Ces gestes en écho, de Mireille Fargier-Caruso, Paupières de terre éditeur.

Rares sont les poètes qui offrent à lire un itinéraire existentiel, celui d’une femme et d’un homme à travers le temps. Dans Ces gestes en écho, Mireille Fargier-Caruso trace avec émotion et parfois âpreté les grandes lignes d’une vie en commun tout en donnant le plus souvent la priorité à la femme. Par le biais d’une écriture sans effet mais d’une très grande densité, ce sont les difficultés, les espoirs, les attentes d’une femme qui sont mises en évidence. Souvent lorsque le présent semble trop lourd à traverser, le retour à l’enfance demeure comme un recours suscitant, avec le recul, des interrogations: «une déchirure / remonte à la surface / petite / sous l’escalier / elle se croyait à l’abri / de quoi ?». Certes aussi, et Mireille Fargier-Caruso le pressent, la vie en commun apporte souvent ses désillusions, crée des tensions, impose des distances. Ce que la prose aurait pu aisément expliciter, la poésie se contente de l’appréhender avec concision, de le formuler brutalement: «elle voudrait déchiffrer / avec lui des haltes / ne plus s’inventer de raisons / il court devant». Dès lors les drames qui s’ensuivent sont à la mesure de la douleur surgissant, entraînant la vision d’un monde impitoyable, dans une sorte de correspondance entre la réalité et l’état d’esprit de la femme. S’installe un décor dont les mots suggèrent la hideur mais toujours avec retenue: «des eaux stagnantes / du béton sec / des trous sur la chaussée / chiendent entre les pavés». Pourtant le regard de Mireille Fargier-Caruso ne s’en tient pas à cette mise en scène du tragique: si la solitude est là, l’espoir lui aussi s’impose avec ténacité, détenteur de joies: ainsi, l’amour, l’enfant bousculent ce qui pourrait être l’aveu d’un pessimisme radical: il suffit aussi de prendre conscience du monde pour ne pas céder à la défaite: «presque rien / petits cailloux semés / et qu’on retrouve / tout au long du parcours / l’eau du poème / où se désaltérer». Parfois, au fil de l’existence, les espoirs s’effondrent et ce n’est plus la voix de la femme qui prévaut dans les derniers poèmes, mais deux voix unies qui soulignent les méfaits du temps, les désirs insatisfaits, les souvenirs qui perdurent: «de leur passage trop rapide / ils gardent des îles sous leurs paupières / des chants inaboutis». La poésie se charge alors de gravité, d’une nostalgie que chacun éprouve au terme du passage et que nul mot ne parviendra à dissiper. C’est à ce cheminement pudique et sensible que Mireille Fargier-Caruso invite le lecteur grâce à une écriture éprise de justesse et aux ressources sans cesse.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 35, décembre 2006)

PAUL FARELLIER AUX SOLSTICES, par Monique W. Labidoire

Paul Farellier saisit la lumière mais aussi l’ombre sur de larges étendues, puis les resserre en quelque méditation intérieure. Cela conduit à un moment de respiration poétique tout à fait singulier. Le poète cherche un éclairage au monde mais aussi un éclairage à sa propre existence. Il se peut que la connaissance de soi-même conduise à mieux appréhender les autres et permette le partage d’une totalité qu’on ne peut pas toujours nommer.

Quatre thèmes apparaissent principalement dans cette œuvre : la lumière, l’obscur, le silence et la durée, des thèmes, qui parcourent l’œuvre et interfèrent de manière récurrente. Le lexique choisi par Paul Farellier éclaire l’objet de l’œuvre et l’on peut y relever par exemple des mots comme ruines, cendres, limites, fenêtres, demeure ou château et d’autres séries concordantes qui donnent leur sens au poème. Essentiellement, le poète se trouve aux solstices, – aux solstices, car la distance qui le sépare ou le rapproche du centre de lui-même peut varier selon les saisons, les lieux, l’approche du poème et toutes postures plus intimes de réflexion, de méditation, d’interrogation sur le monde et sur le poème.

On apprend beaucoup sur un poète en respectant l’ordre chronologique des parutions même si ce n’est pas celui de l’écriture. Et regardant le premier recueil de Paul Farellier publié en 1984 au Pont de l’Épée, chez Guy Chambelland, – il s’intitule L’Intempérie douce – une certaine abstraction est visible en écho à une retenue, particulièrement dans la première partie intitulée « En ce qui reste d’été ». Un peu abstraite, cette poésie semble garder une distance avec son locuteur dans ce sens où il désire vivre le poème et la poésie, sans pour autant se montrer de plein fouet dans son propre champ poétique. Mais une lecture attentive favorise une approche plus précise et offre quelques signes auxquels le lecteur peut s’accrocher. Le poète est lui-même dans une vastitude, et du centre au solstice, il y a place pour le mystère et l’inconnu. Il écrit : « Quelque chose, qui n’est pas encore en ordre, se dispose lentement : un semoir invisible au fond de l’air. »[[L’Intempérie douce, page 27.]]

Les années 1980 sont une période de la poésie contemporaine où le lyrisme semble pas mal jeté aux orties et si Paul Farellier s’y livre, au lyrisme, c’est entre les lignes et dans le blanc du poème à des degrés qu’il faut déchiffrer patiemment. Il s’exclame : « Quelle retenue dans l’écriture de la beauté ! »[[L’Intempérie douce, page 8.]] Mais il lui plaît aussi de se livrer quand il dit : « Ce cœur, tu le retiens pour plus large/ pour y bercer le plus vaste. » C’est dit, le cœur de Paul Farellier ne se contentera pas d’un petit air de musique ! Et si les émotions et les sentiments sont fortement pressentis, le poème garde ses limites et contient tout débordement. Pourtant l’émotion que délivre les poèmes permet d’approcher une épaisseur dans laquelle s’établit un accueil, ce qui est à l’opposé d’une mise à l’écart du poète dans une quelconque tour d’ivoire. Le poète cherche un passage qu’il pourrait pratiquer avec d’autres. Mais de quel passage s’agit-il, de celui qui pourrait s’ouvrir entre lumière et obscur, entre silence et solitude, entre beauté et durée et qui rejoindrait une communauté, un partage ? Espoirs confondus de trouver un jour un sens à l’existence, à la sienne propre comme à celle du monde ? Et il nous dit : « Ce qui fait la question durer, c’est que le passage existe ».[[L’Intempérie douce, page 13.]]

L’homme garderait-il en lui une blessure endémique incurable qui ne pourrait se soulager que par toutes ces questions et sans pouvoir y répondre ? Le poète semble accepter cet état dont il n’est pas maître. Il se trouve « Dans la nuit passante ». Le passage est bien visible, mais il y fait nuit. Il semble espérer une grâce équitable qui dépasserait la nuit.

Une expérience qui va l’amener à observer, écouter, ressentir et entrer dans une réalité, qui si elle n’est pas encore complètement préhensible, chemine au milieu d’instants vécus où le ciel, la rose, le talus, convoquent, à une heure dans laquelle la nuit obscurcit les étoiles, d’étranges convives qui vont poser la question fondamentale, au moins pour un poète : avec quoi nourrir le poème et l’existence ? Sur quelle étendue poser le poème ? Ne doit-on pas recourir à la nudité, à l’espace désencombré de toutes les scories qui s’entassent dans les mémoires, s’alléger et prendre son envol vers la transparence, accueillir le poème sans bien savoir d’où il vient et dire :

La table de ce côté.

Le couvert pour traiter l’ombre.

Nous dînerons d’une pensée déchirante. [[L’Île-cicatrice, page 20.]]

Le poète semble dire qu’il faut se mettre à table et redécouvrir cet espace pour mieux partager le pain et le vin. À condition de ne pas les servir flétris, les mots nourriront les convives de ce banquet. Qu’entendons-nous dans ces trois vers ? Nous entendons que la parole peut élargir la déchirure, que la conscience de l’absence, de la durée, de la mort n’est pas vouée au désespoir mais peut être acceptée. Il y a donc questionnement intime et conscient. Il y a aussi questionnement sur ce qui entoure. Il faut chercher un passage entre le dehors et le dedans mais trouver aussi le paysage et le lieu. Écouter et ressentir, toucher le sentiment qui élève vers quelque chose qui est toujours, pour le poète, de l’ordre de l’inconnu et qu’il désire ardemment rencontrer.

Pour y parvenir, le poète ne va pas se contenter de se poser des questions afin de résoudre une énigme, il ne peut se confiner dans des espaces réduits au regard de soi-même ; il peut, il doit, tout simplement respirer la fleur du talus et être attentif à « L’été sur sa perte »[[Une Main si simple, page 37.]], – il peut aussi travailler en direct sur le motif à l’exemple de ces vers qui ouvrent un espace de paix :

Il fait beau. De grandes distances nous pénètrent. La rivière dessine, retarde le pays.

J’écoute vivre.[[L’Île-cicatrice, page 53.]]

Ce poème dit bien ce qu’il veut dire. Nous sommes exactement dans le sujet du monde, dans la proximité d’un questionnement et d’un début de réponse apportée par le poète : « j’écoute vivre », ce qui ne veut pas dire qu’il ne fait qu’écouter sans participer, mais c’est par ce sens de l’écoute que son regard s’affûtera.

Paul Farellier ne traite pas ses motifs à la manière d’un peintre, mais plus symboliquement dans le creusement de la connaissance de la matière monde. Cette quête d’un espace plus habitable[[Interview-préface pour Une Main si simple.]] le conduit à dessiner un paysage poétique qui servira de support, voire de creuset au poème. Ce sont les mots et les thèmes qui construisent l’épaisseur du poème tandis que les motifs aussi suggestifs soient-ils n’en sont qu’une trame, mais une trame solide et nécessaire pour envelopper l’objet du poème.

Monique W. Labidoire : La poésie moderne, contemporaine, n’est-elle pas devenue plus philosophique que poétique. Ne se questionne-t-elle pas plus sur le monde qu’elle nous le montre et qu’elle nous le dit ? Et aussi : ne s’interroge-t-elle pas plus sur l’outil et le matériau poétiques qu’elle ne construit le poème ?

Paul Farellier :

Sans doute m’accorderez-vous qu’il n’y a pas une poésie contemporaine, mais des expressions actuelles multiples. Jamais peut-être plus foisonnante diversité n’a régné dans l’univers poétique. Quant à savoir si, dans ce kaléidoscope, il s’opère aujourd’hui plus qu’hier une quête philosophique, je ne prétendrai pas pouvoir répondre d’emblée. Mais, quelques remarques tout de même :

• La question – très ancienne comme l’on sait, et ravivée surtout par les Romantiques allemands – des rapports poésie/philosophie, n’est pas près d’être épuisée ; périodiquement, de savants colloques s’efforcent d’en faire le point. Poésie et philosophie pourront-elles un jour échapper à leur fascination réciproque ? Et d’ailleurs, le faut-il ?

• En tout cas, vous avez bien raison de poser la question sous un double aspect : interrogation sur le monde et interrogation sur le langage ; les deux sont étroitement mêlées. Si le poète, à sa manière – qui, rappelons-le, ne peut pas être conceptuelle –, se tourne vers une approche spéculative, il ne fait que déférer à cette exigence, en effet bien contemporaine, qui le porte à juger la légitimité de sa parole face à la réalité du monde : il y a maintenant, sans nul doute, chez beaucoup de poètes, peut-être même avant le sentiment d’un rapport au monde, un souci prévalent du statut du langage poétique.

• Ceci étant, la poésie peut tout perdre – et d’abord sa nature propre de poésie – à s’arroger une quelconque « mission » philosophique. Si elle doit être, à l’instar de la philosophie et comme je le crois, une authentique manière de vivre au monde dans la recherche de sa propre vérité, elle ne reste poésie qu’en tenant fermement ses mots à l’écart des « Idées ». Ne nous soucions pas de l’Idée. L’Idée saura briller d’elle-même aux yeux du philosophe quand il se penchera sur le poème spontané.

• Enfin, en filigrane dans vos questions, j’aperçois le problème que vous posez de ce qu’on a pu appeler « la poésie de laboratoire », celle du langage pour le langage, de l’autonomie âprement revendiquée du signifiant. Je dirai simplement que malgré ces recherches, purement intellectuelles, quelque chose a fait que nous n’avons jamais totalement perdu la poésie. Une permanence est avérée. Un centre inattaquable existe. On le doit à tous ceux qui ont maintenu, dans la diversité des écritures, une « vérité de parole », pour employer une formule célèbre. Et cette vérité me semble toujours dériver de la leçon rilkéenne, à savoir que la poésie authentique ne peut naître que de l’accumulation d’une profonde expérience existentielle, qu’une poésie doit se vivre avant de s’écrire. Qu’ont donc fait ceux qui ont suivi cette éthique – même si ce fut parfois pour certains dans un retrait essentiel ? Ils ont gardé le lien avec une terre, une commune présence, la grâce du sensible. Ils ont gardé le sentiment du temps qui les a enseignés par leur attention à l’éphémère et au fragile. Et ils n’ont jamais rompu avec l’émotion, et surtout pas avec l’émotion-reine qu’est l’amour. Ainsi un sens a-t-il été préservé, à travers lequel la poésie peut exister comme chance de salut pour ce monde.

