Une rare unité rassemble au sommet de notre langue les poèmes d’Yves Bonnefoy ; sur plus d’un demi-siècle, une fidélité de ton, d’inspiration et de pensée. Cependant, à lire et relire ces livres de poésie[[Anti-Platon (1947) ; Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) ; Hier régnant désert (1958) ; Pierre écrite (1965) ; Dans le leurre du seuil (1975) ; Ce qui fut sans lumière (1987) ; Début et fin de la neige (1991) ; La Vie errante (1993) ; Les Planches courbes (2001). À l’exception d’Anti-Platon, à la Galerie Maeght, ces ouvrages ont paru au Mercure de France.]] , et en risquant une simplification sans doute abusive, on y discerne comme une évolution thématique avec l’exploration successive de deux versants : de l’Anti-Platon de 1947 jusqu’à Dans le leurre du seuil, publié en 1975, le versant de la présence, attesté par nombre de commentateurs ; puis, à partir de cette date, comme nous le croyons, le versant de l’effacement.
À vrai dire, plutôt que de simples thèmes, s’opposent là deux ordres qui paraissent se disputer la poésie de Bonnefoy – l’ordre de la présence, l’ordre de l’effacement. Quand ils se manifestent, c’est moins par contrariété formelle des caractères que par subtile et subite inversion des signes. La présence va se conquérir, dans l’espoir d’un règne. L’effacement, lui, ne vient qu’en soupçon, s’introduit beaucoup plus tard dans l’œuvre, pour devenir hantise par de nombreuses occurrences ; mais on ne saura même pas si son pouvoir de négativité aura pu jeter plus qu’une ombre sur la présence ; si, en définitive, à l’image d’un doute méthodique se résolvant en cogito, il ne l’aura pas confirmée. Une réponse sur ce point sera peut-être à rechercher dans le livre le plus récent : Les Planches courbes.
Ce qui contribue à rendre cruciale l’opposition de ces deux ordres, c’est que l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy est aussi l’une des plus résolument engagées dans une expérience de l’être. Celle-ci, d’ailleurs, menée dans le prolongement de l’évidence rimbaldienne et sans rien devoir aux instruments de pensée du philosophe : Yves Bonnefoy a très vite récusé le concept, y voyant le premier responsable de notre impuissance à saisir le monde dans sa plus simple et fraîche réalité ; le concept, dès qu’il apparaît, semblant donner congé irrémédiable aux évidences de l’ici et du maintenant – de ce que Bonnefoy invoque si souvent quand il en appelle à une terre.
De ceci, dès l’origine, l’Anti-Platon de 1947 a su témoigner poétiquement :
[…] Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche.
[…]
Sensible seulement à la modulation, au passage, au frémissement de l’équilibre, à la présence affirmée dans son éclatement déjà de toute part, il cherche la fraîcheur de la mort envahissante, il triomphe aisément d’une éternité sans jeunesse et d’une perfection sans brûlure.
Dans ce dernier fragment, apparaît cette étrange expression : la fraîcheur de la mort envahissante. C’est que toute l’œuvre poétique qui va suivre, si ancrée sera-t-elle dans la vie et dans la présence, intégrera constamment la mort dans son projet de vérité. En fait foi la citation de Hegel placée en épigraphe à Douve : Mais la vie de l’esprit ne s’effraie point devant la mort et n’est pas celle qui s’en garde pure. Elle est la vie qui la supporte et se maintient en elle. En font encore foi ces quelques phrases, tirées de l’étude sur Les Fleurs du Mal de Baudelaire, dans L’Improbable[[Mercure de France, 1959.]] : Le concept cache la mort. Et le discours est menteur parce qu’il ôte du monde une chose : la mort, et qu’ainsi il annule tout. Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort.
Ainsi, une fois de plus, le mythe d’Orphée se fera source de poésie. Et, dans le premier grand livre de poèmes d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, paru en 1953, c’est bien la présence qu’un Orphée innommé va quérir au royaume de la mort, dans l’adoucissement tragique que lui donne le nom si troublant de Douve, quand le poète nous le prononce tout bas :
Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre, Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort. De grands chiens de feuillages tremblent.
