jour ; faute de la sorte de témérité que cette œuvre inspire, il aurait pu rester ignoré.
L’obscur, sans doute, mais aussi le nihil et la mort, sont ici des thèmes récurrents. S’étonnera-t-on de la prééminence ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition ? Comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury restait convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devrait surgir une lumière : « Une œuvre authentique », écrivait-il, « quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. » Du coup, reconnaissons-le, nous accédons à une vérité qui, par delà dépossession, déréliction et souffrance, impose la beauté. Plus encore, nous comprenons que c’est précisément de sa permanente confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu, que l’art de Jean-Paul Hameury a pu s’éprouver et s’authentifier. À chaque pas que nous risquons au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croyons entendre un parler venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un langage de l’autre rive.
La raison en est que la parole entendue dans tout le cours de cette œuvre émane de quelqu’un qui avait vu lui-même par-dessus ce qu’il appelait le « fleuve infranchissable » ; cette parole est celle d’un voyageur fatal qui avait su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort qu’il situait, selon ses propres termes, « au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit ». L’homme de la mort, écrivait-il, est « invisible et muet », mais il est « voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles ». Et c’est la force de ses livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on aurait juré immuables : celles de la vie et de la mort. L’écriture peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte, le poète s’étant donné pour devoir de braver le séjour infernal et, comme il l’écrivait dans son livre Derniers rivages, d’y « partager le désarroi des âmes détruites ». Pour lui, d’ailleurs, l’éternité même de la mort reste présente à notre monde, comme il l’exprimait dans Requiem : « Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. » C’est dire que c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité ; et qu’ils n’ont pas passé la porte de la transcendance.
À ce monde où nous vivons, et qui, même à ses morts, ne permet pas de lui échapper, Jean-Paul Hameury ne reconnaissait, pour autant, aucune supériorité. Pour lui, dans une approche toute philosophique, le monde est assurément ce qui doit être jugé. Et c’est justement à la faveur de ce procès du monde que s’ouvre le passage le plus évident entre l’écriture poétique d’Hameury et celle de ses récits et nouvelles. Là se manifeste vraiment la continuité de l’œuvre. Voyageur des confins, poète de l’extrême, Hameury, usant parfois d’un humour dévastateur, suscitait des personnages eux-mêmes toujours « à la limite », comme son étonnant Macchab ; il plongeait aussi dans des univers surprenants, pétris d’une logique implacable de l’étrange, et dont pourtant le faible écart avec notre réalité quotidienne nous la redessine aussitôt coupable – et mise derechef en accusation. En effet, le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails tout à fait cousins de notre vécu, c’est notre propre existence que nous apercevons. Et nous voici à voyager, comme dans son récit L’Empire, tels des Gullivers que berce une ironie désolée. Se tiennent donc les audiences d’un procès où comparaissent le monde et surtout notre époque, procès que parachèvent des textes d’essais décisifs, comme Illusions et mensonges ou encore Regards sur le temps présent.
L’essayiste rejoignait ainsi le poète qui, dans les vers intitulés Épisodes, conclusion amère du livre Derniers rivages, renouvelait en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine :
est terre lointaine.
[…]
Après tant de pauvres errances
les lendemains sont dissipés.
©Paul Farellier
Mars 2010