La poésie est restée une chance de salut pour le monde, dit Paul Farellier qui est bien au solstice de la lumière éclairante comme connaissance d’un monde en constante mutation. Le poème peut-il sauvegarder le monde au moins dans le court instant de sa naissance si ce n’est pour une éternité toute relative ? Peut-on l’espérer, ne serait-ce que dans ce fragment du temps ?

Paul Farellier est au solstice de la durée temporelle, du temps qui passe, de cet espace-temps si difficilement saisissable, il est au plus près des saisons déclinantes qui s’élèvent au fil des mois de l’année, reflètent les saisons de la vie. Ainsi du titre de son recueil « Où la lumière s’abrège ». Une sorte de journal, de carnet de route, dans lequel chaque mois du calendrier invite au poème et dévoile un chemin sur lequel le poète vit son aventure. Une aventure qui peut, peut-être, tenir lieu de révélation. Un chemin de vie où des paysages sont proposés, des instants sont partagés, mais aussi où le destin de l’humanité dans sa fatalité incontournable est suggéré comme : « la morne répétition de l’irréparable »[[Où la lumière s’abrège, page 8.]].

Voici les premiers mois de l’année, des mois sombres pendant lesquels la lumière s’abrège. Le poète vit intensément cette perte du jour assimilé à la perte de quelque chose d’impalpable, ressenti intimement dans sa chair. La lumière est attendue, espérée mais pour le poète, le soir, le couchant, la nuit, l’obscur sont bien souvent du poème. Parvenu au mois de juin, au solstice de la Saint-Jean d’été, il s’interroge sur cette lumière revenue.  » Qu’en ferons-nous maintenant, puisque nous n’en avons plus la pratique, nous qui sommes définitivement entrés dans la nuit, dans l’obscur. Que ferons nous de : « cette lumière dont on n’a pas l’usage ! » ? « [[Où la lumière s’abrège, page 14.]]

Monique W. Labidoire : Paul Farellier, quelle est cette lumière dont on n’a pas l’usage ? Et si nous n’avons pas l’usage de la lumière, nous faut il rester dans l’obscur ?

Paul Farellier :

«… cette lumière — dont on n’a pas l’usage ! » Ici le poème porte un point d’exclamation. Il fait ressentir comme une sorte de scandale : l’expression ne serait-elle pas a priori monstrueuse ? Elle le serait à coup sûr s’il s’agissait d’un déni de la lumière. Or la lumière, n’est-ce pas ce qui assume l’origine du monde, en forme l’âme insondable et la respiration ? Pensons au Livre de la Genèse, à cette intuition géniale du Fiat Lux qui la voit créée avant même les astres. Vision totalisante que ne démentirait peut-être pas le physicien moderne : la vitesse de la lumière ne vaut-elle pas étalon indispensable dans la pensée de l’espace-temps ? Voilà sans doute en quoi, devant cet incommensurable, et en revenant aux toutes modestes proportions d’un simple poème, on peut dire de cette lumière qu’on n’en a pas l’usage.

Encore faudrait-il s’interroger sur ce mot « usage », sur cette phrase : « Je n’en ai pas l’usage ». S’agit-il de l’utilité : la lumière ne m’est pas utile ? Ou bien s’agit-il du droit d’usage, de la jouissance d’un bien dont on n’est pas propriétaire ? Quand on dit « l’usage », ne vise-t-on pas plutôt la manière de se servir d’une chose, de se conduire avec elle, d’en connaître le mode d’emploi ?… Toute une polysémie qui surgit à l’analyse, mais qu’on n’apercevait pas dans la minute d’« innocence » de l’écriture.

Le poème, lui, enchaîne aussitôt et opère un glissement subit du sens :

« …cette lumière — dont on n’a pas l’usage !// L’usage s’est perdu des couchants dans la poussière… » Et donc, ce que cette fois l’on entend, c’est que nous avons oublié un usage, c’est-à-dire la coutume, la tradition, la culture de cette lumière. Cet usage qui s’est perdu de la lumière se fait ainsi la métaphore du passé, d’un révolu crépusculaire, de l’extinction, de la noble désuétude : « Et le clavecin d’une reine, un éternel y tient si peu de place : ailleurs, absent dans la foudre que n’atteint pas le calme du lieu. »

Le poème se voit alors tout autrement : non pas déni de lumière, mais éloge et célébration. Un hymne est chanté, à la lumière, à sa « hauteur » :

« Très haut son corps, plein d’oiseaux dans les veines : cette lumière… » Et c’est pourquoi, pour répondre également à la deuxième partie de votre question (« Et si nous n’avons pas l’usage de la lumière, nous faut-il rester dans l’obscur ? »), l’obscur, ici, ne s’oppose pas à la lumière ; il en est le double et le miroir ; le lieu d’élection et l’espace de rêve, de mémoire et de recréation. L’obscur, si l’on veut, comme creuset de lumière.

L’astre éclairant, au plus haut de sa verticalité, appelle le poète à retrouver quelques fragments de sa mémoire et à les mettre au jour. Des lieux ont vécu qui ne sont plus mais qui restent gravés dans le poème. L’obscur et la lumière, la nuit et le jour sont alliés dans le destin humain : les hommes sont condamnés à une durée limitée dans laquelle s’inscrit l’absence et la disparition. Comment, dans ces conditions, peut-on saisir la joie de tous les matins du monde ? Le poète ouvre sa fenêtre et regarde. Entre autres saisons, le poète contemple l’été qui semble être vécu comme la saison la plus propice à la méditation. Il prend alors le goût et la saveur du monde, écoute les guêpes zigzaguer autour des confitures. Après tout, n’est-ce pas suffisant ? se demande-t-il.

En septembre le soleil descend plus tôt dans la soirée et la mémoire du poète va s’inspirer du jour déclinant de la fin de l’été pour trouver sagesse et équilibre. « Le jour va finir dans un soleil de raisin », écrit-il,[[Où la lumière s’abrège, page 22.]] s’offrant quelque respiration sur le motif d’un bonheur simple. Lumière et silence se confondent et, au fil des mois, la lumière va croiser une nuit précoce, elle va s’élancer sur des chemins plus ténébreux, plus silencieux comme l’homme dans le déclin de son âge. Jusqu’au solstice d’hiver où les feux s’éteignent, les feuilles ont disparu, craquelées, roussies. Plus de fleurs ni d’insectes, pas beaucoup d’oiseaux. Un pas vers la solitude. Un pas vers la disparition.

Ces pas, Paul Farellier les vit au centre des quatre éléments, à des degrés divers, mais dans une présence récurrente : terre, feu, air, eau apparaissent dans cette poésie construite dans l’épaisseur des matières déjà citées : la lumière, l’obscur, la durée, le silence, la solitude, la beauté qui ouvrent grand l’imaginaire. Les sens du « Voyant » sont dans un magma sensible, les textes sont sillonnés de la nature animale, végétale, minérale et humaine constituant le creusement du langage.

Les mots de Paul Farellier, en osmose avec les éléments et les sens, construisent un champ poétique très personnel où les jeux de lumières et de ténèbres, de connaissance et d’ignorance, du réel comme de l’imaginaire, s’alchimisent et se confrontent. Le poète cherche la clé d’un espace qu’il ne réussit pas toujours à saisir, une clé qui parfois se casse dans la serrure[[Il me plaît de relever que j’ai écrit cette phrase avant de la découvrir dans l’œuvre (note de M. Labidoire).]] et laisse la porte fermée. Pour ouvrir cette porte, il lui faut peut-être contourner son poème et le renverser.

« À l’obscur et au vent », justement ; c’est le titre du recueil suivant et qui s’inscrit dans la continuité de la quête. Le passage à l’obscur n’est pas un constat d’échec, c’est la persévérance à trouver le lieu de l’écoute, à observer une fois encore avec une attention toujours plus aiguë les bruits du monde. Le poète s’interroge sur son observation ; n’a-t-il pas perdu son temps à de trop petites choses ? Et il écrit :

Au fond de toi-même, tu avises parfois quelque lieu sans repos, lieu de l’étonnement. À ne pas savoir t’y transporter dans l’instant, tu te sentirais presque coupable de tranquillité ; d’avoir étagé bien du temps sur des riens, manqué le chemin peut-être…[[À l’obscur et au vent, page 11.]]

La persévérance sans doute, mais aussi la volonté de creuser toujours plus profond les thèmes. Cet obscur apparaît maintenant et rend plus de clarté à l’instant présent et plus préhensibles les moments heureux dont la mémoire prend acte et diffuse, peu à peu, le paysage d’autres temps retrouvés. Il y a chez Paul Farellier une âme proustienne qui a besoin de prendre son temps pour retrouver sa mémoire et mettre en abyme des événements passés afin de les revivre dans le présent du poème. Le poète semble vivre dans une recherche, non pas d’un temps perdu, mais d’un temps dans lequel s’inscrirait une continuité, la mémoire constituant une entité dans laquelle s’uniraient passé, présent et une avancée possible vers le futur. Le temps retrouvé de Paul Farellier pourrait être le présent, ce présent vécu dans l’intensité du poème et qui apparaît comme une condition indispensable à son existence. L’instant du poème, multiplié par la durée et qui n’aurait ni commencement ni fin. « Un recoin du temps » où, dit le poète, « l’immobile s’y prolonge ». Mais comme Marcel Proust, Paul Farellier fait bouger quelque chose qui peut sembler immobile et qui pourtant change et vibre. S’arrêtant dans l’instant pour le mieux saisir et le contempler, il s’octroie la possibilité de cerner le motif, de l’étudier, de le respirer, d’en rendre compte.

Monique W. Labidoire : Paul Farellier, je viens d’évoquer votre « âme proustienne ». Et l’on sait que du point de vue de la forme Marcel Proust adopte plutôt des phrases très longues. Comment expliquez-vous que pour vous, ce long mûrissement du poème, cette méditation, cette rumination aboutissent à une forme courte ?

Paul Farellier :

Laissez-moi dire tout d’abord mon étonnement initial, et la très forte surprise que j’ai ressentie à ce rapprochement. Il m’honore, bien entendu, et à l’excès. Mais surtout, il m’intimide. Lecteur assidu de « la Recherche », je n’aurais pourtant pas eu l’audace de m’en réclamer – en tout cas, l’idée ne m’en est jamais venue. Mais, à la réflexion, je dois admettre que, essentiel chez Proust, le jeu du temps et de la mémoire peut donner, pour nombre de mes écrits, une certaine créance à la relation que vous avez bien voulu indiquer. Encore faut-il faire observer que d’autres aspects, des pans entiers, de l’œuvre proustienne – en particulier sa profondeur dans l’analyse psychologique – ne semblent induire aucune résonance dans mes fragments.

Et puisque ce mot « fragment » vient d’être prononcé, j’en viens à votre question très directe. Pourquoi cette forme courte ? Je ne peux que la constater, et non l’expliquer. Elle ne procède d’aucune décision, d’aucune stratégie. De même, elle ne traduit ou ne trahit aucune pose, ni désir de paraître (on pourrait soupçonner la recherche d’un « chic » de la concision). La vérité toute simple réside en ceci : je ne sais pas écrire « long » ; et d’ailleurs, jusqu’à présent, chaque fois que j’ai cru devoir céder à la tentation, très réelle et très insistante, d’une écriture « de grande marée », je peux vous assurer que ce fut aux dépens de la poésie : elle s’était tout bonnement muée en discours !

C’est vrai que nous n’avons pas chez Paul Farellier de discours analytiques et psychologiques. Il s’agit plutôt de questionnement intérieur et de dialogues très concis avec les arbres, le vent, la nuit, avec, peut-être, une présence cachée que Pierrick de Chermont, qui vient de consacrer à l’œuvre du poète une longue étude (Paul Farellier: à la présence du monde)[[Paul Farellier : à la présence du monde, étude diffusée sur le site Écrits-vains?.]], relève dans son chapitre intitulé « La foi inavouée ». Une présence qui serait de l’ordre du spirituel sinon du religieux. Oui, le poète habite le poème dans le silence d’une solitude qui est un appel. Le poème appelle à quelque chose qui tient du plus secret, de l’autrement, il est dans un ailleurs un peu flou qu’on peut nommer de diverses façons. Mais s’il est vrai que le poète écrit pour lui-même, pour mieux comprendre dans « quoi » il se trouve, « ce grand quoi » qui appelle le « comment » et le « pourquoi », il cherche aussi à nommer. Alors, certains nommeront Dieu, d’autres le Grand Architecte de l’Univers ou bien évoqueront une Présence ; et d’autres encore suivront la piste du hasard et de la nécessité…

Paul Farellier ressent une présence au plus intime de sa poésie puisqu’il parle de vide, d’absence, de douleur et de solitude. Il n’est pas au-delà de tous les concepts métaphysiques nommés et se retrouve dans une interrogation persistante qui est peut-être sa réponse. Il vit sa nuit en espérant que l’aube sera plus clairvoyante mais il ne semble pas toujours y croire quand il écrit :

Sur la nuit,
la parole que tu poses :

miette emportée par le flot.[[Dans la nuit passante, page 11.]]

