HOMMAGE À JEAN-PAUL HAMEURY

Avoir, dans sa vie, rencontré l’œuvre de Jean-Paul Hameury, cela doit être compté comme une véritable chance. Voilà, en effet, des livres de poésie, mais aussi des récits, des nouvelles, des essais, qui emportent notre regard vers les confins ; qui nous obligent, nous, humains trop humains, plus souvent soucieux de tranquillité que de conquête, à dépasser nos habitudes mentales ou sensibles, à regarder en face notre part terrible. Un obscur a été porté au jour ; faute de la sorte de témérité que cette œuvre inspire, il aurait pu rester ignoré.

L’obscur, sans doute, mais aussi le nihil et la mort, sont ici des thèmes récurrents. S’étonnera-t-on de la prééminence ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition ? Comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury restait convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devrait surgir une lumière : « Une œuvre authentique », écrivait-il, « quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. » Du coup, reconnaissons-le, nous accédons à une vérité qui, par delà dépossession, déréliction et souffrance, impose la beauté. Plus encore, nous comprenons que c’est précisément de sa permanente confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu, que l’art de Jean-Paul Hameury a pu s’éprouver et s’authentifier. À chaque pas que nous risquons au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croyons entendre un parler venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un langage de l’autre rive.

La raison en est que la parole entendue dans tout le cours de cette œuvre émane de quelqu’un qui avait vu lui-même par-dessus ce qu’il appelait le « fleuve infranchissable » ; cette parole est celle d’un voyageur fatal qui avait su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort qu’il situait, selon ses propres termes, « au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit ». L’homme de la mort, écrivait-il, est « invisible et muet », mais il est « voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles ». Et c’est la force de ses livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on aurait juré immuables : celles de la vie et de la mort. L’écriture peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte, le poète s’étant donné pour devoir de braver le séjour infernal et, comme il l’écrivait dans son livre Derniers rivages, d’y « partager le désarroi des âmes détruites ». Pour lui, d’ailleurs, l’éternité même de la mort reste présente à notre monde, comme il l’exprimait dans Requiem : « Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. » C’est dire que c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité ; et qu’ils n’ont pas passé la porte de la transcendance.

À ce monde où nous vivons, et qui, même à ses morts, ne permet pas de lui échapper, Jean-Paul Hameury ne reconnaissait, pour autant, aucune supériorité. Pour lui, dans une approche toute philosophique, le monde est assurément ce qui doit être jugé. Et c’est justement à la faveur de ce procès du monde que s’ouvre le passage le plus évident entre l’écriture poétique d’Hameury et celle de ses récits et nouvelles. Là se manifeste vraiment la continuité de l’œuvre. Voyageur des confins, poète de l’extrême, Hameury, usant parfois d’un humour dévastateur, suscitait des personnages eux-mêmes toujours « à la limite », comme son étonnant Macchab ; il plongeait aussi dans des univers surprenants, pétris d’une logique implacable de l’étrange, et dont pourtant le faible écart avec notre réalité quotidienne nous la redessine aussitôt coupable – et mise derechef en accusation. En effet, le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails tout à fait cousins de notre vécu, c’est notre propre existence que nous apercevons. Et nous voici à voyager, comme dans son récit L’Empire, tels des Gullivers que berce une ironie désolée. Se tiennent donc les audiences d’un procès où comparaissent le monde et surtout notre époque, procès que parachèvent des textes d’essais décisifs, comme Illusions et mensonges ou encore Regards sur le temps présent.

L’essayiste rejoignait ainsi le poète qui, dans les vers intitulés Épisodes, conclusion amère du livre Derniers rivages, renouvelait en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

Après tant de pauvres errances
les lendemains sont dissipés.

©Paul Farellier

Mars 2010

Jean-Paul HAMEURY, L’Empire, Éditions Folle Avoine, 2007.

À travers L’EMPIRE, nous sommes conviés à un voyage d’esprit comme saurait peut-être l’entreprendre un homme des Lumières si, transporté dans notre pauvre siècle, il se trouvait soudain lesté de la douloureuse expérience dite de la « modernité ». Mais, cette fois, la fable philosophique va plus loin que n’avait pu le faire l’élégante cruauté voltairienne. La réussite d’Hameury tient beaucoup à ceci : le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails bien cousins de notre réalité, c’est notre propre existence que nous apercevons : nous sommes donc intéressés à la partie.

