Sous l’invocation d’un poème d’Ilarie Voronca[[Dans Contre-solitude, 1946.]] , dont il reprend le titre – répété en exergue –, Guy Chambelland publie en 1971 l’un de ses tout meilleurs livres. Les vers de Voronca faisaient à eux seuls une superbe lecture, porteuse d’un sens irréfragable :
Le songe ne visite pas le téméraire, l’homme debout,
Et la mort demande une grande douceur. L’allongé
Connaît la noble courtoisie de la fatigue,
Son corps est l’ornement à la mesure de la terre.
[…]
Vous rêveurs, vous hommes horizontaux qui attendez
La femme à la beauté immuable, la mort,
Salut à vous, couchés dans le sable ou la boue,
Vous, gloire des navires au fond des océans.
Voici donc qu’à travers un poème, la valeur d’une vie naissait de son aimantation par la beauté immuable et féminine de la mort. Chambelland, faisant alors siennes les paroles de Voronca, s’enrôle noblement dans cette cohorte de l’ombre. Du même coup, son propre livre endosse ses vraies couleurs : celles d’une somptueuse agonie, vécue par le poète dans la vigueur de ses plus belles années. Un sonnet (intitulé aussi Courtoisie de la fatigue) détaille ces beaux miroirs où se perdre jusqu’à l’orgueil/ des inévitables défaites :
D’une cigarette le masque
le poids des lampes dans les yeux
la misère la mort le casque
d’une blondeur où ment un dieu
Car, à la poursuite obstinée de l’échec, c’est bien la mort qui est passionnément habitée dans ces pages, y compris dans leurs moments de plus intense dévoration du vivre. La mort n’y est pas remisée au placard d’un futur, dans la parenthèse d’un après ; non pas l’avenir d’une vie, mais son expérience actuelle, sa compagne la plus immédiate et la plus quotidienne. On vit sa mort, on meurt sa vie. Et vie et mort cessent d’être érigées en substances distinctes ; le poème les fond en une seule et même réalité – celle qui s’éprouve par privilège dans le vertige obsessionnel du sexe :
Ovales purs
mufles de poils
fruiterie de seins sur fûts de jambes
choses à main chauffe cœur brûle couilles
reste ah oui par delà chacune
l’eau anonyme, panique, des yeux
où le suicidé plonge encore
jusqu’à sa mort toujours vivante.
***
Aux innombrables figures féminines qui hantent ces pages, s’accolent le plus souvent les épithètes d’un insoutenable mépris misogyne – « bourgeoise », « pute », « pucelle », « marie-salope », « communiante » !… – où ne sont cultivés ni le poétiquement ni le politiquement correct. Fureur dans la transgression verbale qui n’a pourtant rien à voir avec ces catégories de l’actuelle bienséance médiatique (laquelle, jamais choquée par les pires vulgarités du genre « télé-réalité », s’émouvrait sans doute à ce seigneurial délire si elle le connaissait ; mais son ignorance l’en protège). Nous croyons plutôt que le poète châtie ce qu’il adore, jouit d’infliger des caresses viriles, de proférer les brutales évidences du sexe, de même que le ravit ce souvenir féminin : « je n’oublie pas tes mots de haute ordure ».
(Haute ordure : n’oublions jamais nous-mêmes le Chambelland fasciné par les cycles arthuriens et qui poursuit son Graal : L’important, c’est le fuyant. C’est ça, le Graal. Or, chaque fois qu’est ici entrevu ce Graal, c’est précisément dans la faille de l’ordure.)
Il est une de ces femmes qui, sous la plume, réapparaît plus souvent que les autres. On la distingue au moins quatre fois au fil des pages, dans la mémoire ou dans le rêve de plusieurs débauches : pâleur d’un visage enveloppé d’une coiffure en bandeaux aile de corbeau, incarnation parfaite de la Beauté – que Chambelland entendait comme sexe de l’âme. Dans l’un des textes : Partie – une prose magnifique, peut-être la plus décidément « hard » – elle réunit sur elle et en elle les vigueurs conjuguées de deux amants dont on ose espérer qu’ils n’étaient pas de pur hasard. Des détails intimes de cette « rencontre », l’un des deux hommes s’est fait le « narrateur », sans aucune « neutralité », bien sûr, mais au contraire dans un éblouissement de style qui nous conduit du passé simple au simple présent, des préliminaires jusqu’à la retombée des actes accomplis. Et que dire de cette admirable fin de « Partie » ? Vertige d’étreintes évanouies, exténuation mortelle des sens – une splendeur à la Baudelaire qu’un Gustave Moreau aurait repeinte, avec ce double regard taurin sur la nouvelle Pasiphaé :
« […] Debout au bar, l’autre et moi, la regardons. Etendue sur le dos, les traits comme épurés par la tension extrême de la tête renversée hors des coussins, elle rêve, bouche encore entrouverte cuisses déliées, le cul à peine visible sous la toison où bâillent les lèvres tuméfiées comme les roses après l’orage. Quel dieu, toi aussi, attends-tu donc encore, orné du double membre qu’exigea ta femellité ? Heure du dégoût, ta beauté nous boxe pourtant, de l’attache porcelaine des chevilles au fard putain des paupières retombées. Hanches maternelles, seins communiante, quel simulacre de veillée funèbre commençons-nous à la pâleur lunaire d’un visage rêvant sans nous notre acte sous les bandeaux corbeau de la chevelure à peine défaite ?