Dans cet espace de silence et de nuit une présence est espérée et le poète la quémande fiévreusement. Il écrit « faillir à toute présence/ par plus de présence »[[Dans la nuit passante, page 13.]] . Plus de présence au monde et au poème, toujours plus de rumination des mots tendus sur la page dans une brièveté qui nous est déjà connue chez Guillevic en particulier, qui nous dit, lui, « Je suis un ruminant/ Je broute des mots »[[Guillevic, Art poétique, Gallimard.]] , ce qui, chez Paul Farellier, semble également en complète adéquation avec sa façon de travailler le poème.

« Ces mots,/ tu crois qu’ils t’emportent ?/ Ils ne sont que fragments déterrés »[[Introduction à Tes rives finir.]] , écrit-il. Le poète constate que les mots sont usés, qu’ils sont morts, qu’ils n’ont plus la vitalité attendue. Faut-il se livrer à un long travail d’archéologue pour remettre au jour le poème ? semble-t-il s’interroger. Modestement, Paul Farellier fait comprendre qu’il va remettre au jour quelques bribes d’existant, qu’il va travailler sur des chantiers déjà explorés et tenter de réactiver une mémoire qui lui semble vouée à l’oubli. Sans doute, tout a été écrit, ou presque, et nous avons lu tous les livres, mais le poète a ses raisons de vivre le poème.

Paul Farellier reprend les mots, modèle ses poèmes avec une rigueur qui le conduit à l’essentiel de ce qu’il veut et peut livrer. Ses mots vont et viennent, vivent et meurent, sonnent l’angélus du soir plus que matines et laudes car chez lui le couchant semble plus prégnant que l’aube. Le poète appelle à la nuit et au silence, se projetant dans un espace inconnu dont il voudrait percer le mystère. Il sait que l’éternité ne peut être de la terre mais pourquoi ne serait-elle pas de l’univers ? Le poète est dans un réel impalpable, ce qui lui donne la force et le désir de continuer son poème.

Mais, nommons les choses par leur nom et ne nous cachons pas derrière des mots comme durée, éternité, absence, disparition. La mort est du vivant. Le poète, même s’il transcende son lexique, ne parvient pas toujours à nous apaiser car il est lui-même dans une inquiétude existentielle quand il écrit : « Et la durée se révèle infime » et plus loin : « Le soir, le vide est à refaire :/ nous construisons les décombres ».[[Tes rives finir, pages 25 et 27.]]

Le monde apparaît-il si noir à Paul Farellier qu’il semble vivre une aube tardive et attendre « cette voix qui tombe/ loin de ta parole et de son temps »[[Dans la nuit passante, page 17.]] ? La seule construction possible serait-elle ruines et décombres ? L’éclat du soleil l’aveugle et seules les étoiles semblent pouvoir l’éclairer. Le poète continue d’appeler, de montrer, de sonder la nuit avec force dans sa beauté déchirante pour éclairer l’autre face du miroir.

Monique W. Labidoire : La parole poétique n’a-t-elle plus droit de cité sauf dans quelques chapelles ? Toute espérance est-elle enfouie sous les ténèbres et n’avons-nous plus aucune chance de retrouver la parole perdue, celle qui nous ferait aimer le jour comme la nuit, la vie comme la mort, le bruit comme le silence ?

Paul Farellier :

Je crois qu’il existe encore des nations poétiques. Des groupes humains se reconnaissent dans des poèmes ; la langue chantée est leur langue ; la métaphore, un monument familier, l’accomplissement du désir populaire.

Ces civilisations-là n’ont pas produit Racine, Mallarmé ou Char. Et il est de fait que la poésie française, elle, n’est pas l’affaire de la nation. La poésie française, je la vois comme une plante en pot, une plante de jardin d’hiver. Il faut la protéger, comme la langue française elle-même. Mais ne regrettons pas l’apparente faiblesse que traduit son étrange caractère de repliement individuel : chaque fois qu’elle a cherché à forcer sa nature, elle n’a produit qu’un méchant populisme littéraire. Sa vraie nature ? Aristocratique (notez bien que je ne dis pas élitiste ; aristocratique comme je l’entends, cela vaut même pour François Villon, en dépit des apparences). C’est sans doute cela qui a pour effet de rendre chez nous plus exemplaires qu’ailleurs les divorces modernes de la poésie qu’entraîne la crise généralisée du langage et de l’écriture.
Permettez-moi une anecdote que j’ai entendu conter par le regretté André Laude. Il avait assisté à un rassemblement populaire au Chili d’avant Pinochet ; vingt mille mineurs en grève et, à la tribune, un leader syndical qui annonce : « Et maintenant, camarades, le grand poète Pablo Neruda va vous parler. » Aussitôt, vingt mille têtes se découvrent de vingt mille bonnets ! Nous ne sommes évidemment pas sur la même planète…

Mais encore une fois, ne regrettons rien. Votre interrogation avait quelque chose d’assez tragique : vous évoquiez une parole perdue, et ses faibles chances de retrouvailles. Je ne vois, pour ma part, aussi ténébreuse que soit sa condition présente, aucune raison de désespérer du verbe en poésie.

Paul Farellier ne désespère pas de la parole poétique. Au contraire, il s’aide de cette parole et parle bas afin que nous dressions l’oreille. « Cette vie à mourir » écrit-il, et c’est le premier vers de son dernier recueil « Parlant bas sur ciel »[[L’Arbre à paroles, éditeur.]]. Cette vie est bien celle dont nous parle aussi Marc Alyn, qui est « un cadeau du ciel »[[Miel de l’abîme, page 134, chez L’Harmattan.]]. Pour Paul Farellier, elle semble être parfois un fardeau. Mais un fardeau qu’il va avoir la force de porter grâce à la beauté qu’il y consent. Grâce à cette acceptation que la vie n’est qu’un passage entre deux rives : la rive d’avant et la rive d’après, ces lieux inconnus reliés par un pont assez aléatoire. Entre l’avant et l’après le poète dépose des instants de mémoire, la déclinaison des jours, l’absence de ceux qu’il a aimés et dessine en noir et blanc, en feu et en glace, toutes les saisons passées « quand » nous dit-il, « la couleur/ n’en est plus qu’à chuchoter/ le temps effacé »[[Parlant bas sur ciel, page 20.]]. Le temps s’efface comme les mots perdus en « syllabes de la poussière », des syllabes qui tourbillonnent dans un rai de soleil et qu’on ne peut saisir. Le poète pourtant saisit les syllabes du poème comme les poussières d’étoiles de sa nuit éclairée.

***

Paul Farellier entre l’obscur et la lumière, au bord des rives qui ne pourront entrer en finitude sans la parole poétique, Paul Farellier donc, ne laissera pas disparaître dans la ténèbre la beauté du monde. Cette beauté revendique les deux faces du miroir : lumière et obscur. Ses poèmes agrandissent son champ d’existence, ce lieu traversé d’un chemin, agrippé de ronces où commence un murmure bas vers le ciel, qui tend à une parole plus éclairée. La lumière, aussi courte soit-elle dans l’été finissant, facilitera toujours l’union avec la terre.

Le poète, après une descente aux ténèbres qui peut parfois paraître sans retour, entre dans l’ordre du possible et s’éloigne un peu plus de l’ombre pour rejoindre l’aube éclatante tout autant que la nuit griffée d’étoiles, s’élevant ainsi aux solstices pluriels qui nourriront cet espace-temps qu’il finira bien par saisir.

©Monique W. Labidoire

Cet article, publié dans la revue québécoise LittéRéalité (Vol. XVIII, N° 1, printemps/été 2006) est tiré d’un exposé fait par Monique W. Labidoire au « Mercredi du Poète » le 25 janvier 2006. Les réponses de Paul Farellier sont reproduites ici avec son accord.

Paul Farellier : à la présence du monde (par Pierrick de Chermont)

Note liminaire:

Dans cette éture, les références aux ouvrages de Paul Farellier seront codées comme suit :

  • L’Intempérie douce : LID
  • L’Île-cicatrice : LIC
  • Une main si simple : MSS
  • Où la lumière s’abrège : OLSA
  • À l’obscur et au vent : AOV
  • Dans la nuit passante : DNP
  • Tes rives finir : TRF
  • Parlant bas sur ciel : PBC

 

Des paysages surgissent au gré des poèmes. Ils retiennent l’œil et l’esprit sans révéler leur mystère autrement que par l’étrange présence qu’ils manifestent. Qu’ont-ils à dire ? Nulle description, nulle explication en eux. On croit les reconnaître, un instant les tenir, ils s’échappent, reprennent leur autonomie et s’offrent à nouveau à la contemplation, libres et essentiels. Le vers qui les sous-tend, enfante son propre matériau, se fait corps par sa chair même et dégage pour le lecteur un propre espace où il peut se tenir. Elle frappe alors la conscience, cette ligne frontière maintenue entre le poème et celui qui le reçoit, la disponibilité qu’elle procure permettant à chacun de prendre la juste mesure de ce qu’il est. De même apparaissent alors le lieu du poète et le motif qu’il parcourt. Pas de recherche d’une quelconque fusion, mais un extrême respect, une reconnaissance confiante de cette manifestation d’altérité qu’offre le monde pour qui l’observe et l’écoute.

D’où vient cette posture originale, alors qu’un poète est souvent plus enclin à saisir les choses par la force de son verbe ? La réponse est peut-être dans la conviction profonde et silencieuse de Paul Farellier quant à son rôle ou à son devoir en tant que poète. Chez lui, la raison d’être de la poésie, son mode, sont secondaires. Seul l’objet qu’elle travaille doit concentrer son attention. Nulle volonté de construire un monde autonome, nulle recherche de maîtrise, au contraire, son vers comme lui-même a déjà disparu derrière l’obligation de l’ouvrage.

Une telle discrétion, qui traduit aussi un sentiment d’urgence par la concentration des moyens qu’elle manifeste, laisse à peine deviner la démarche qui structure la poésie de Paul Farellier. On trouve ici ou là quelques traces de l’espèce d’ascèse à laquelle se soumet le poète pour gagner les marges de liberté nécessaires à sa création : ainsi de la recherche patiente d’un équilibre nouveau entre le mot et la parole pour oser dire, le dégagement minutieux de l’instant pour permettre la rencontre, ou le travail entrepris pour disparaître à soi et se tenir sur cette frontière où se reçoit le souffle du monde, ce mystère d’une présence toujours neuve, toujours fondatrice. On suit le cheminement prudent, plein de pudeur pour effectuer cette marche immobile jusqu’à l’accueil des dehors. On mesure la force d’une volonté soucieuse de rester au plus près du motif, d’échapper à toute forme de bouillonnement spirituel ou mystique qu’une telle force d’écoute pourrait susciter. Ayant ainsi fraternisé avec le poète, il est alors possible de plonger avec lui dans ce bain de la contemplation qu’il propose, de recevoir avec lui l’extraordinaire présence qui se manifeste dès lors que les sens ont reçu cet ordre d’accueillir par la frontière l’altérité anonyme du monde.

 

L’ascèse du poète

Entre mots et paroles

« Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète » (LID, p. 8), tant de douceur au cœur du tonnerre. Le poète cherche un lieu pour poser son ouvrage. Quête de l’impossible commencement. Où et comment oser un commencement ? Peut-être une des clés tient-elle dans cette phrase où sont réunis les mots du prophète livrés à la lecture et la parole qui les sous-tend, cette proclamation absolue qui se refuse à toute limite et en même temps ne se départit pas de son humanité. Le début serait donc dans ce matériau d’une phrase où se rassemblent la parole qui lance et le mot qui revient. Reste que ce matériau suppose un extérieur et un intérieur, le choix d’une frontière.

Le poète se tourne vers la beauté, cette force qui l’entraîne vers le monde. Etrangement, la piste un temps suivie dans « L’Intempérie douce » est vite abandonnée, comme un excès de force, une inutile protection face à la nudité du monde. Il faut la table vide pour que « l’esprit écoute » (LID, p. 9). Premier dépouillement, premier renoncement.