Les récits et nouvelles de Jean-Paul Hameury – c’est vrai pour ce livre, L’EMPIRE, comme pour MACCHAB [[Éditions Folle Avoine, 2007.]] ou pour DES TEMPS DIFFICILES [[Éditions Folle Avoine, 2008 (parution : janvier 2009).]] – ont en effet ceci de particulier, à nos yeux, qu’ils tiennent vraiment en haleine. Et c’est là un signe qui ne saurait tromper : on court de la première à la dernière ligne avec une curiosité et un intérêt jamais affaiblis. Quelle différence avec tant de proses qui nous sont infligées et nous tombent des mains !

Le style y est sans doute pour beaucoup : l’auteur est l’un des rares à savoir puiser dans toutes les ressources de notre langue et nous conduire, comme en un discours musical, à travers les modulations de la syntaxe : rien de commun avec la platitude, voulue ou non, de tous ces textes à l’indicatif minimal et à peine véhiculaire, dont nous inonde la librairie contemporaine.

Mais il y a aussi plus que le style : la maîtrise de la parabole ; c’est elle qui éclaire notre condition dont L’EMPIRE est le symbole plus que le déguisement. Il y a comme un Gulliver à l’ironie désolée dans le voyageur de ces fictions, tangentes impitoyables de notre monde réel.

©Paul Farellier

JEAN-PAUL HAMEURY ou LA MORT DU TEMPS

Une immense ambition chez ce poète : nous porter aux confins ; exprimer ce que la plupart d’entre nous, plus soucieux de tranquillité que de conquête, ne veulent à aucun prix voir ou entendre ; moins créer peut-être qu’oser regarder en face notre part terrible et mettre à jour cet obscur qui, faute de ce courage, pourrait rester ignoré. De là, la vérité d’une œuvre où dépossession, déréliction et souffrance ne cessent d’imposer la beauté. De là, un art éprouvé qu’authentifie sa confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu.

Dans l’un de ses livres (Ithaque et après, Folle Avoine, 1993), le poète a choisi l’après du voyage et la figure d’Ulysse, l’homme instruit par l’errance, pour imposer le plus long des suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Après un premier âge où l’on a cru posséder le monde dans l’éternité de l’instant, un deuxième où l’on s’est satisfait de la fuite du temps, on en est venu à l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Quant à la parole, ce pourrissoir des nefs, il y règne dépossession et absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus. […] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne dans la pensée du rien. Sa vie ? un passé définitif. Son présent ? un exil sans recours. Son génie ? une familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

En effet, c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité. Ils n’ont pas passé la porte de la transcendance, laquelle est fermée par le poète, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles tirées de Voix dans la nuit (Folle Avoine, 2000) comme en miroir de celles d’Exils (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Déjà dans Brûlant seul (La Dogana, 1982), livre écrit dans le deuil de son père, le poète donnait à entendre une voix (qu’il qualifie lui-même de « bouddhique ») récusant la permanence de la personne :

C’est votre part d’espérer les morts
habiter un autre espace.

C’est votre part de croire
qu’il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d’autres oiseaux.

C’est votre part
de ne savoir penser le rien.

Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d’une plaie.

Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler ; « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence – cf. Requiem (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. Et c’est pourquoi, œuvres de la destinée, ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Pris pour titre d’un des plus beaux livres du poète (Atelier La Feugraie, 1999), L’Obscur est sans doute, avec le nihil et la mort, le thème récurrent de toute cette œuvre. Une prééminence est ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition. Mais, comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury reste convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devra surgir une lumière : « Une œuvre authentique, quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. »

Voix dans la nuit est peut-être le livre où le poète se soumet le plus à l’épreuve de l’abîme et, nous est-il dit, sans retour. Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être — ? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité. Et surtout, nous sommes guettés par l’inexorable, dont le poète met en scène l’irruption de façon vraiment saisissante :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Éprouvé lui-même de la façon la plus cruelle par le suicide de son fils aîné, Jean-Paul Hameury accomplit aussi dans ses livres le « travail de deuil » et, sans pourtant l’y réduire, on ne peut ignorer cette dimension personnelle d’une œuvre où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Une œuvre qui dit le prix dont on dut s’acquitter pour le savoir suprême : le prix de la vie. (Qu’il fallut sacrifier/ — jusqu’aux cendres.) La parole émane donc de celui qui a vu lui-même par-dessus le fleuve infranchissable ; la parole est celle d’un voyageur fatal qui a su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles. Et c’est la force de ces livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant justement le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir.