[…]
La lumière profonde a besoin pour paraître
D’une terre rouée et craquante de nuit.
C’est d’un bois ténébreux que la flamme s’exalte.
Il faut à la parole même une matière,
Un inerte rivage au delà de tout chant.
Il te faudra franchir la mort pour que tu vives,
La plus pure présence est un sang répandu.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, publiée sous le titre La présence et l’image, puis insérée dans les Entretiens sur la poésie[[Mercure de France, 1990.]] , Yves Bonnefoy, se confiant à son public, a raconté lui-même sa rencontre de la présence, survenue à l’époque de sa jeune expérience surréaliste et à la faveur d’une sorte de désappointement, chez lui, à l’endroit de ces signifiants prétendument « autonomes » : […] passée la première fascination, je n’eus pas joie à ces mots qu’on me disait libres. J’avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d’autres poètes, celle de l’eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l’exister quotidien, du temps et du hasard qui en sont la seule substance […] la vie comme on l’assume jour après jour, sans chimères, parmi les choses du simple. Qu’est-ce, après tout, que toute la langue, même bouleversée de mille façons, auprès de la perception que l’on peut avoir, directement, mystérieusement, du remuement du feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans l’herbe ?
On entend bien là cet appel à une terre qui nourrit l’obsession de la présence. Philippe Jaccottet, dans le numéro 66 de la revue L’Arc consacré en 1976 à Yves Bonnefoy, a su très exactement caractériser cette obsession. Il évoque la mystérieuse réalité poursuivie, ce que Bonnefoy appelle la Présence. La formule est riche de sens dans ses trois vocables : réalité – la présence est celle d’un monde réel et concret, non pas celle des abstractions ; cette réalité est dite mystérieuse : le monde n’est pas celui des parfaites Idées ; pour mériter sa lumière, il faut d’abord se lier à son obscur, à la terre craquante de nuit ; enfin, et peut-être surtout, cette réalité n’est jamais entièrement saisie, elle doit sans cesse être poursuivie, selon l’heureuse expression de Jaccottet. Et, de fait, la présence chez Bonnefoy apparaît comme une conquête jamais pacifiée, toujours contestée, cent fois reperdue, livrée au doute, écrite puis désécrite, un vrai lieu certes, mais un lieu précaire.
C’est cette recherche inlassable de la présence à travers le temps, à travers la mort, cette quête d’une lumière jusque dans l’ombre même de l’absence, que nous disent tant de poèmes du livre Hier régnant désert (1958). Ainsi, comme dans une de ces fresques italiennes que le poète a tant regardées et admirées, nous voyons une orante, figure de la poésie en état de solitude essentielle, dans la salle basse très peu claire,/ Sa robe a la couleur de l’attente des morts. Et voici que le poète lui dit : Ta présence inapaisable brûle/ Comme une âme, en ces mots que je t’apporte encor. D’ailleurs, dans le poème suivant, Une voix, n’est-ce pas la poésie elle-même qui parle, comme est présente l’ombre au cœur de l’être ? J’entretenais un feu dans la nuit la plus simple […] Je veillais […] J’avais un peu de temps pour comprendre et pour être. Et, de même que, chez Douve, la lumière profonde naît d’une terre rouée et craquante de nuit, de même ici la présence sera débusquée au fond d’un ravin d’absence, où le poète est ce chevalier prédestiné à arracher de la pierre la vieille épée de l’absence : Et tu savais qu’il te fallait saisir/ A deux mains tant d’absence, et arracher/ A sa gangue de nuit la flamme obscure. Un chant d’oiseau le précède vers la nouvelle rive (ce regard, toujours, chez Bonnefoy, d’une rive à l’autre), jusqu’à ce qu’il entende, d’une autre voix : Ecoute-moi revivre, je te conduis/ Au jardin de présence,/ L’abandonné au soir et que les ombres couvrent,/ L’habitable pour toi dans le nouvel amour.