D’autres suivent. Le désaveu de l’invisible. Les mots n’ont pas tant un lien avec l’invisible, qu’avec la présence du visible qu’ils illustrent, contiennent, tels des « fragments déterrés » de l’ici. Et comment d’ailleurs s’échapper, fût-ce par le verbe ? « N’es-tu pas dans l’aujourd’hui » (TRF, p. 7). Nul regret, juste un rappel, une prière à soi pour un surcroît d’attention. Il y a aussi le retrait des terres blanches de l’éternité où parfois se tiennent les mots. Oui, ils n’ont pas tant affaire à l’éternel, mais à l’aujourd’hui où l’écriture par eux s’efface en se faisant patience : « qui me dira// – qui pourrait me dire –// où se cachent ces lignes » ? En vérité, le poème se tient entièrement dans un de ces lieux vivants où par exemple la neige « tombait d’un soleil éloigné ». Seul le lieu, cette manifestation de vie, enseigne le poète. Les mots surgissent à cet endroit, que le poète ramasse. Par eux, se garde une présence attentive dans l’ici et le maintenant. Le mot vient alors au poète comme une sève nouvelle. Il surgit soudain de l’ombre (TRF, p. 24).

Comme porteurs de ce lent travail de dépouillement qu’opère le poète sur lui-même, les mots doivent se défaire de leur contenu transcendantal, oser perdre leur pouvoir d’illusion. Pour ce combat, le poète peut compter sur une alliée : la lecture qui par son indécision, les « désarme en éternité ». Les mots doivent revenir à leur rôle de porteurs de parole, fût-elle intérieure. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le conseil que le poète – « écolier des arbres »  – se donne : « écris la même terre » pour mieux dérégler les prisons du signe. (TRF, p. 55). Plus libres, plus légers, les mots retrouvent leur mesure sans mesure. Et le poète, sur sa page, redevient « écolier » (TRF, p. 17).

Pourquoi préférer cet étroit chemin unissant la parole à l’écrit ? La parole ouvre au monde par son aveu de faiblesse, de « miette emportée par le flot » (DNP, p. 11). Et puisque la terre parle, se fait ronde et rugueuse parole, « loin couchée dans le souffle » ne faut-il pas lui répondre, s’unir à sa présence forte et infrangible ? Par le mot, le poète prend la mesure de sa participation au monde, agit librement en lui. Ainsi, par les deux mouvements réunis, comme celui de la respiration, le poète peut dans un sens « établir la nuit et le matin sur terre » et dans l’autre « s’abreuver à la densité du songe ». Un pont s’établit entre l’une et « l’autre blessure » (TRF, p 47) qui est la réconciliation des contraires, « ce deuil enfin voilé d’un sourire. » (TRF, p 51).

Il ne s’agit pourtant pas d’une union mystique avec le monde. Ce jeu entre mots et parole ouvre le poète à la conscience de son humanité. Acteur, participant à ce vaste ensemble, oui mais aussi, étranger à lui. Il se découvre comme hors du monde, né du mauvais côté de la haie. Il peut regarder par dessus, suivre et se perdre dans la blancheur mystique de son innocence, l’accueillir, taire en lui l’esprit qui est « dans le reflet du monde », mais non pas le rejoindre là où l’appelle sa soif (TRF, p. 43).

Premier écart, premier éloignement produit par le verbe. Ainsi le poète ne vient pas entreprendre le monde, mais se mettre à sa disposition, le dire. Son premier travail – et peut-être l’unique – est de se forer soi-même pour oser le regarder pleinement, « infliger le regard à cette cécité blanche, en faire éclater le masque » (LID, p. 13). Mais comment quitter « le quotidien qui foisonne et meurtrit » (LID, p. 13) ? Démuni, le poète se tient face à la profusion, à la dispersion du monde. Pourtant « le passage existe » (LID, p. 13). Entre mots et parole, il est comme invité par une muse à la folie de cette respiration profonde qui unit en se retirant : « tu me connais dans le rassemblement des choses » (LID, p. 15). Pudeur ultime qui se désapproprie des fruits de l’instant consommé.

Sortir de la durée, faire advenir la mémoire

Travaillant sur son art, le poète travaille aussi sur lui-même. Pour faire surgir le regard en quête du verbe, il doit renouveler son esprit, en particulier son rapport au temps. Désapprendre la recherche de l’éternité qui sonne comme les tympans de la mémoire, car dans cette quête, « nous étions perdus » (AOV, p. 12). Il s’agit de fuir ces miettes d’absolu qu’on collecte par un bricolage de la durée – « Et la durée se révèle infime » (TRF, p. 25).

Restent la flagellation des instants, l’impossible apaisement, la course aveugle « dans l’agenda des vivants// sans connaître et sans savoir » (TRF, p. 53). Le temps se fait « de plume et de cendre » (MSS, p. 29), qui en appelle moins à un phénix en nous qu’à la fragilité du nid et de sa perte.

Dans cette nuit de l’esprit, l’attention du poète se reporte sur la proximité des choses autour de soi : les objets et les coutumes prennent des proportions de géants et une indépendance de peuples qui se coudoient. Une épithète, un participe passé suffisent à les faire surgir : « la fleur sombre », « l’allumette craquée », « la tulipe ardente », « la tonnelle incendiée des fleurs » (AOV, p. 7, 12 & 13). Le temps remonte dans l’âme. Avec un sentiment d’absence reconnu face au déploiement de l’univers, le temps devient une chose comestible. Il procure une « saveur » (TRF, p. 35), un bien à manger avec délice, confusément, secrètement.

Déjà s’instaure une temporalité différente, « sans sillage » (LIC, p. 29), tapie « dans les assises du silence », qui affaiblit « tout le flanc de l’univers » (LIC, p. 34) et amène « au plus près de [la] franchise » (LIC, p. 54). Eclôt une nouvelle présence au monde qui ose « faire le trou du silence ; se confier à l’oubli (…) L’esprit dételé – simplement dételé » (OLSA, p. 23).

Comme figure majeure est évoquée la femme qui se lance toute entière dans sa vie de mère. Puis se tournant vers ce qu’elle fut, reconnaît combien elle n’a « rien compris » avec « son jour/ si près de la terre », et découvre alors « ce rien// qui reste pour s’accomplir » (TRF, p. 26). Union de l’heure et de la mémoire, moment où l’esprit en suprême vigilance traverse l’instant sans le trahir et l’unit à la mémoire. Douceur de la mémoire, « comme une main posée sur l’épaule » (TRF, p. 35), absence amie, fraternelle, lieu sans force qui vainc le cercle étroit de la durée. Vient alors l’instant d’équilibre, d’immobilité, un appel du monde à se joindre à lui sans se trahir.

Cette confiance retrouvée dans la vie réclame une confiance dans le passé, car si l’absolu existe, il doit bien loger dans notre histoire et lui survivre. Un sentiment d’éternité revient alors, non plus sous forme d’exaltation d’une totalité, mais d’une acceptation de cette contemporanéité avec toutes les choses en proximité, comme de notre fragilité au milieu d’elles : « notre attache à vivre/ une étincelle d’éternité… » (MSS, p. 18). Le regard sur les choses dépose en nous comme un pollen.

Où trouver le temps exact, celui dans lequel pourrait s’établir une corrélation véritable avec les contemporains ? Dans la promesse, cette union de l’heure et de la mémoire a lieu. Surgit alors ce temps nouveau, « comme une ombre dans ma voix » (TRF, p. 15). Nul besoin des armes du verbe pour lire un horizon obscur. Tout est là, déjà là, devant la fenêtre et déjà en train de se dire, niellé de silence et d’ombres lumineuses.

La solitude comme une donnée spatiale

L’effondrement du temps chez Paul Farellier serait, pour ainsi dire, jumeau de l’effondrement de soi. De même qu’on assiste à une forme infinie d’écartement du temps, comme si le temps se rejetait, se vidait de lui-même, se produisait par disparition de toute réflexivité, de même, le poète se fonde en se débarrassant de lui-même, s’invente en s’effaçant (DNP, p. 21).

Un des effets surprenants est l’espace de solitude qui se dégage. Elle se remarque d’abord par le très faible nombre de figures entraperçues (Elie, une nymphe, une femme). Jamais signifiée, elle se manifeste comme cette faim d’un supplément de mystère, présent, perçu, encore inaccessible. Et au bout de son expression, elle loge dans la fatigue qui vient la fleurir.

La solitude se montre aussi comme un combat pour se préserver soi-même. Frappe, dans les premiers recueils, l’étonnant registre d’une guerre à la forme désuète : il y a épée, hache, gantelet, la poire à poudre, de hautes tours, rempart, château, brèches, muraille. C’est une guerre avant tout défensive, d’une violence retenue, quoique réelle car il s’agit d’une résistance pour un « sens qui va se perdre ».

Ce choix de se tenir en armes, montre une âme pleine de prudence, qui reconnaît dans le monde alentour une démesure qui peut broyer. Prudence qui n’est pas refus de la confrontation, ni repli sur soi, mais volonté de préserver un lieu d’observation ; ce lieu entretenu, tout embroussaillé comme il peut l’être d’infinis, et qui forme « cette vie à mourir » face à laquelle se dit et se redit : « Je ne t’effacerai pas de mon rempart » (PBC, p. 7).

Une fois mise à distance cette crainte d’une offensive aussi obscure qu’aveugle, il reste un lieu qui s’immobilise, dont il ne subsiste sur les paysages que l’énigme de traces vidées de sens, et « l’obscur féodal de la fuite » (LIC, p. 11). Autour d’un soi effacé, le poète ne trouve que des ruines « que rien ne mûrit,/ rien n’achève » (LIC, p. 74). Une mémoire incertaine les prolonge, les recouvre d’une spiritualité pareille à une musique sans parole : vitraux, voussures, flèches… une espèce de foi comme en creux dans le paysage. Au plus haut, elle exige de lire l’autre « par-dessus son épaule/ avec le doigt d’un dieu écrivant sur la terre » (PBC, p. 15). Le poète y parvient-il ? Non pas, la couleur de la pluie « n’en est plus qu’à chuchoter », « l’heure transhume ». Ne demeure que « l’innommée de la lèvre lointaine » (PBC, p. 20 et 23). Le lieu de toute solitude où se tient le poète garde inaccessible « le cercle des lumières sauves » (PBC, p. 20). Rendu à sa fragilité minérale, isolé en son mystère ébréché par le temps, il affirme pourtant que  « quelque chose est en attente » (LIC, p. 67). On peut s’y maintenir, quoique loin de soi, « blottis dans le trou de mémoire » (LIC, p. 68). L’autre n’est déjà plus si loin.

Car dans ce paysage solitaire, l’autre est-il absent ou seulement inaccessible tel l’oiseau, « cette blessure ! », figure entrevue dans le ciel mais aussi présente dans le cœur par un mélange de délice et de tremblement, où s’unit le noir à la transparence, l’ombre à la lumière ? L’oiseau, qui rapporte à soi la valeur du silence. Par son toucher sans toucher, on est visité par le vide, « ce rien/ qui prend son vol au dedans ». On y découvre « les îles à nuages » et l’on se demande « qui nous prend maintenant/ dans ces mains de lumière » (PBC, p. 51). Peut-être alors, en soi-même surgira, par l’alchimie des mots, son ombre, c’est-à-dire cette marque d’altérité confiée à la terre, cette promesse qui porte, inconnu, son propre et véritable visage.

Au bout de cette ascèse, rendu à lui-même, le poète déchire ses pages pour se rendre « à l’obscur et au vent » et produire « ce faible cri de lanterne » (AOV, p. 77). Il est sorti de lui-même et donne, comme première disposition opérationnelle, quoique fruit d’une avancée déjà longue, « congé aux armes ! » (LID, p. 18).

Les chemins immobiles du monde

La fenêtre, livre ouvert sur l’imminence

Longtemps à l’abri, la « porte jamais franchie » (AOV, p. 22), le poète se tient aux aguets. L’âme dans son abri, soudain se fige dans la « chambre des profondeurs » (AOV, p. 24). Elle affronte le passage par le vide : nul tremblement, au contraire, presque un soulagement de trouver cette zone de résistance, une « grâce de suivre seul/ l’allégement de l’absence » (DNP, p. 15). Méfiante, elle se tient à l’écart d’un désir qui vient « tard dans l’éternel » (MSS, p. 21). Lui sont préférés les premiers fruits du dépouillement qui invitent à monter vers la frontière, comme l’hiver, d’où surgit un ailleurs, « un pur instant sans mémoire » (MSS, p. 23).