Il m’offre une cigarette et nous fumons.
Nous aurions pu tomber plus mal.
Scotch ou framboise ? lui dis-je. »
De même que cigarette et whisky n’ajoutent là qu’une bien légère touche de profanation cynique – ha ! les deux aimables voyous ! – de même le mot « cul », d’ailleurs concédé « à peine visible », ne parvient guère à avilir le sublime : cette beauté violentée des « roses après l’orage ». Faut-il au reste s’interroger sur le vrai sens, pour l’auteur, de l’irruption répétée de certains mots à la crudité agressive, dont ce dernier n’est après tout que le moindre ? Guy Chambelland en attendait-il un « surcroît d’authenticité », comme Pierre Perrin en esquisse l’hypothèse ?[[Pierre Perrin, L’Amour à Mort, in revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8, premier trimestre 2000, p. 56.]] Il est bien difficile d’en décider. Mais on peut au moins mesurer l’effet « objectif » d’une telle dissémination de termes tirés parfois du plus bas registre. Rien à voir avec la révolution romantique : quand Hugo – audace qui aujourd’hui prête à sourire – fait entrer en poésie un « pourceau »[[Le pourceau égorgé, cette « bête difforme, affreuse, exténuée », qui fait pencher la balance de Hugo-Jehovah en rédemption du Sultan Mourad et en rémission de ses crimes contre l’humanité… (La Légende des Siècles).]] , il en escompte et en obtient un supplément épique pour le poème, il gagne du pouvoir poétique. Chez Chambelland, le recours délibérément brutal à un lexique avant tout sexuel nous semble remplir une fonction d’une autre nature : ces mots crus éclosent à l’évidence dans les plus beaux moments de cette poésie, comme s’ils voulaient l’empêcher de verser dans le « poétisme », comme s’il fallait à tout prix, sinon punir, au moins atténuer ou prévenir l’envolée lyrique. Paradoxalement, ils seraient ainsi le signe, non de la provocation, mais, bien inattendue, d’une authentique pudeur qui sait tromper l’ennemi.
***
Dans un envoi à un dédicataire tardif (1989), Chambelland note de son livre : « ces vieux essais de mise au monde ». La grande question était donc bien : comment vivre ? Ou, plus cruellement encore : le poème pourrait-il sauver le vivre ? Offrirait-il ces quelques mots peut-être, où habiter, où exister un peu, où subtilement, et pour rien, se nuancer ? Encore fallait-il, pour cela, que la poésie ne pût se soustraire à l’exigence d’authenticité humaine :
Poème je te veux
non pas poker d’images où le plus malin triche
mais l’homme même avec ses muscles et sa tripaille
[…] cette poussée d’images à jamais viscérale, ce vieux silence humain à formuler toujours pour exister un peu…
Dans le mal vivre, dans la douloureuse vanité d’un théâtre vide,
Seul alors s’en tire le poète
Il ne le peut que par ses dieux personnels, ceux qui naissent d’un songe où le dépassement ne fait qu’avérer l’homme :
Si je ne rêve pas je ne peux exister
sans les dieux que j’invente la mort couve l’été
[…]
Impuissant à mourir et maladroit à vivre
que de grandes images encore je m’enivre
Pourtant, ce recours, cette demande de salut, n’est pas le fait d’une confiance naïve et sereine. Les pires doutes se sont emparés du poète ; ou bien il échoue à écrire le poème, ou bien la parole poétique, même aboutie, s’absente en elle-même :
Beauté Misère
chaque jour je vous vis dans un ordre contraire
je vous dis vous écris
je prends conscience
manque le poème
[…] quand nul hasard fabuleux ne fulgure plus sur tes vocabulaires, quel est ton prix, parole du poète, condamnée à dire le silence, l’absence du poème ?
Ou bien encore le poème, sitôt qu’il s’est écrit, se frappe d’annulation :
[…] au bout des mots où les choses se dissolvent
l’image exacte de ta nullité, poème.
Comme en intimité avec la mort, épouse de tous les instants, l’échec plane ainsi en permanence sur l’écriture de ce livre, alors même que sa lecture ne cesse de nous éblouir : une persévérante insatisfaction dans l’indicible et l’incommunicable, rompue de loin en loin, le temps d’une fascination de sexe ou d’une image inespérée.
Et néanmoins, à celle qui reçoit l’hommage final, revient la victoire, avec l’épée du chevalier :
une fois de plus toujours nouvelle
immémorialement neuve
je te salue poésie
©Paul Farellier
(Etude, in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)