Derniers rivages (Folle Avoine, 2004) poursuit ce chemin d’exploration douloureuse de notre condition et sonde encore plus loin peut-être l’angoisse des destins humains : périple incertain en quête du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel dans ce pari de connaître à partir de l’insu, de glaner à l’obscur un épi de sagesse. Or il n’y a presque plus rivages, mais seulement terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires. On croirait entendre des accents lointains venus d’ailleurs, la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » rendu si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini, avec pour guide le poète, figure décidément virgilienne, pour nous mener dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note introductive à une bibliographie et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Derniers rivages, Jean-Paul HAMEURY, Folle Avoine, 2004

Sur le chemin d’exploration douloureuse de notre condition qu’il parcourt d’ouvrage en ouvrage, et sondant encore plus loin peut-être, par ce nouveau livre, l’angoisse des destins humains, Jean-Paul Hameury nous conduit ici en un périple incertain à la poursuite du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel. L’enjeu : un gain de connaissance tiré de l’insu ; un épi de sagesse glané à l’obscur.

En touchant à ces Derniers rivages, peut-être faudrait-il déjà interroger ce titre. Dans l’acception commune, un « rivage » ne peut manquer de parier sur son au-delà ; c’est le bord de quelque chose d’où l’on regarde ou essaie d’entrevoir autre chose : de la terre, une mer ou bien d’autres terres ; du présent, un avenir ou encore le passé, qui est l’avenir de la mémoire ; de la vie, une divination de la mort. Mais le poète ici nous arrête :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

les lendemains sont dissipés.

De sorte que ces rivages, dits « derniers », ne le seraient pas seulement dans la chronologie d’une vie et d’une expérience : peut-être arrivent-ils aussi à figurer, par quelque perte de substance, au dernier rang d’entre les rivages, n’étant presque plus rivages, mais comme terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires.

Et c’est la force de ce livre admirable, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème est venu habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir :

Sombre royaume. Pays opaque et muet
où chacun — banni de sa propre histoire —
ne vit qu’au bord extrême de lui même.

[…]

Jetés sans paupières face à la mort
nous tâtonnons dans le plein jour
comme animaux tombés
hors du champ de l’espèce.

[…]

il nous fut permis d’oublier.
Il nous fut permis de distinguer
une étendue sans nom
sans origine ni limites.

Comme par réciprocité, le mourir s’enquiert du vivre – à moins que le lieu de mort ne soit que le calque du lieu de vie :

Dites-moi cependant si la langue
que j’ai connue jadis près de vous
permet encore d’être au monde

[…]

Ici les mots ont goût
et couleur de cendres.

À chaque pas risqué au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croirions entendre un langage venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » que ces poèmes rendent si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini.

Au demeurant, chacune des cinq étapes du livre donne une orientation propre à l’exigence de vérité. Pour Visions, l’impératif réside dans la descente au plus profond : Ne sache plus que ton ignorance./ Ne veuille plus que ta cécité. Dans Absence, où l’écriture s’est à nouveau reliée à l’expérience vécue du travail de deuil, le devoir est de braver le séjour infernal et d’y partager le désarroi des âmes détruites. Exode peint, comme une Danse des Morts, la fresque d’une humanité privée du sens même de son destin. Avec Ici-bas, un courrier nous parvient des hivers de l’âme, nous donne les nouvelles de l’autre côté. Enfin Épisode vient renouveler en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine.

Qu’on ne craigne surtout pas d’oser la lecture d’un livre comme celui-ci, où l’intelligence et la sensibilité sont exposées à l’étrange douleur de l’errance et de l’égarement. Un poète est là, figure toujours virgilienne, pour nous guider dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2004)

VOIX DANS LA NUIT, Jean-Paul Hameury (Éditions Folle Avoine, Bédée, 2000).