Témoin de ce lent travail du poète, la fenêtre. Lieu de vigie et d’affût, elle s’offre comme moyen de défense mais aussi d’ouverture pacifique, tel un « livre ouvert des choses imminentes » (AOV, p. 43). Lieu aussi qui n’abrite nul intérieur car il est entièrement tourné vers le paysage, à sa merci. A son contact, le poète découvre la fertile inutilité de « la splendeur imméritée de l’instant » (MSS, p. 51). « Fenêtre, pourquoi ce bonheur sur la nuit ? » (LID, p. 28).

Au milieu de la fenêtre, la vitre redit « une absence impérieuse », impose un silence, qui de soi « retranche », « efface » (LIC, p. 10). Il est possible d’y habiter, d’y tenir entier, il y a moyen de n’être « plus seulement le siècle qui se hâte » (LIC, p. 70). Par la vitre, on retrouve aussi l’usage de la lumière, à condition d’y jeter au travers ses « longues vies » (OLSA, p. 14). La vitre est aussi cet accès impossible vers l’ailleurs : la promesse infrangible du vivant : « toute l’herbe par delà (…) devant la vitre éternelle » (OLSA, p. 69). Enfin, par son entremise, le corps s’absente, force l’esprit à son nouvel ouvrage. « J’apprivoise mille fois l’instant futur de notre élision mutuelle » (LID, p. 27). Puis, les premiers balbutiements devant les choses vues : « Scansions neuves à la montagne, aux herbes penchées de leur poids de lumière » (LID, p. 29). Tout ce chemin pour venir à la fenêtre et s’y tenir !

Les brouillons de légende

Au gré du calendrier des mois, les pays disparaissent et se noient dans leur saison. La poésie devient plus réflexive, comme soudaine conscience de son ivresse. Dans cette atmosphère, le paysage aperçu s’ouvre à des présences dont il s’honore : liseron, tilleul, mésange, abeille.

La chose observée grandit ou disparaît du territoire de l’esprit : « chose d’aucun mot, jamais puisée// par nulle pensée » (DNP, p. 25). Le poète vient l’interroger et s’interroge sur elle, « aorte noire// d’éternel retard » (DNP, p. 25).

Pas de tristesse, pas d’affliction de pénitent, mais une écoute restée disponible au jeu des formes qui se dévoilent : « une brume/ laisse un masque de cendre qui te ressemble » ; loin de s’en plaindre, il faut y ajouter un « rire où le ciel descende » (DNP, p. 22).

Rêve, éveil, mémoire, oubli, les points cardinaux du poète élargissent le cœur de ses interrogations tant il scrute et se délecte de son appartenance au monde. Le pur et le vide, « le piqueté tendre de l’air » (MSS, p. 52).

A force, il faut bien affronter « la peur/ d’éveiller l’invisible » (DNP, p. 43). Voilà pourquoi la nuit est préférée, car elle seule permet la rencontre sans la dire, d’écouter sans entendre. (DNP, p. 26). Voilà pourquoi « la nuit seule est habitable » (DNP, p. 45). En elle, « quelques traces suffisent » pour se fonder et recevoir les premières possibilités de dialogue. En elle seule, il est possible de reconnaître l’unité profonde et troublante du réel et de l’âme.

Dans ce lent dessillement qu’imposent l’écoute et l’attente, il faut se confronter à la mort, la plus proche et la plus douloureuse, celle de son père. Qu’observe le poète devant la dépouille, cet absolu de l’absence ? « Le rien de personne// apaisé peut-être d’un sens » (PBC, p. 11). Non pas donc la mort, non pas sa figure froide et impersonnelle, mais en face de soi, pour seule mesure, le mourir qui « porte plus loin le sens » (LIC, p. 15).

Puis, enfin, le passage, « des fenêtres se déchirent » (DNP, p. 47). Le monde ancien s’en est allé, fini « ce brouillon de légende (…). Ce qui viendra se tient à bonne distance » (LID, p. 22). Car « il faut satisfaire notre esprit, le mettre en partage » (LID, p. 24).

L’île-cicatrice

Le poète se lance, s’échappe, se risque : « Frontière nue,/ ne m’épouvante pas de mon âme » (MSS, p. 25). Adieu fenêtre. Voici la porte, le « soleil sous la porte » (TRF, p. 40) ; la serrure avec sa poignée qui « a tourné soudain dans ton rêve » et au-delà de « la nuit déjà tombée », « le long regard du matin » (PBC, p. 59) ; puis ce « départ de flammes sous les pierres » : n’imagine-t-on pas alors voir surgir le prophète Elie, « un char de feu » et son envolée vers le ciel ? (TRF, p. 40).

Comment se tenir en cet ailleurs autrement qu’en « prédateur » plein d’effroi devant « une saison » (MSS, p. 35) qui rassemble « une beauté de feuilles, d’oiseaux, de cascades » dont le poète demeure « le lien secret,/ chaque jour plus distendu » (MSS, p. 36) ?

Il faut patienter, être à l’affût de « ce quelque chose de caché, valant très cher,/ de chaste et de toujours délogé » (MSS, p. 41). Entrevu, tel un ange, ses « ailes ouvertes d’élégie » (MSS, p. 42), le poète a juste le temps de les révéler – ainsi d’une photo prise à la dérobée.

Il en retient trois marques. La première est la nature de la manifestation : l’inaccessibilité. La deuxième est sa puissance : vigueur d’un appel qui fragilise sa propre présence, «  appel dru lacérant ta présence » (DNP, p. 17). La troisième, la plus troublante, est la conséquence sur sa personne, qui malgré la « griffe » de « cette voix », se juge encore incapable de faire face, peut-être obligée pour se survivre de se nommer encore « l’inattentif ».

Reste à suivre le chemin ouvert, « veiller à son éphémère… » (PBC, p. 28), d’où monte un paysage ayant vaincu par sa vivante expression, son faible manteau de neige. Il y a un au-delà de l’hiver et c’est l’île où l’on suit la mer, « le sans-fin du flux (…), le phare sans promesse,/ sans réponse,// sans bruit » (PBC, p. 31). Le silence est un état renouvelé de l’âme, un espace pour sa permanence, une preuve de sa possibilité d’être.

Quel est ce lieu-pays, cette vision paysage, « l’île brève qu’on ne peut retenir (…) la longue approche d’un avenir » (LID, p. 30) ? Un lieu improbable où, tant il scintille, il se perd « de vue/ l’aujourd’hui de ta vie. » (AOV, p. 11). Un temps nouveau aussi, à l’« essentielle minutie » (LIC, p. 9). Enfin, la promesse d’un autre rapport à la vie, où il devient possible de « tenir des promesses précaires » (OLSA, p. 75) et de s’ouvrir à « cette humide liberté » (AOV, p. 12) tant espérée.

L’île révèle également les nouveaux rapports auxquels aspire le poète : fenêtre absolue que cette côte entièrement ouverte sur la mer, l’île sans fin interroge son inscription dans le temps par « le lieu vide, la lumière fossile », et ce rappel insistant des « naufrages » (LIC, p. 49). Lieu de l’enfance, elle invite à y retourner dormir, non pour le jeu des nostalgies et des regrets, mais pour instaurer un nouveau rapport avec le réel où l’épaisseur du temps ouvre plus qu’elle ne ferme. Elle est aussi cicatrice, moins par souvenir d’une blessure ancienne, que par la marque éprouvée de cette temporalité diffuse. Enfin, elle fournit au poète ce pain de spiritualité qu’il recherche, la « bible ouverte du silence » qui globalise sa présence au monde.

La foi inavouée

Pour conclure, est-il possible de parler d’une quête spirituelle ? Difficile de répondre. Dans les premiers recueils, on trouve des dépôts de termes religieux, comme des ruines qu’on interroge. Mais sans pouvoir dans la bouche du poète, sans capacité d’augure ou de signification profonde, ils rappellent l’extrême dépouillement de l’heure. Seul dieu entrevu : un « premier né, le dieu fragile » (LIC, p. 17), qui disparaît comme une improbable vision. Et pourtant « l’invisible grandit » (LIC, p. 75), « l’imprononçable patrie » avance « toute en lignes de fuite » (LIC, p. 63), mais elle est entièrement ancrée dans un rapport renouvelé avec ce monde, dans la promesse d’un temps neuf qui se laisserait lire sur un paysage. Moins quête d’éternité ou d’espérance, que déjà l’acclamation élégiaque d’une présence qui serait disponible. Nulle volonté de se l’approprier, d’en vouloir plus ou de tendre vers elle ; juste la satisfaction, le plaisir d’en effleurer les premiers fruits, déjà ravi par les excès de son absence débusquée.

Il y a aussi un appel à l’aide contre la douleur, non pas à une magie, mais par mobilisation des faibles moyens qu’offrent la régularité, la domestication de l’épreuve, le soutien d’un autre rapport au temps : dans ce registre, on trouve cités « le pain », qui est par excellence la fructification de chaque jour, « la manne », qui transforma les matins du désert en grâce souveraine, et le « latin », cette langue qui se survit par l’acceptation d’une désuétude avec l’immédiat. Ces trois secours face à la douleur proposent trois façons d’affronter le temps : le temps régulier, tellement enfoui au cœur même de la temporalité qu’il en est invisible, le temps du récit, qui ouvre la mémoire à sa recherche de sens, et le temps de l’histoire, qui perfore le temps par excès de fragilité (DNP, p. 10).

Mais on peut maintenant tenter de cerner ce qui, à la fin, fut conquis ; la transformation qui s’opéra ; ce qui, par la fenêtre, fut contemplé pour l’appel d’un monde nouveau – pour matérialiser l’espérance renouvelée.

Paysages et lumières

Jusqu’à l’ombre effeuillée

La quête de cet autre monde commence, les yeux levés sur les façades de pierre où s’observent les travaux du soleil et du vent. Mais on ne peut jamais les rejoindre. La prison se referme donc en lapidation de la lumière (AOV, p. 22). Que faire ? faut-il s’échapper ?

Condamné à la proximité, le poète confie ses espoirs au regard qui est l’ouïe de la pensée. Unique instrument de sa liberté, l’œil erre sur ces terres offertes en « pasteur indécis » (AOV, p. 50) : « Que pensait-il voir » ?  « Plus loin peut-être ? ». Plus loin que la simple pensée (AOV, p. 7).

Comme effrayé par la mission à remplir, le regard du poète se réfugie vers les lointains que propose le ciel. Aussitôt, surgissent des visions sur cette nappe d’infini. Le ciel, « monté de l’horizon, comme d’un brasier, » avance vers lui avec « des pattes griffues », « de lourdes fourrures », « des ourlets de charbon et de pourpre ». Ému, le poète s’interroge : « Est-ce pour brûler le trop profond silence » qu’affluent d’aussi terribles visions, tel un « langage de nuit » ? (AOV, p. 17). Il ne faut pas s’y résigner ; il faut passer outre à cette force de l’effroi et de l’illusion, oser avancer.

Vient alors le vent, « guetteur de la distance, écuyer du passage » (AOV, p. 19). Le vent, non comme un appel, un départ ou le jeu impossible de l’infini, mais comme une respiration, un silence en musique, déployant « sa couleur » comme une bête familière qui « flaire mon faible savoir » (LID, p. 35). Il est possible de rester dès lors, de croire au bienfait de la patience.

Il faut également affronter l’orage, précédé de son silence, « comme un méditant s’approfondit du sombre » (AOV, p. 64). Mais il est aussi la promesse soudaine d’une déflagration de choses nouvelles et vraies, d’une « interminable naissance » (LID, p. 73). Preuve, à son contact, la pleine explosion des senteurs et des parfums, comme « hyperbole de menthe et de raisin » (OLSA, p. 72). Il charme par son pouvoir de rajeunir (AOV, p. 23).

Enfin tombe la pluie « glissant des ailes et des feuilles » (AOV, p. 18). Aveu de cette nouvelle naissance, elle invite le regard à se poser à même la terre. Tendresse de la pluie. Par elle, le lieu s’enchante avec « l’oseraie fumante sous les nuages », ou « les mouillures d’un soleil rebroussé ».

La pluie joue aussi son rôle de guide. Elle vient contrarier l’aspiration au large du poète, le ramène à sa faible mesure, à son rythme régulier. Peut-être qu’à la « nuit finissante », elle cessera, que le monde se découvrira tel qu’il est, avec ses misères, ses « maçonneries défaites », à l’aune de la démesure enfin découverte.