Le jardin de présence, c’est maintenant et c’est ici : Ici l’inquiète voix consent d’aimer/ La pierre simple. Ici, où peut aller Le pas dans son vrai lieu. Ici, dans le lieu clair, où le passage du temps sur le jour – La rose d’heures/ Défleurira sans bruit – s’exprime avec la force d’un sentiment d’adhésion à l’immanence : A peine si le bruit de fruits simples qui tombent/ Enfièvre encore en toi le temps qui va guérir. Admirable ambiguïté de ce temps qui, par la présence, peut se guérir lui-même ou qui sait nous guérir. Guérison en éternité de ce temps de la présence, quand L’oiseau des ruines se dégage de la mort et ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel.
Le recueil Pierre écrite, publié en 1965, porte en épigraphe cette phrase tirée du Conte d’hiver : Tu as rencontré ce qui meurt, et moi ce qui vient de naître. Bonnefoy, traducteur de cette pièce de Shakespeare, ne propose-t-il pas ainsi à la lucidité d’une lecture attentive, hors de toute certitude a priori, le sentiment qu’une vérité réside dans l’alternative vie et mort ? Et de fait, sa perpétuelle recherche de la présence va, ici encore, illustrer ce jugement déjà cité : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. Pierre écrite comporte, en tout cas, de nombreuses pages intitulées simplement Une pierre ; chaque fois, c’est d’une stèle qu’il s’agit, d’un poème pour une tombe, anonyme certes, mais d’où s’élèverait une voix, manifestant la part que prend la mort dans l’être ou, si l’on retourne le propos, la part d’être de la mort. Ainsi le poète visite-t-il l’absence des morts : il descend vers ce qu’il appelle le lieu des morts (deux poèmes portent ce titre), où l’absence devient présence interrogative, présence qui se tient sur la frontière indécidable entre vie et mort. Deux des « pierres » de Pierre écrite évoquent même cette frontière en une image violente : au mascaret de mort et le mascaret des morts ; le mascaret, comme on le sait, est cette longue vague déferlante produite dans certains estuaires par la rencontre du flux et du reflux ; comment mieux évoquer une communauté d’être entre vie et mort, que par cette vague bondissante qui en est la présence ? La même frontière d’écume reparaît dans un autre poème : Bouche, tu auras bu/ À la saveur obscure,/ À une eau ensablée,/ À l’Être sans retour.// Où vont se réunir/ L’eau amère, l’eau douce,/ Tu auras bu où brille/ L’impartageable amour. Il n’est pas jusqu’au ciel d’été, contemplé dans une nuit bien vivante, où le poète ne ressente le franchissement de cette ligne de l’être : Il me semble, ce soir,/ Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange/ A refermé les portes sans retour. Et cette présence-absence est d’une telle force que Bonnefoy, dans un élan non religieux assurément mais quasi-mystique, en appelle à un Dieu qui n’es[t] pas : Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule […] Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,/ Efface-nous en toi. Tout se passe, en somme, comme si le monde devait d’autant plus gagner en présence que le Dieu se serait fait plus absent.
Publié en 1975, Dans le leurre du seuil apparut d’emblée à beaucoup comme une étape essentielle, chez Bonnefoy, dans sa recherche de la présence en un combat difficile et obscur, risqué, incertain. Le livre se compose de sept grandes séquences. Dans la première, Le fleuve, et surtout dans la deuxième, celle qui donne au livre son titre, Dans le leurre du seuil, le poème manifeste l’expérience d’un renversement soudain de la perspective suivie jusqu’alors. Le livre – tous l’ont noté – débute d’ailleurs sur une négation violente : Mais non. Et c’est D’un déploiement de l’aile de l’impossible que le poète, dans la nuit, s’éveille avec un cri/ Du lieu, qui n’est qu’un rêve. Il se lève une éternelle fois, inquiet d’un ailleurs, proche, lointain. Mais de sa fenêtre, le spectacle admirable de la nuit du monde semble avoir perdu, pour lui, l’innocence originelle (cet à jamais de silencieuse/ Respiration nocturne qui mariait/ Dans l’antique sommeil/ Les bêtes et les choses anuitées/ À l’infini sous le manteau d’étoiles.) Et, paradoxe pour ce poète chez qui nous éblouit si souvent le rayonnement d’un sens, c’est la blessure cosmique du sens dont saigne ici le poème tout entier : Le ciel brille pourtant des mêmes signes,/ Pourquoi le sens/ A-t-il coagulé au flanc de l’Ourse,/ Blessure inguérissable qui divise/ Dans le fleuve de tout à travers tout/ De son caillot, comme un chiffre de mort,/ L’afflux étincelant des vies obscures ?