Au départ, la double image d’un arbre/ d’un cheval/ qui tombèrent d’un coup, tronc et flanc versés/ à même la terre. Ce sont des morts. Certes, la mémoire les garde sous leur lumière vivante, mais pour poser l’ultime question : est-il un monde qui les contienne encore ? Ainsi s’ouvre l’abîme de ce livre, « abîme du monde » désigné en trois lignes d’Heidegger choisies pour épigraphe.

Pour que nul n’en ignore, la porte de la transcendance est aussitôt fermée, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles comme en miroir de celles d’Exils[[Jean-Paul Hameury, Exils, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler : « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence (cf. Requiem[[Jean-Paul Hameury, Requiem, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici.). Et c’est pourquoi ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Parvenue au bout du terrestre, la sorte de parabole qui clôt la première des quatre séquences de Voix dans la nuit doit être citée en entier, car elle dit bien, d’une manière qu’à première vue seulement on pourrait croire paradoxale en perspective immanentiste, ce qui distingue encore et sépare radicalement un au-delà d’un en deçà :

Sur la frontière on m’arracha les yeux
puis on m’enfonça d’autres yeux
dans les orbites afin de voir
ce qu’avant je ne voyais pas.
On sutura mes lèvres.

Dès lors j’allai entre soleils et neiges
par des chemins sans retour
voyant toute chose clairement
et non plus comme dans un miroir
— mais je ne pouvais plus parler.

J’attends qu’on vienne couper
les fils qui scellent ma bouche.
J’attends qu’on me rende aveugle
comme autrefois — qu’on me ramène enfin
sur le seuil de l’ancien jardin.

L’épigraphe de Heidegger s’accomplit : le poème « éprouve » et « endure » l’abîme, il y « atteint ». Nous sommes prévenus que c’est sans retour.

Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi dans la deuxième séquence, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être —? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité.

La troisième séquence, la plus désespérée peut-être, dévoile un paysage humain déchiré entre ce qu’il est/ et ce qu’il fut. Chacun des poèmes qui la composent offre un visage différent de l’inévitable, qui est aussi l’irrémédiable : triomphes mués en défaite, failles de la terre en séisme de l’âme, puanteur d’Elseneur se perpétuant au désert de l’histoire, disparition des mythes fondateurs… jusqu’au jardin — inhabitable désormais/ pour des âmes défaites. Une page surtout met impitoyablement en scène l’irruption de l’inexorable :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Dans la dernière séquence, la parole émane de celui qui a vu par-dessus le fleuve infranchissable évoqué au début du livre. La parole est celle d’un voyageur fatal (J’étais donc parvenu/ aux bords extrêmes de l’Occident./ J’avais donc vu cela : le soleil/ se coucher une fois pour toutes/ — laissant toute chose dans le silence/ laissant les hommes contre la nuit) : celui qui a tenté de dire s’il n’est rien d’autre que le rien […] de montrer l’invisible et de dire l’indicible ; celui-là est-il toujours vivant ou déjà mort ? Surtout doit-il taire ce que lui a enseigné l’expérience abyssale ? Le dernier poème habite littéralement une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles.

Même et surtout s’il fait se rebeller à sa leçon dernière d’une vérité que seule autoriserait la mort, ce livre est véritablement envoûtant, où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Il dit le prix dont on dut s’acquitter pour son savoir suprême : le prix de la vie.

Qu’il fallut sacrifier
— jusqu’aux cendres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-4, 2000)

ITHAQUE ET APRÈS, Jean-Paul Hameury (Folle Avoine, Bédée, 1993)

Après le conte de fées, il reste à vivre. Cette vie-là n’est qu’une lente agonie. Les plus belles histoires des Mille et Une Nuits (on songe à Sindbad, cet autre Ulysse) s’achèvent en des retrouvailles de lumière, après quoi, sur les lèvres de Schéhérazade, le monde brusquement réintègre l’attente cosmique de la « Séparatrice ». L’Odyssée se termine sur la soudaine concorde que vient dicter Athéna au plus fort d’une émeute. Il n’y a pas de conclusion, pas de leçon. Pourquoi le combat s’arrête-t-il ? Pourquoi, la vie ? Parmi les Anciens, pourtant créateurs du mythe de l’Hadès, certains n’admettaient pas cette éternité figée : un poète de Cyrène n’avait-il pas poursuivi l’entreprise homérique, redonnant à Ulysse d’autres voyages, une nouvelle épouse royale, un fils de plus… et une mort au combat ?