Dans la pluie, comme première chose vue : « une ombre qui éclaire » pour guider le poète vers sa propre exigence. Elle tourne autour de lui, l’invite à rejoindre la proximité, « l’envol calme des collines, les papillons piqués sous la vitre » (AOV, p. 13). Elle se perd dans le paysage, s’abandonne, puis « égrène, égare les paroles » (AOV, p. 14). Qui est-elle ? Une pensée qui cherche, se nourrit de ce peuple de la proximité ; à coup sûr, le feu d’une mémoire, qui se concentre non sur la fidélité qu’elle manifeste, mais sur l’écart au temps qu’elle autorise (AOV, p. 21). A la suivre, faisant halte, le poète découvre « ces débris de genèse » (AOV, p. 68). N’est-elle pas comme un paraphe qu’on ne peut dénoncer ? Indissociable du lieu où l’on se trouve, elle avance non comme une limite, mais comme le point d’origine que le poète espérait. Par elle s’impose une volonté de ré-interroger l’évidence qui voisine plutôt que la dépasser ou la nier. L’ombre s’ouvre enfin à son opposé sans limite : ombre, quelle espèce de lumière ?

La terre pour éveil mystique

Maintenant les yeux se posent sur la terre. Est-ce son poids qui trouble ? La terre se revêt d’une présence particulière, familière et toujours attisant le regard. Elle est un appel à oser prendre racine. Le poète vient par elle s’inscrire dans le paysage. « Je suis un arbre arrêté dans les étoiles » (LID, p. 60). Peu importe si le sens aigu d’un fatum discerne, au tréfonds, le froid d’un « poignard exactement appliqué sur l’insistance inutile du cœur » (LID, p. 48). En retour, le poète reçoit le ravissement du toucher de la terre. Elle possède la précision et le nuancier du brodeur. Elle envoûte à chaque pas de sandale ou de pied nu. Elle éveille à une dimension spirituelle de la vie, offre un lieu où l’esprit se pose et se découvre au monde (TRF, p. 39).

Dès lors, il y a un éveil mystique avec le monde, telle la venue de la rosée impatiente, « visite qui n’attend pas le jour », et « veut d’abord le noir./ Et le respirer » (AOV, p. 28). Sous les yeux du poète, le monde nocturne se réveille : voici le « grand pin bleu » (AOV, p. 30), le « rouvre immobile » aux branches « figées dans le noir,/ ployées de la sourde énigme » (AOV, p. 35), et, venant au plein jour, la « levée bleue de chardons » (AOV, p. 40), le muguet, les talus, le chemin vicinal, l’aubépine, le lilas blanc ; ruisselant « sur les pins pour fermer le pays », emplissant « les grands tilleuls », se reclôt « l’abside douce de la pluie » (AOV, p. 18 à 20).

Au gré des poèmes, c’est toute l’âme des paysages de France qui se lève : nous traversons les pays de Loire, le Massif Central aux toits de lauzes, le sud brûlé de lumière, les îles embrumées de l’Atlantique. Labour, vigne, buisson, eau du fossé, villages gonflés des sucs d’oubli et de silence, frottés d’une lumière « frugale, mais pleine de pouvoirs ! » (OLSA, p. 22).

La langue thaumaturge du paysage

A force, comme domestiqué, le poète devient participant de ce monde, telle une « cigale obstinée » (AOV, p. 13). Il s’agrandit de ces paysages, où se rejoignent terre et horizons. Il se découvre une identité commune, reçoit une place attendue, « comme une eau dans l’eau,/ comme dans le terreau/ ce gravier bleu d’aiguilles sous le pin » (MSS, p. 14). Nouvelle naissance produite, non par le dialogue ou par l’observation, mais par la révélation incertaine d’une permanence qui nous prolonge : « une distance neuve/ qui s’étonne et s’accomplit » (MSS, p. 10). Car le paysage n’est pas une abstraction de l’esprit. Il se distingue du jeu des significations cachées, tel un livre offert aux travaux du philosophe. Il recèle un ailleurs, retranscrit l’expérience d’une terre baignée d’horizons. A son contact, nulle volonté de communion. Bien au contraire, il s’agit d’enfouissement. D’abord la perte. L’éternité si elle est vraiment, demande de se perdre par les marges, de se résoudre en frontières. Le paysage fournit également cette vision profonde par laquelle s’apprend l’amour « de vraies choses, qui vont mourir » ( Interview du poète par Guy Chambelland, in revue Le Pont sous l’eau, n° 3, 3ème trimestre 1989, p.2.), l’apprivoisement du provisoire : « J’ai pour peu d’instants (…) cette clarté soudaine qu’enfonce le souffle dans le tilleul argenté » (MSS, p. 36). Positivement, le paysage est ce thaumaturge qui rend le poète autonome à soi. Par sa profondeur, il fait deviner « les fonds lointains », « l’épaule de terre et de rumeur (…) aux frontières de la nuit » (MSS, p. 18).

Au cœur du paysage, la terre. Non pas le vent, ni le ciel, mais la terre avec son revêtement végétal où les plantes et les arbres sont autant de parures à nommer, et la lumière, une langue pour la dire. Lumière qui est aussi une sorte de consommation du temps. Il y aurait l’horloge, la durée et la lumière, « monnaie calme du temps » (MSS, p. 20), qui renoue avec notre fonction du dire. Elle fonde le paysage en pays où s’enfonce la pensée-mémoire (AOV, p. 21), où la présence du poète est accueillie jusqu’à se faire par lui habiter.

Mais il y a aussi la ville, ce paysage en perte d’horizon. Elle met du temps à surgir du regard, la ville. Il faut attendre le recueil « Dans la nuit passante » pour qu’elle achève de se livrer. Elle vient au poète, rendue à sa nudité terrestre, ouverte à une temporalité nouvelle que lui versent la pluie, « le violet de la nuit » (DNP, p. 31), la « caresse aveugle et veuve » de ses faubourgs pleins de choses vues « très loin dans la chair désaccordée du temps » (AOV, p. 40).

Le pays où s’apprivoise un monde réuni

Nous voici arrivés au cœur du pays, cet élément complexe où s’entremêlent paysage et horizon. Car le pays se forme par l’étrange frontière de l’horizon que souligne le cri de la buse : « là s’est jeté tout mon désir, dans la hâte de l’espace » (AOV, p. 29). Ou encore, par l’image de la mer, champ parfait d’horizon, « gréant d’étoiles l’ordinaire de la joie » (LIC, p. 15), mer obsessionnelle que le poète transplante en pleine terre pour imager « le point aveugle » que fait un arbre sur la nuit : « mer muette où se résorbent les errants » (AOV, p. 30). Le pays est ainsi ce lieu où le monde se réunit, se renouvelle par son unité : ainsi « la terre marche dans le ciel » (AOV, p. 68), le « buisson veille sur sa lauze », le « chemin/ agrippé de ronce,// commence le ciel ». Il s’ouvre par son poids d’éternel, se vide de sa mort, jaillit sur la minute « griffée d’espérance et de lumière » (PBC, p. 35). Une union plus forte s’établit. L’été peut être inscrit sur l’« invisible mémoire », et n’est-ce pas « vivre à nouveau/ que se lier à l’écorce des pins,/ au sifflement doux des aiguilles » (PBC, p. 37) ? Mais c’est alors, au moment même où se pourrait atteindre la plénitude terrestre, que résonne le cri de la dépossession : « Donne mer, et sable, et nuées/ à demain qui fera mémoire ». Au cœur du pays, le poète se délivre de « l’irréparable,// dont tu n’emporteras rien » (PBC, p. 38).

Le pays comme lieu de discrétion. Nulle misanthropie de l’âme dans la quête de cet ailleurs, nulle volonté de fuir l’autre, mais une façon de se constituer pour s’offrir à lui. Un sentier, « une rumeur inquiète, en contrebas ». L’autre peut-être ? Non pas, la simple « fraîcheur du torrent qu’on devine » (MSS, p. 46), Mais peut-être oui, l’autre est-il sous la forme d’une attente, d’une espérance. Le pays chez Paul Farellier devient alors une métaphore de l’attente, d’une promesse, tel « un versant rude/ sevré de parole,/ tout entravé d’orgueil et de crainte » (MSS, p. 47). En lui, nous voici « des approchants » désireux de « nous saisir » pour « fixer la qualité de l’humble » (MSS, p. 48). Le pays nous a alors fécondés de son fruit. Nous éprouvons à son toucher « la douce haleine éphémère/ qui fait signe en paradis » (PBC, p. 60), où « l’aube met les yeux dehors (…), verse un jardin à tes pieds » (PBC, p. 63).

Pourtant, inaccessible pays, il peine à s’inscrire dans le regard, « il défaille de lumière glissante et s’enfonce dans le temps » (AOV, p. 45). « Nos terres vraies sont cachées » (AOV, p. 51), où l’on attend « qu’un regard plus dur et plus déchirant y jette l’esprit » (AOV, p. 53). Compagnon de déréliction, ce pays n’est à gravir que par instant de grâce : « Sur l’éclaircie tardive,/ un arbre bleu voyage » (TRF, p. 28).

A l’issue de cette entreprise d’apprivoisement du monde, car c’est bien de cela qu’il s’agit, qu’est-il advenu du poète ? Comme un bâton d’ébonite longtemps frotté, il se trouve chargé de paroles. Une parole neuve, nourrie de sens, récompensée des risques qu’elle fit prendre. Car, face aux pays, « le danger de parole (…) se retient de tomber en limaille » (DNP, p. 24). Il ne s’agit pas d’une lecture symbolique des paysages, d’une parole en recherche d’une signification cachée ou théologique – chez Paul Farellier, on ne trouve pas cet arrière-fond biblique qui lance les mystiques vers une interpellation de Dieu – mais d’une contemplation simple, ouverte, patiente, attentive à la chose observée pour elle-même. Une parole consciente de sa fragilité, au point que le doute la saisit quant à sa retranscription verbale : « sait-on s’il est encore un monde/ avec les mots qui l’écrivent » (DNP, p. 24) ? Le poète se méfie, conscient que le sens est préalable à l’écriture, que les mots ne sont qu’un trésor de pauvre. Or le sens échappe fondamentalement : « vers quel ange va/ ce reflet tremblé des herbes (…), à quel sens versé » (DNP, p. 24) ? Pire, ce sens entraînant n’est-il pas étranger à notre ici ? Par ses lueurs de parole, ne masque-t-il pas « l’issue de ces terres ? » (DNP, p. 24).

Que faire alors après cette plongée dans le monde : « revenir : est-ce déjà le conseil affaibli de l’hiver » (AOV, p. 43), tandis que « le monde soudain se résumait à cet excès de tension dans le regard » ? Le poète ne doit-il pas encore demeurer en recherche du « fin mot », alors que « c’est une parole qui ricoche et fuit dans l’illisible » (AOV, p. 44) ? Nu, dépouillé, survit à cette aventure le spectacle apaisé de la nuit et de la lumière. Enfin, le poète inscrit un choix de vie : « Porte les choses,/ leurs formes terrestres » (PBC, p. 7).

Du soir au midi de la lumière

La découverte de la nuit ouvre aux pouvoirs du silence : « amarré à l’obscur », le poème s’arroge un nouveau territoire, déploie son « grand drapeau de nuit froissé » (AOV, p. 57).

Le soir l’a précédé, moment de suspension, « arrêt brusque des machines », « chemise de silence,/ douce et fraîche sur la peau ». Plus inquiétant que la nuit elle-même, bord dont on s’approche avec vertige, il affiche une finitude, presque narquoise. Il s’interroge sur le sens, sur la promesse d’une « face éternelle à nos yeux de cendre » (TRF, p. 14).

A l’âme accueillant le soir, se révèle sa propre lumière d’être vivant, « souriante amie / par-dessus l’épaule déchirée du temps » (AOV, p. 63). Puis vient la nuit : ici, « toute prière trouve une paix songeuse », un peuple disparu est « à l’éternel rendu par l’oubli » (AOV, p. 72). La nuit avoue comme une sorte d’ignorance protectrice : « Il ne m’est pas donné d’aller plus loin » (MSS, p. 26), même si, au sein de l’obscurité, des forces de connaissance se libèrent, agissent, viennent « élire et ordonner » (MSS, p. 27). Des « vérités obscures », pleines de vigueur, traversent le poème, « ayant à peine vécu » (MSS, p. 30). La nuit n’est que passage. Il faut du temps au poète pour se le dire, s’avouer qu’il s’agit avec elle plus d’une affinité que d’une demeure (TRF, p. 29). Et plus de temps encore pour vouloir transférer son camp provisoire vers l’aube, non pour sa valeur à elle, mais par soif du vierge et du calme. « Une charrette a quitté la nuit et roule ». Le jour après la nuit n’est pas un dû, mais une grâce : « Merci à l’éveil » (LID, p. 64).

Parmi les premières lumières rencontrées, il faut d’abord affronter celles de l’hiver où le temps « bâtit son étable en dur », où « le peu d’avenir se convulse » (LIC, p. 78) ; puis la virginité de l’aube, sa proximité avec le vide premier, sa disposition en lignes de fuite (TRF, p. 41). L’aube, encore une frontière ! Rencontre avec l’au-delà de la nuit, car « nous étions de la nuit » et nous voici au matin, avec son « feu rapide et blanc/ que souffle la lumière » (PBC, p. 47).

