C’est un bien beau panorama de la féconde création poétique de Jean Chatard que nous offre ici L’Arbre à paroles. Pas moins de vingt-deux titres de : ‘Bruits d’Escale’ (1967) aux ‘Archives de la Nuit’ (2005). Cette rétrospective s’appuie sur des textes judicieusement sélec-tionnés, permettant de prendre la mesure du talent multiforme de ce ‘bourlingueur de mots’, ainsi nommé par Francis Chenot en lever de rideau. Ce propos liminaire est d’ailleurs fort éclairant sur la trajectoire de vie autant que sur la poétique de l’auteur. Francis Chenot ne manque pas d’évoquer le riche champ lexical de Chatard, ses mots favoris, ses coquetteries verbales, son goût de l’apocope (‘encor’ pour encore) mais, surtout, l’étendue de son registre poétique, sa grande maîtrise du vers, régulier ou non. Et Chenot de souligner que le poète a autant navigué sur les océans que ‘sur la mer des mots’, ce qu’en son temps Robert Sabatier avait déjà mis en évidence, évoquant son « lyrisme symbolique, fantastique, le ton de la navigation rimbaldienne, de la migration et de la quête. » Fait suite à cette préface une introduction de Jean Chatard : ‘Les Chemins profonds’ où l’auteur se penche sur la fonction de la poésie et en particulier la sienne : « C’est le rôle de la poésie de donner à chaque mot sa ‘véritable extase’ et c’est le rôle du poète de délaisser la narration (nécessairement ‘linéaire’) au profit d’images insolites, rattachées à une réalité qui est le fondement même de tout agissement humain. » En quelques pages et avec force, pénétration et grande finesse, Chatard, en pédagogue averti, développe sa théorie dont on comprend qu’elle est avant tout alchimie, voire délire du verbe, création d’une réalité seconde à partir des matériaux bruts de notre existence. Le poète – et la poésie de Chatard en est un probant exemple – doit « s’investir dans l’imaginaire. »
La poésie de Jean Chatard, en effet, est une voile étarquée, offerte aux vents du globe. Son lyrisme pudique trouve son extraversion dans l’alibi des équipées au long cours, dans le jeu des éléments qui souvent se déchaînent. Les passions humaines ne sont-elles sœurs des ivresses océanes ? La métaphore tourne à plein dans une langue qui emprunte sa saveur, ses couleurs, ses sons, ses parfums à l’univers marin, à l’exubérance des rivages lointains. La langue de Chatard est aérée, tonique, fouettée par les embruns, le sel, ballottée par les flots. Il se crée sous sa plume un fantastique naturel, je veux dire empruntant sa dramaturgie à la démesure des phénomènes qui agitent l’univers marin : « Posé sur la lumière, le vertige aux abois, traversé / de toutes parts, hissé jusqu’au garrot de la / parole, blessé par les couleurs, j’écoute l’équipage / lancer ses cormorans à la poursuite d’une ondée. / Je donne cette mer palpée jusqu’à l’ivresse du ralenti. Je noue les villes. // Toujours levé aux aguets, dans la faille, toujours / contraint de virer l’aube, j’amarre au pas / de son ombre minérale le pas ténu / du limon psalmodiant… (…) … Jeté là, consumé, assailli, perdant mes branches, / oubliant la peur à porter, brisant mortel, j’attends / la pluie qui me fera trembler. // La dérive épelée, les zones d’ombre déjouées, j’entre / en marge du port où le sexe interroge / je / laisse ma sève aux profondeurs. »
Mais le secret de Jean Chatard est peut-être de savoir finement lier l’intime à l’espace, de privilégier l’écho plus que la source phonique, de naviguer de l’infiniment grand vers l’infiniment petit, du cosmos au microcosme, de l’homme-poète au poème qui se veut sa quintessence. Les images chatardiennes se nourrissent de tout ce que leur offre l’opéra marin et portent à un haut degré d’exaltation l’angoisse existentielle indissociable de cette tumultueuse traversée qu’est la vie. Tout est correspondances dans cette poésie qui a pour vocation de dissoudre l’humain, de le fondre dans ce vaste décor dont il n’est qu’un éphémère avatar : « Naufragé de l’espace et naufragé du temps / je mouille une ancre bleue / sur les passions du nord // sur les ombres jetées aux passants fatigués / par le cortège des années // Je trouble un peu l’hymne de l’if / et prends corps sur l’esquif / qui musarde au soleil / de nos passions données // Accroché à ces bruits sans cesse répétés / je ravaude le ciel et je tends la limaille / au semeur qui se tait // J’écoute moudre l’eau et nais à d’autres chants… » Dans ce périple où l’on accompagne le poète, où l’on fait escale à ses côtés dans ses ports favoris, on voudrait citer et citer encore ces belles échappées poétiques sur l’infini. Invitons le lecteur à monter à bord de cette anthologie et à se laisser porter sur les vagues des pages pour son plus grand plaisir : « …Tout donner à l’instant qui voyage autrement / à l’aujourd’hui menteur capable s’il le faut / de dessiner ces ports à l’enseigne du temps de n’être / plus les nefs que la mémoire coud à petits mots d’amour // Je fus présent à l’abordage où des nuages mous / prenaient part au concert tissé dans les haubans // C’était le fol herbage et c’était la clarté / quelque chose de vif qui magnifiait le blanc : l’écru et même la sueur (qui tenait lieu d’alliée) // Ô mes matins d’heures volées ô mes outils / de calme plat je fus l’enfant perdu dans ces naufrages / capable de mourir par un regard blessé // La charpente est solide mais le cœur se défait // Chaque poème me surprend et sa rouille me sied / et son humeur chavire selon l’if ou le faon ».
©Jacques Taurand
Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.