Tout au contraire, le poète contemporain choisit, lui, la figure d’Ulysse pour imposer le plus long suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Ce thème central, ce tronc solitaire sur lequel de beaux motifs voisins ou dérivés ne sont que rameaux et surgeons, assure à l’ouvrage de Jean-Paul Hameury, au delà d’une parfaite unité de style, sa cohésion foncière et en fait un livre de poésie, non pas un « recueil » .

Dès l’entame, et dans cette qualité particulière de fine grisaille choisie par l’auteur comme couleur orchestrale de l’ensemble, surgit ce thème d’une Ithaque semblable à ces galets qu’ailleurs,/ pour abolir le temps, je lançais/ distraitement sur les mers. De même : Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Le poète nous situe ainsi d’emblée, quoique dans une tonalité fort différente, au « Grand âge, nous voici » de Saint-John Perse. La vie a connu ses trois âges, et d’abord celui de la possession du monde dans l’éternité de l’instant : Il m’arriva d’être heureux/ parmi les choses familières.[…] Et c’était alors la même chose/ que garder ou perdre, et la parole/ ne disait rien d’autre que cela :/ le monde est là pour toujours ; puis celui d’un consentement à la fuite du temps, avec ce pouvoir/ d’imaginer que l’on pensait garder,/ certain de toujours aimer/ ce que le temps nous offrirait ; enfin l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Seul surnage le souvenir de Nausicaa (c’est elle/ qui m’est la plus présente). Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Le livre est un pourrissoir des nefs.

La vraie vie se trouve rejetée dans un passé définitif : Il y eut cela une fois/ – ensuite, plus rien. À l’heure présente – mais même cette heure existe-t-elle ? – c’est le règne de la dépossession et de l’absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus.[…] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne et même nada :

Je ne désire plus qu’errer dans la patrie
sans bornes des exilés, dans les terres
du rien, avec les choses, les mots,
les compagnons lumineux d’autrefois.

Un autrefois qui, certes, vit encore à l’état de précieux souvenirs (cette façon princière/ qu’avait Diomède de guider les chevaux[…] une couronne de fleurs/ bleues sur les draps blancs de Calypso) mais ne fait que fortifier le sentiment d’un exil sans recours :

À mon retour, l’île n’était plus
qu’un brasier éteint.
[…]
On finit ainsi peu à peu
par n’être plus qu’un arbre
aux racines étranges, privé
de terre et d’eau, vivant
on ne sait comment.

On notera que Jean-Paul Hameury a d’ailleurs prolongé dans un autre livre [[Exils, Thierry Bouchard, Folle Avoine, 1994, dont des extraits ont paru au numéro 1-2, 1994 de La Revue de Belles-Lettres.]] et approfondi encore cette pensée de l’exilé que ne sauve aucun dieu, cette pensée douée de désir mais privée d’espérance.

Ce qui, dans Ithaque et après, tempère le désespoir dont le lecteur pourrait être saisi, c’est peut-être d’abord la beauté fluide et toute classique de la forme, sous la tutelle forcément lumineuse du référent homérique : La poussière soulevée par le corps/ d’Hector est retombée depuis longtemps/ mais je la vois encore flotter/ derrière les chevaux d’Achille ; mais c’est aussi la douceur d’une sagesse stoïquement mélancolique : Une sagesse grise m’est venue./ Ainsi désormais ma vie : vague bruit/ du vent dans les feuillages ; et c’est surtout, et par paradoxe, une imposante familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : Je me souviens du bois de Perséphone/[…] de mon effroi lorsque parlèrent/ les ombres ardentes des morts ; puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

Car c’est peu dire que Jean-Paul Hameury récuse la transcendance : il se détourne aussi – et c’est là tout le sens de cette poésie descendante – de l’épopée de l’âme et de la vie humaines dont le plectre d’Homère agite le leurre de signes et de symboles ; ce « Bateau ivre » du Polymechanos veut pourrir dans la flache/ Noire et froide ; son immanence, pour « vrai lieu », élit un très paisible enfer/ où je n’ai plus à espérer/ – seulement à contempler/ le peu qui me reste à perdre.

Beau livre en tout cas. À lire d’abord d’un trait, pour en épouser la courbe ; puis, dans le rythme, y revenir écaler délicatement les richesses.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1995)