Au moment où il écrivait, dans sa maison de Valsaintes, une première version de ces deux séquences initiales du livre, Yves Bonnefoy apprit la mort d’un des êtres pour lesquels il éprouvait le plus d’estime et d’affection, Boris de Schloezer, philosophe, traducteur de Chestov et musicologue éminent. Cette mort vient s’inscrire dans le fleuve du poème, et les eaux en sont brûlées d’énigme.
La deuxième séquence[[Pour l’analyse de cette séquence, nous avons consulté Olivier Himy : Yves Bonnefoy, poèmes commentés, Champion, 1991.]] , Dans le leurre du seuil, fut écrite – il faut le noter – en rupture de toute forme classique, et du vers, et de la strophe, comme pour indiquer, déjà par ce signe extérieur, que là sera le moment d’une « crise ». D’emblée, elle nous frappe, au sens propre, par une syllabe de violence impérative : Heurte, aussitôt répétée et prorogée : Heurte à jamais. La mort est passée, le nautonier a fait déraper sa barque dans le cours du fleuve. On peut toujours heurter dans l’espoir d’un au-delà : on est dans le leurre du seuil. Quant à la porte, elle est scellée. Tel un Lancelot, chevalier pécheur qui, par trois fois, pourrait s’éveiller au mystère du Graal, mais reste prisonnier de son sommeil, l’homme, ici sous la figure du poète, reste sourd, immobile et ne se lève. Se récuse ainsi la quête métaphysique, se réaffirme l’irréductibilité de l’immanence. Mais cela, l’homme ne le voit même pas, si fascinant pour lui est le leurre. Ensommeillé, bien qu’il reste à veiller /À sa table, parmi les lueurs et les signes, englué du leurre, l’homme ne peut plus voir le vrai lieu, qui s’est effacé sous l’illusion d’un au-delà, dans le leurre du seuil ; la présence est de nouveau perdue. À ce stade de l’œuvre, on pourrait désespérer du langage et de la poésie. Le vers s’est fait bref et tranchant : À la phrase, vide. […] Dans le langage, noir. Le langage, qui ne peut conduire à un quelconque dépassement du monde, se découvre à présent incapable même d’approcher les vérités de l’ici et du maintenant. Dans les livres précédents, il était porteur de présence. Mais il n’est plus, lui aussi, qu’un leurre. (Un quart de siècle plus tard, Bonnefoy n’en viendra-t-il pas à parler du leurre des mots, dans son dernier livre, Les Planches courbes ?).
Les cinq autres séquences, par lesquelles ce grand livre se poursuit et s’achève, renaissent à la présence. Et c’est au prix, cette fois, d’une descente acceptée vers les humbles réalités de la vie : le poème se retrouve comme libéré des essences ; il est descendu de son « théâtre mental », selon l’expression de Jaccottet, pour dire et redire, dans une forme d’ailleurs litanique, son immense acquiescement à l’immanence : Oui, je consens. Un consentement à la terre presque rilkéen foisonne dans un lieu, dans une saison ; et voici que, par un nouveau et brusque retournement de la perspective, Bonnefoy n’hésite pas à se situer dans la certitude du seuil. Mais s’il répète plusieurs fois : Je crie, c’est un cri d’émerveillement, non de triomphe. Il connaît trop, en lui-même, la misère du sens ; bien qu’il voie une avancée/ Dans les mots consentants, il sait la puissance nocturne, sa sourde menace sur le fleuve de notre vie : la nuit/ Nous frôle même là d’une aile insue/ Et trempe même là son bec, dans l’eau rapide. Le livre se clôt comme sur un intervalle cosmique :
Les mots comme le ciel
Aujourd’hui,
Quelque chose qui s’assemble, qui se disperse.
Les mots comme le ciel,
Infini
Mais tout entier soudain dans la flaque brève.