Après l’aube et son point ultime, « l’eau précise des nymphes » (TRF, p. 41), se dresse l’excès du matin avec « sa dépense inconsidérée de lumière », et soudain ce cri : « Quelle ombre n’oserait y mourir ? » (TRF, p. 36). Ce matin-là n’est-il rien que « bord perdu à rêver la saveur du temps » (TRF, p. 35) ? Car sommes-nous autre chose que « l’enfantement d’un seul matin ? » (TRF, p. 29).

Sera-t-il possible d’affronter la lumière vraie et nue ? – « Vrai soleil (…), nous l’attendions » (LID, p. 70) – possible de recevoir et de suivre de nouvelles règles de vie, de contemplation et d’écoute ? – « Surtout, ne force pas sa lumière » (MSS, p. 53) – possible de s’offrir aux excès de la lumière, à la démesure généreuse de la gratuité ? Que ferons-nous de l’été, de sa grâce élective, enfin de sa « lumière – dont on n’a pas l’usage » (OLSA, p. 14) ?

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Après ce parcours, il convient de revenir sur l’unité de l’œuvre de Paul Farellier. Sauf à y reconnaître une intériorisation sans cesse croissante, on sent peu d’écart entre le premier recueil et les suivants. Un même monde, une même démarche – au sens presque physique du terme – accompagnent le lecteur et l’invitent au recueillement, à la contemplation, au goût de la longue veille.

Travailler sur soi et sur son art, dresser son établi pour recevoir le monde et l’accueillir, sans rien occulter de ses faiblesses, mais sans non plus s’y complaire, ne sont-ce pas là quelques caractéristiques qui inscrivent Paul Farellier dans la lignée des auteurs classiques ? D’où lui vient cette secrète vitalité qui donne tant de force à cet esprit de mesure, plongeant aux plus solides racines de notre langue ? Car il y a quelque chose de peu banal à tenir si posée une forme d’équilibre dans une période où la poésie manque cruellement de repères aussi bien dans la forme que dans sa raison d’être. Peut-être au contraire cette absence et le silence si criant de notre art dégagent-ils une liberté et un calme propices à ce genre d’entreprise solitaire. Peu de débats, peu de polémiques embrasent nos maigres cercles. Chacun est laissé seul à l’aune de ses modestes ressources. A bien des égards, c’est donc une période bénie pour le poète qui veut se donner à son œuvre.

Enfin, au moment d’achever ce qui voudrait faire trace d’une rencontre avec l’œuvre de Paul Farellier, je m’interroge sur le pourquoi de ce travail. Je ne suis pas sûr – je doute, hélas – de rassembler autour de lui deux cents nouveaux lecteurs. Et pourtant, je me relève au milieu de la nuit, dégage des heures de sommeil pour me rendre à ce rendez-vous que la poésie me fixe, sans douter de sa nécessité. Pourquoi donc ? Il me semble qu’agissant ainsi, je formule une espèce de réponse aux rencontres que je fis par d’autres et qui me firent être celui que je suis. A mon tour, j’éprouve le besoin de poursuivre ce dialogue par dessus les âges où cherchent à s’exprimer la profondeur et la puissance des liens qui se nouent entre des hommes libres et que la poésie, à sa manière, se propose de faire revivre en chacun. Un poète antique n’a-t-il pas écrit « les hommes qui veillent ont un monde commun » ? Et quand bien même je serais l’unique lecteur de ces pages sollicitées par les poèmes de Farellier, cela suffirait à me satisfaire. Ils ont contribué à m’élargir à ce bien commun qu’est notre humanité, et l’appétit qu’ils ont soulevé est la seule mesure qui m’importe.

©Pierrick de Chermont, étude publiée en 2005 sur le site http://ecrits-vains.com/

Eléments de bibliographie

L’Intempérie douce. Le Pont de l’Epée, 1984.

L’Île-cicatrice, suivi de L’Invisible grandit. Le Pont de l’Epée, 1987.

Une main si simple. Le Pont sous l’eau. 1989.

Où la lumière s’abrège. La Bartavelle éditeur. 1993.

A l’obscur et au vent. L’Harmattan. 1996.

Dans la nuit passante. L’arbre à paroles. 2000.

Tes rives finir. L’arbre à paroles. 2004.

Parlant bas sur ciel. L’arbre à paroles. 2004.

Paul FARELLIER : Tes rives finir (L’Arbre à paroles, coll. Traverses, 2004, La Maison de la Poésie d’Amay, B.P. 12 – 4540 Amay – Belgique, 7,50 €)

L’originalité n’est pas la moindre des qualités de ce recueil au titre si joliment ciselé. Chaque page, comme un ressac de mots, déroule, entre flux et reflux, au tempo du cœur et de l’esprit, ses lumineuses interrogations. Du ‘vivre’ à ‘l’écrire’, du ‘dire’ au ‘silence’, de ‘la parole’ à ‘l’absence’, l’auteur se penche sur l’eau mouvante du poème, se questionne (et se remet en question) sur le sens de cet acte fondateur qu’est le verbe poétique : Les mots, tu crois qu’ils t’emportent ?/ Ils ne sont que fragments déterrés… Avertissement liminaire qui souligne cette démarche ontologique et métaphysique du poète et pose, d’emblée, l’origine – et l’épreuve terrestre – comme nourricière et essentielle. Le poème ne jaillit-il pas de la glèbe humaine ? La première partie nommée : Ce pays mangé d’ombre en est l’illustration. La prise en compte des racines profondes s’exprime avec la souveraineté méditative et la fulgurance d’un Saint-John Perse : Ce pays – et naître maintenant. Le voyage est d’abord ‘anabase’. Paul Farellier éclaire l’intérieur de ses terres avant de tenter de franchir (de transmuter) et de passer de l’expérience sensible à l’élévation spirituelle et esthétique, du contingent au transcendant, du plomb de la matière informe ou de l’émotion brute, à l’or du poème. Sur cette genèse à laquelle les poètes sont en permanence confrontés, invités à jongler sur notre vertige, le texte, en page 14, est très éclairant. Il débute par ces trois mots : C’est le soir, comme trois coups frappés à la porte du Temple intérieur où l’on quête une autre lumière pour finir, peut être, par ne trouver qu’un mur qui tombe en poussière, cette chose insaisissable, sans cesse à reconstruire, que l’on nomme: ‘poème’ et qui ne serait simplement que la face éternelle à nos yeux de cendre… C’est à ce poids de terre, d’ombre, de vent, de silence, d’absence, d’échos, que s’évalue l’authenticité fragile du poème dont le créateur demeure un humble ‘écolier’ remettant sans cesse sur le métier l’œuvre de cette longue patience et de ses expériences orphiques. Font suite, avec ce même bonheur d’écriture, les trois autres parties : « d’un soleil éloigné – comme un corps se déplie – au dispersé du vent » qui prolongent finement, et dans un style que ne renierait pas Philippe Jaccottet, ce questionnement poétique mis en lumière par un langage où symboles et images sont intimement et adroitement fondus.

Paul Farellier nous offre ici une bien belle suite de pièces. Sur la pointe des mots, sans bruit, se nouent et se dénouent de subtiles analogies qui nous donnent à connaître dans un flagellé d’instants les noces de la vie et des mots. Sur ses rives finir le poème, bref froissement du temps, devient aussi arbre d’espérance, éternel recommencement, entre la ténèbre et la lumière, au rythme d’une céleste gravitation et de l’accomplissement de cette circonférence en perpétuel mouvement, en somme conclut le poète, tout aussi : ronde parole que la terre

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Paul Farellier : Parlant bas sur ciel – l’Arbre à paroles, 50, Grand Route, BP 12, 4540 Amay, Belgique.

L’œuvre du poète et critique (il est membre du comité de rédaction de la revue Les Hommes sans épaules) Paul Farellier (né en 1934) est née d’une longue et très exigeante gestation. Ce n’est que vers la cinquantaine, en 1984, qu’il publie L’Intempérie douce, son premier recueil, au prestigieux Pont de l’Épée de Guy Chambelland. Suivront (chez le même éditeur) : L’Île-cicatrice (1987) et Une main si simple (1989), puis : Où la lumière s’abrège (La Bartavelle, 1993), À l’obscur et au vent (L’Harmattan, 1996), et (aux éditions de l’Arbre à paroles) la trilogie qui marque le pic de l’œuvre : Dans la nuit passante (2000), Tes rives finir (2004), Parlant bas sur ciel (2004). En vingt ans, parallèlement à son travail de critique, Paul Farellier aurait pu donner quinze ou vingt recueils ; il en donnera huit. Farellier a la redite comme le principe de l’écriture pour l’écriture en horreur, et il a raison. Il y a chez Farellier une exigence dans l’écriture, une haute opinion de la création poétique qui nous éloigne du jeu verbal, ainsi qu’une quête de l’être et de ses abîmes qui demeure sans complaisance : Cette vie à mourir, – ne la balance pas d’un coup d’épaule, – tiens-en le fardeau. Proche d’Yves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet, mais davantage poignante et en contact avec la vie, la poésie de Farellier est – au premier abord – une musique mezza voce, qui évoque les mouvements de l’âme, l’émotion vive, décryptée, y compris, dans ce qu’il peut y avoir au premier abord de plus simple, sur la pointe des arbres doucement agitée par le demi jour. La générosité côtoie l’angoisse, la mort, la solitude et l’émerveillement. L’interrogation est perpétuelle, l’image concise, le verbe ciselé au plus près du vrai et du vécu. Cette poésie épurée en dit long sur le fatum humain : Maintenant, – visage fixé : – un presque sourire – où se découd la naissance – avec le rien de personne, – apaisé peut être d’un sens. Ce dernier recueil est une ode au père. La mort est un gouffre que surplombe le fil de rasoir de la vie.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Supérieur Inconnu, nouvelle série, n° 2, juillet-décembre 2005)

Jacques FERLAY : Aller simple – Préface de Paul Van Melle (La Lucarne ovale Éditions – Avril 2005 – 12 €)

Oui, Paul Van Melle a bien raison de souligner que l’œuvre de Jacques Ferlay – un des rares poètes qui ne font pas de bruit mais de la vraie poésie – est ‘déjà imposante’. Emile Ducharlet, sympathique et efficace éditeur ‘qui monte’, nous propose ici, joliment relié et portant en couverture « Quatre jeunes filles sur un pont » d’Edvard Munch : ‘Un aller simple’ (qui vaut largement le prix du billet !) Si « L’humour est une tentative pour décaper les grands sentiments et leur connerie » comme l’avançait Raymond Queneau, alors, ici, à chaque page, ces grands sentiments sont passés au ‘Karcher’ de l’humour Ferlaynien. Un humour tendre, parfois un brin caustique, par seul souci de rester pudique – une qualité de nos jours en voie de disparition. Cette suite de textes forme une galerie de petits tableaux dont chacun nous offre une scène de la vie à la meilleure manière du poète. Tout son art consiste, partant de l’objet et de sa préhension sensorielle, à dériver vers l’abstrait, autrement dit à passer finement de la chair savoureuse du vécu à la subtilité de l’esprit. Je suis très admiratif de ce talent – dont j’avais déjà noté les heureux effets dans d’autres recueils – qui, s’emparant de notre ordinaire le hisse soudain au plan de l’extraordinaire. N’est-ce pas précisément cela la poésie : un regard qui habille de neuf cette réalité que ternit l’habitude : « Sur la table des dimanches / deux cygnes de porcelaine / offrent la lumière du sel, / larmes séchées de la mer / sur la joue de la Terre.» (Révélateur) ; ou : «Dans l’évier de pierre usée / où baignent navets et carottes / elle retrouve dans ses mains / la caresse des toilettes d’enfants… » (Pot-au-feu) ; ou encore : « Dans l’ombre anisée du bistro / de vieux copains peut-être récents / jetaient sur un tapis lie de vin / aux réclames éteintes / tous les atouts d’une vie avare. » Ce poème, qui a pour titre ‘Dame de cœur’, ne serait-il pas un clin d’œil au Cézanne des ‘Joueurs de cartes’ ? Mais le ton de ce recueil peut aussi – sans se départir de l’humour ou de l’ironie – plaquer de graves accords : ainsi dans ‘SIDA’ ou ‘AVATAR’ ; car Jacques Ferlay, en douceur et délicatesse, sait évoquer la détresse aux multiples visages ou le questionnement existentiel de l’humain bipède, cette angoisse métaphysique qui peut s’appeler ‘aller simple’ au jeu de la marelle qui nous ‘dépasse’ : « C’est encore loin le ciel ? » Feu Jacques Simonomis n’aurait probablement pas rougi d’être l’auteur de ces poèmes, en particulier de la pièce intitulée : Jardin Public (un petit chef-d’œuvre de compagnon-poète). Allez ! Prenez votre billet, vous ne serez pas déçu de ce voyage en Ferlaynie – même si vous devez revenir par vos propres moyens !