Si la présence perdue a pu ainsi, à la fin de ce livre, se retrouver présence qui s’assemble, qui se disperse, cet infini […] dans la flaque brève ne sera présence que fragile – fragilisée en tout cas, pour tout le reste de l’œuvre, par la « crise » dont le poème Heurte,/ Heurte à jamais aura révélé l’évidence. Et pas moins de douze années s’écouleront avant la publication d’un autre livre de poésie : Ce qui fut sans lumière. Ces années-là seront largement occupées par ce que Bonnefoy a appelé les Récits en rêve, au premier rang desquels le très troublant Rue Traversière[[Mercure de France, 1977.]]. Au fil de ces récits oniriques, que les limites de notre analyse ne permettent que d’effleurer, apparaissent certains signaux et, parmi eux, ceux d’une hantise particulière qu’il est tentant de rapporter à la perception d’un effacement. Cette Rue Traversière, où se brouillent tous les repères si précis de la mémoire d’enfance, on n’arrive même plus à décider s’il faut la situer à l’ouest ou à l’est de la ville. Son nom s’est effacé du plan que l’on consulte avec une sourde angoisse. Son livre est celui d’un temps qui s’efface en lumière : On attend. Rien ne deviendra plus, dans la clarté immobile […] dans le crépuscule des fleurs, des fruits, comme un reste de temps, qui s’évapore. Ou bien, c’est d’une peinture presque éteinte que renaissent des soleils : Je levai les yeux sur la vieille fresque, si ruinée, si fragmentée par les failles de l’érosion des couleurs, des formes, que la ruine, en cet instant d’avant l’effacement absolu, semblait, changée de signe, irradiante, une écriture dans l’écriture […] comme mille soleils relancés par mille miroirs. La hantise de l’effacement peut même devenir telle qu’elle atteint jusqu’aux mots du discours avec cette conclusion désespérée du récit onirique, intitulée Du signifiant :
Le premier mot, c’était « la nuée », le second « la nuée » encore, le troisième, le quatrième, etc., […]
Mais déjà le septième se déchirait, s’effaçait, ne se distinguait plus du déchirement, de l’effacement d’autres plus bas, d’autres à l’infini, […] presque une poudre, blanche, qu’on remuait, vainement, dans ce grand sac de toile grossière, ce qui restait du langage.
Dans le livre paru en 1987 sous un titre – Ce qui fut sans lumière – ne laissant aucun doute quant à l’épaississement d’ombre et d’inconnu qui entoure l’avancée du poème, plusieurs textes, parmi les plus beaux et les plus chargés de sens, disent un effacement tragique : avec le poème intitulé Le souvenir, la présence s’éloigne qui ne fut que pressentie/ Bien que mystérieusement tant d’années si proche. Un adieu de profonde mélancolie monte vers elle, image impénétrable qui nous leurra/ D’être la vérité enfin presque dite.
Et l’obsession de l’effacement poursuit, dans le cours de ce livre, une œuvre inexorable où va, tout d’abord Se déjointer dans l’énigme du temps/ L’être de la présence et de la promesse ; où ne subsistera ensuite, parmi les ronces et le chant du grillon d’été, Que le rien qui griffe le rien dans la lumière ; où le poète enfin ne pourra que s’écrier :
[…] Et poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,
Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ?
Viendra alors ce que Bonnefoy nomme la grande neige (dans un livre publié en 1991, Début et fin de la neige) et dont il fait le vœu qu’elle lui soit à la fois le tout, le rien. Neige de l’effacement qui recouvre et assourdit le sens, comme dans le très beau récit-poème Hopkins Forest :
[…] Disparues les constellations d’il y a un instant encore,
Les trois quarts du firmament étaient vides,
Le noir le plus intense y régnait seul,
[…] Je rentrai
Et je rouvris le livre sur la table.
Page après page,
Ce n’étaient que des signes indéchiffrables,
Des agrégats de formes d’aucun sens
Bien que vaguement récurrentes,
Et par-dessous une blancheur d’abîme
Comme si ce qu’on nomme l’esprit tombait là, sans bruit,
Comme une neige. […]
Bonnefoy livre d’ailleurs un aveu dans la beauté de dénuement du dernier poème de Début et fin de la neige : cette neige image ce qui n’a/ Pas de nom , pas de sens et à quoi il en est venu à attacher toute sa pensée.
Avec le livre La Vie errante, publié en 1993, les occurrences du sentiment d’effacement se font de plus en plus nombreuses. On y retrouve, d’abord, ce qu’avait annoncé Rue Traversière dans sa chute, déjà citée, Du signifiant, ce qu’avait repris aussi le poème Hopkins Forest dans Début et fin de la neige, c’est-à-dire ce rêve devenu quasi-obsessionnel d’un livre dont s’effaceraient le sens, le texte, les mots et jusqu’aux signes. On lit encore, dans le parcours d’une prose intitulée Paysage avec la fuite en Égypte :
[…] J’ai fait un rêve, cette nuit qui vient de finir. Quelque part, […] je fais une lecture publique. Et voici que soudain dans mon propre livre je lis un mot dont le sens m’est inconnu, puis des phrases que je sais bien que je n’ai jamais écrites, et qui d’ailleurs n’offrent pas de sens. Après quoi c’est le livre lui-même qui n’est plus devant moi, et tout se brouille. […]
Bonnefoy exprime aussi cette obsession, et de façon saisissante, par la figure allégorique des raisins du peintre Zeuxis auxquels, dans ces années, il consacre pas moins de trois suites, toutes reprises dans La Vie errante :
Un sac de toile mouillée dans le caniveau, c’est le tableau de Zeuxis, les raisins, que les oiseaux furieux ont tellement désiré, ont si violemment percé de leurs becs rapaces, que les grappes ont disparu, puis la couleur, puis toute trace d’image en cette heure du crépuscule du monde où ils l’ont traîné sur les dalles.
Il nous est dit encore que ce Zeuxis-Bonnefoy peignait en se protégeant du bras gauche contre les oiseaux affamés, mais c’était peine perdue ; alors, Il inventa de tenir, dans sa main gauche toujours, une torche qui crachait une fumée noire, des plus épaisses ; les oiseaux dévoraient les raisins de plus belle ; pour tenter de ruser contre le prodige de cet effacement, Il inventa de peindre dans le noir, mais c’était sans plus de résultat. Bonnefoy dévoile enfin l’issue tant redoutée pour l’art et, bien entendu, pour toute poésie de notre temps : Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l’absence des quelques fruits qu’il avait voulu ajouter au monde. Et plus loin, il interroge amèrement : Pourquoi en vient-il à désirer de cesser de peindre ? Et même, qu’il n’y ait plus de peinture ?
Un doute radical s’est donc emparé du poème. Le texte donne visage à son propre néant, comme dans cette prose où la grande image divine n’est plus qu’une motte de terre molle dont on refait une boule.
Bonnefoy recourt encore à la fable philosophique d’une civilisation héritière d’un art classique, mais qui désormais refuse les statues : Elle n’avait que des socles vides où parfois on faisait un feu que courbait le vent de la mer. Les philosophes disaient que c’est là, ces emplacements déserts, les seules œuvres qui vaillent : assumant, parmi les foules naïves, la tâche d’inexister.
Comme ils paraissent loin de toute présence, ces socles vides, ces emplacements déserts ! La présence se serait-elle réfugiée dans l’image, offerte par le poète, de ce feu courbé sous l’air marin ? La question mérite d’être posée, car la même image va parcourir un long et admirable poème de La Vie errante, intitulé De vent et de fumée. Lors de sa première parution, ce poème avait pour titre Une Hélène de vent et de fumée. Car c’est la figure légendaire d’Hélène de Troie – envisagée non seulement à partir du référent homérique ou de ses traductions picturales (notre tableau du Louvre, par Le Guide, est expressément évoqué), mais dans l’origine même du désir de Pâris pour la jeune femme de chair – qui s’efface par les degrés d’une métamorphose dans le travail de l’imaginaire et devient statue de vent, puis fumée :
[…] Voici : la semblance d’Hélène ne fut qu’un feu
Bâti contre le vent sur une plage.