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

Raymond FARINA, Fantaisies (L’Arbre à paroles, 2005, 56 p., P.N.I.)

Un livre étonnant et vraiment séduisant. Fantaisies que ces esquisses, nous annonce l’auteur dès le premier vers. Et pourtant ici la poésie, à travers un humour pratiqué avec l’art le plus accompli et une sorte de cruauté dans l’insistance, atteint à des profondeurs où ne parviendra pas tel ou tel recueil de plus « sérieuse » apparence.

De qui, de quoi s’agit-il ? De l’innommé, de l’incréé, mais certainement pas de l’impensé. D’un être d’omniprésence anonyme, frère invisible & insolent, universellement attentif pour voir mieux que [ses] yeux, pour écouter ce qu’on n’entend pas,

ici où il n’est pas venu
là-bas où il n’est pas allé
jamais venu jamais allé

Cet esprit, l’excès même de sa fiction lui confère une présence et une réalité quasi-douloureuses ; Diogène sarcastique, il fait descendre tout bas les Héros de la pensée/ des légendes & des péplums. Mais, qu’enseigne-t-il ?

Une éthique du presque
murmurée
minimale
chantonnée
musicale
une sorte de capriccio
ou mieux – de fantaisie –
bref une éthique fantomale

Peu à peu, à travers l’humble musique, se découvre, Kierkegaard aidant, ce que désespoir signifie. Ce frère serait donc moi-même, surtout si j’évite de le reconnaître, parvenu récemment/ à ce qui semble l’excellence/ dans l’art de l’inutilité.

Se dit
qu’il n’était pas poète
mais avait des ailes
invisibles
un don certain
pour l’indicible
un avenir
dans le silence

Le poète désenchanté s’est trouvé séparé de son djinn, une sorte d’Ariel/ fier d’avoir faussé compagnie/ à un barde qui n’était pas/ le Shakespeare qu’il espérait. Si l’œuvre se veut rien qu’une esquisse, elle se dit aussi accomplissement de l’échec. Et Raymond Farina, d’un seul sourire à la fois léger et grave de Melancholia, parvient à nous mener

vers le point
entre Vide & Plein
entre Tout & Rien

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

HENRI FALAISE (1948-1999), UNE MÉMOIRE D’ÉTERNITÉ

Pendant la deuxième moitié d’une vie trop brève, Henri Falaise révéla une poésie parmi les plus troublantes et les plus mystérieuses que nous aura données la fin du siècle.

Peut-être le charme (au sens premier du mot) qu’elle exerce dans l’esprit provient-il d’abord de ce qu’elle allie, à une extrême richesse et diversité de ce qu’elle donne à voir, une authentique simplicité, pour ne pas dire une humilité, dans le ton même de la voix. Mais ce charme opère aussi à partir d’une évidente empreinte surréaliste : les délicatesses d’un Delvaux, l’insolite d’un Chavée se fondent dans une voix toute personnelle et originale, sans aveu d’allégeance, semble-t-il, ni adhésion raisonnée à une doctrine ; simplement selon la pente instinctive d’une création apparemment « naturelle », parce que souvent exposée, même dans la minutie de son exécution, aux vertiges d’une écriture automatique. Toute une part de l’œuvre de Falaise demeure ainsi enfouie dans une profondeur d’énigme dont le paradoxe est de ne faire sens que par l’indécidable de ses mots. C’est surtout dans Le Cycle des Oiseaux (in Le Pays de Geneviève, 1988), que ce pari poétique est porté à l’extrême. Mais il commande bien d’autres créations de ce poète ; nous citons plus loin, dans notre choix de poèmes, deux des textes les plus étincelants appartenant à cette veine : ce sont les deuxième et troisième de notre sélection. On en remarquera l’étrange beauté qui fait qu’on se tient en leur pouvoir : l’autonomie des mots l’emporte sur tout vouloir comme sur toute censure.

À noter que nombre de poèmes de Falaise, même dans l’étendue d’une grande page, ne sont formés que d’une seule phrase. Sa course peut traverser cinquante univers, déployée à la faveur des incidentes ou des relatives : aisance et agilité d’une plume que ne soucie nullement l’essoufflement possible du lecteur.

Il y a là, dans cette convocation impérieuse des réalités les plus éloignées à travers les plus proches, quelque chose qui, par des moyens différents et bien personnels, rivalise avec les plus hautes ambitions de l’image reverdyenne, ou encore n’est pas sans rappeler la cursive follainienne manifestant la profonde unité des mondes multiples ; quelque chose également qui ressemble assez, quoique, à notre avis, avec plus d’efficace et de réussite, aux « oraisons » baroques, aux concaténations, aux défis syntaxiques d’un Edmond Humeau.

Mais la liberté des mots, l’autonomie du signifiant trouvent aussi, dans l’œuvre de Falaise, une limite qui, loin d’être synonyme d’échec, en assure au contraire le véritable aboutissement poétique : nous voulons parler de ce trouble nostalgique partout sensible chez Falaise, de l’émotion reine de sa poésie. On devinera plus loin, à travers la sécheresse d’un résumé biographique, ce que fut en effet, pour ce créateur, la donnée de départ : à peine né, orphelin de mère ; à peine adolescent, orphelin de père. Même si l’on se refuse à l’idée déterministe et réductrice d’une poésie dictée par le manque existentiel, comment dénier à ce double déracinement sa valeur révélatrice, sinon productrice, d’un destin poétique ? Quelles furent et ne furent pas les sources absentes où la mémoire si cruellement élaguée d’Henri Falaise ne cessa de puiser ?

Peu de poèmes, dans cette œuvre vaste, où l’on n’entende pas vivre et revivre un passé aux présences à la fois fugaces et insistantes, une enfance jamais quittée, dans chaque mot, comme le dit le poète, un leurre et une gloire :

Réconciliée,
la pomme cueillie
appartient
aux confidences du temps
et nous la nommons
parfois
dans l’interdit
pour accepter
au retour du chemin
le paysage fragile
de notre éternité

Et de fait, une lutte avec le temps s’est engagée, parfois perpétuée en litanie avant les jours innombrables ; le poète s’est placé au cœur élu/ de cette intimité/ immense, là même où, dans l’orage, il peut inverser le flot, où, même/ foudroyé/ tout l’avenir/ [lui] revient en mémoire. D’abord, presque sans le savoir, puis peu à peu le sachant, Henri Falaise s’était mis en quête nostalgique d’une éternité. Elle vivait dans l’instant qui meurt, dans la fragilité, la mélancolie, dans le détail d’une ancienne broderie, sous le voile d’une photo sans date :

[…] et je me dis
que le matin
l’éternité
est un apprentissage
qui s’enchevêtre sans raison
dans la simplicité
de la mélancolie
[…]

À poursuivre, sinon à rejoindre, cette éternité, le poète en est venu à récuser la voix de la « vérité » ; il agite le voile de la Maya : peu à peu, j’écris dans un poème où seule l’erreur est lucide, écrit-il en ouvrant son recueil Les Beaux Miracles par un admirable manifeste que nous n’avons pas manqué de reproduire en tête de notre sélection. Il va jusqu’à révéler la présence, l’ultime survivance de ce qui n’existe pas (dans un texte de 1997, dédié à ses enfants, où il « commémore » son propre centenaire… en 2048) :

[………….] Ensuite elle regardera des photographies. Il y aura là une femme aux cheveux bistre fort effacés, un vieux lundi de passerose, et des noms de famille qui ne lui disent rien. Peut-être même quelques paysages […] elle se dira hâtivement qu’en quelque sorte, en des temps éloignés, le souvenir de sa mémoire achevait en rêvant ce qui n’existe pas.

En l’an 2000, les éditions de L’Arbre à paroles (Maison de la Poésie d’Amay) ont réuni en deux forts volumes toute l’œuvre poétique d’Henri Falaise, avec une préface de Jean Tordeur. Les premiers poèmes, si prometteurs, tous les inédits, y rejoignent les recueils publiés chez différents éditeurs. L’ensemble forme un monument non seulement par les proportions, mais aussi par la richesse et la variété de ses parties. S’il permet d’approcher l’émouvante personnalité de son auteur, il donne accès surtout à des perspectives encore mal explorées, mais fascinantes, de l’aventure poétique.

©Paul Farellier

(Note introductive à une biographie résumée et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Mireille FARGIER-CARUSO, Silence à vif (Paupières de terre, 2004 ; 100 p., 13,50 €)

Qu’est-ce que vivre, et comment ? Questions lancinantes qui semblent traverser tout le poème chez Mireille Fargier-Caruso. Nous habitons ce monde-là/ qui n’est pas le nôtre : quelle vérité triomphe-t-elle du non-sens où nous demeurons ? On remplit nos mains/ On ferme nos maisons/ On empile des signes/ Des objets des occupations/ Sans cesse on tente de ranger/ Le désordre du monde

En ce monde inévitable, seul l’amour, dans son commencement solaire inconditionnellement bon, tisse des accords bleus : […] Nous vivons l’intervalle/ Une brèche d’amour […] Quelqu’un pose à nouveau/ Une main sur nos tempes/ Pour adoucir la nuit/ Encore cette fois/ Nous portons le futur

Le poème sait dire les élans et les chutes – on veut l’illimité le partage/ puis retombe le chant au sol/ comme un caillou – mais il s’affirme comme son propre dépassement : Pour connaître/ un autre soleil/ une barque/ jusqu’à l’infini/ du neuf/ encore une fois// nous sommes/ plus loin que nous

Cela seul nous permet d’affronter la limite et l’effacement ; de n’avoir, humbles, à valider dans notre vie que son petit tas de jours.

Une poésie foncièrement authentique, grave, et qui refuse tout effet de style. Malgré le sombre du thème, lecture en définitive réconfortante comme tout ce qui sait faire face.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Jean FOLLAIN : Comme jamais suivi de Le Pays Follain (Éd. Le Vert Sacré, 2003, 16 rue du Petit-Mauzé, Les Bordes, 86340 Nouaillé, 176 p., 20 €)

Dans son excellente collection « Empaysée », qui nous avait permis, entre autres, la relecture de Seule mémoire de Pierre Gabriel (voir le numéro 16 des Hommes sans épaules), Jean-Claude Valin publie cette fois l’ouvrage posthume de Jean Follain, Comme jamais, dont la fidélité de la première édition, en 1976, avait pu paraître incertaine. La présente édition résulte, elle, d’un patient et scrupuleux retour sur manuscrit.

Le recueil réunit des poèmes publiés dans diverses revues, mais aussi des textes tirés de brouillons rendus orphelins par la mort accidentelle de leur auteur. De là, un caractère d’ébauche ou parfois d’impréparation qui ajoute à la « matité » chronique et fascinante de cette œuvre où les objets sont, une fois encore, soigneusement observés et rêvés, les actions et situations diverses du monde mises en présence et en simultanéité, où le poète enfin, comme il le confesse dans Territoires (1953, Poésie-Gallimard, 1969), joue à ce jeu d’exister. Un jeu dont la pratique assidue conduit à une sorte de métaphysique de l’unité profonde, comme dans ces quelques vers du poème intitulé Un même fond :

[…]
l’on entend sonner l’heure
au cadran d’un monument
assis sur un banc
un homme

[…]
seul il parle
[…]
au-delà des harmonies qui diffèrent
celle sur un palier de la vierge entièrement nue
du paysage au feuillage qui frémit
du planisphère sur le mur
de l’outil qui étincelle
un même fond tremblant les réunit.

Nul éclat dans cette voix sourde, pourtant si efficace et convaincante. Seulement l’innombrable et unique présence, à laquelle rien n’échappe, ni dans l’intime, ni dans l’entour, ni dans l’invisible même. Un regard qui juxtapose et fait coexister sans le moindre recours métaphorique.

La deuxième partie du volume, Le Pays Follain, fournit un remarquable dossier critique sur l’œuvre du poète, avec des textes de Gaston Bachelard, André Dhôtel, Pierre Calderon, Gil Jouanard, Jacques Borel, Didier Alexandre, Alain Lévêque, James Sacré, Jean-Pierre Richard, Élodie Bouygues, à qui l’on doit l’établissement de la nouvelle édition, Antoine Émaz, Jean-Luc Steinmetz, Cécile Hayez-Melckenbeeck, Jean Pierrot, Jean-Yves Debreuille, Joseph Rouffanche, Jacques Réda, René Plantier, Jean Rivet et Guy Goffette.

Voilà un ouvrage qui sera précieux, non seulement au « follainien » de longue date, mais au moins autant à qui voudrait s’initier à ces instantanés d’espace et se repérer dans l’univers atroce et doux à sa place inéluctable.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)