C’est une masse de branches grises, de fumées
(Car le feu prenait mal) que Pâris a chargée
Au petit jour humide sur la barque. […]
Et Bonnefoy nous délivre la leçon secrète de cette parabole pour le poète :
Chaque fois qu’un poème,
Une statue, même une image peinte,
Se préfèrent figure, se dégagent
Des à-coups d’étincellement de la nuée,
Hélène se dissipe, qui ne fut
Que l’intuition qui fit se pencher Homère
Sur des sons de plus bas que ses cordes dans
La maladroite lyre des mots terrestres.
Comment mieux dire qu’avec la figure, ou l’Idée, ou le concept, le risque, à chaque instant, est de manquer la présence, c’est-à-dire cette révélation mystérieuse de l’être du monde – ces à-coups d’étincellement de la nuée – ces sons de plus bas que [l]es cordes ? Hélène se dissipe dans la fumée des remparts de Troie. Un enfant sur la plage est le dernier à l’avoir entrevue ; sa vision nous enseigne l’incertaine mémoire, la troublante origine, l’inachevable de toute œuvre :
[…] Il avait pris dans ses mains un peu d’eau,
Le feu venait y boire, mais l’eau s’échappe
De la coupe imparfaite, ainsi le temps
Ruine le rêve et pourtant le rédime.
[…] c’est à croire
Que l’origine est une Troie qui brûle,
La beauté un regret, l’œuvre ne prendre
À pleines mains qu’une eau qui se refuse.
Ce n’est probablement pas un hasard si l’un des plus beaux poèmes de Georges Séféris, écrit en 1938 et 1940, lui aussi dans la fascination d’une origine homérique, a inspiré à Yves Bonnefoy le texte éblouissant d’un essai, paru en 2000 dans un ouvrage collectif, Le Mythe en littérature[[PUF, Écriture, 2000.]], et intitulé Le Nom du roi d’Asiné. Ce prince, qui serait enfoui dans l’oubli le plus total si l’incertaine mention de son nom dans l’Iliade n’était venue le ranger parmi les combattants ligués autour d’Agamemnon, Séféris, en témoin de toute une tradition hellène menacée de submersion, le recherche dans le paysage désert de lumière et d’ombre du promontoire égéen qui fut son royaume. Et le roi est là, présence unitaire et regard de masque mycénien dans le rocher brûlé de soleil et de vent ; puis la roche sonne le creux d’une jarre antique, et le roi s’efface. Une chauve-souris, sortie effarée d’une grotte, se brise sur le bouclier solaire. Est-ce le roi ? Bonnefoy s’est livré à une analyse en profondeur, à laquelle nous ne pouvons que renvoyer : non seulement elle éclaire d’un jour pénétrant la démarche du grand poète grec, mais surtout, à nos yeux, elle vient confirmer tout ce que l’œuvre de Bonnefoy lui-même, notamment dans les vingt dernières années, a pu devoir à ce sentiment si fort d’une présence malgré tout maintenue sur le bord extrême où les forces de négativité du destin humain voudraient l’effacer vers le vide.
Et, au fil des nouvelles pages que nous apporte le livre le plus récent, Les Planches courbes, – l’un des plus beaux, assurément, et des plus attachants, dans la permanence d’une œuvre aussi vaste et dans cette fidélité exemplaire au vrai lieu que n’aura pas altérée, mais seulement approfondie, le passage du temps –, comment ne pas reconnaître et partager, une fois de plus, la force de désir, l’élan, que l’on dirait presque mystique, de ce poète vers cette présence-absence mystérieuse et essentielle ? Il nous la fait aujourd’hui retrouver, peut-être encore plus émouvante parce que voix lointaine plus proche que jamais, au seuil du leurre des mots, et c’est l’être même, avec le poème, et résorption du poème au sein de l’être : Écoute, dirait-elle, les mots se taisent,/ Leur son n’est plus qu’un bruit, et le bruit cesse.
Enfin, s’adressant à la poésie elle-même comme chance de salut pour ce monde, il parvient, à l’heure où doivent être relevés les défis du nihilisme contemporain, à fonder une confiance, à affirmer une certitude nouvelle :
[…]
Et si demeure
Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,
Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.
©Paul Farellier
(Étude pour la revue Les Hommes sans épaules, n° 13/14, 1er sem. 2003)