Coup sur coup, en même temps qu’un « livre d’artiste », paraissent dans plusieurs revues des textes importants de ce poète. Cet ensemble révèle de nouveaux développements et confirme l’évolution d’une écriture poétique depuis le lapidaire ou parfois le minimal de Ouessanes [[Sud Poésie, 1989.]] et de la série des recueils parus chez Rougerie [[Notamment C’était un paysage, 1992, Prix Artaud 1993 ; Concerto pour une roche, 1995 ; Océan, 1995, Incarnat désir, 1998 ; L’Adresse à la voix, 2003.]] , ou encore du livre Île corps océan [[L’Arbre à paroles, 2001.]], jusqu’au déferlement d’un réel puissamment vécu dans le verbe et l’image des textes d’aujourd’hui. Un renouvellement qu’avait d’ailleurs annoncé, dès 2006, avec densité et richesse, Le Chant de Manhattan [[Seghers, 2006.]], véritable tournant de style et d’inspiration. L’auteur s’en explique avec parfaite justesse au cours de son entretien avec Joëlle Gardes, dans le dossier que lui consacre la revue Phœnix (n°13, mars 2014), et différents contributeurs de ce dossier s’attachent à caractériser chacune des facettes de cette œuvre en constant devenir : Michaël Bishop explore chez le poète « les rites du lieu », tout comme John Stout qui, voyant dans la poétique des lieux « l’un des axes marquants de la poésie française moderne », y assigne à Jeanine Baude son domaine propre, celui des îles et des villes, qu’il place au centre de l’œuvre en l’accompagnant toutefois des vecteurs de la musique et du corps, déterminations elles aussi dominantes et qui s’imposent aux pénétrantes analyses d’Incarnat désir par Marie-Claire Bancquart et du Chant de Manhattan par Jacqueline Michel.
Soudain des mots comme s’il en pleuvait
Soudain en écho des rivières de phrases
Soudain accélérant leurs cours les signes psalmodiés […]
tel se lit l’incipit des Neuvains, poème litanique composé de dix-huit neuvains, soit cent soixante-deux vers commençant tous par le mot « soudain ». Nul artifice dans ce parti pris prosodique, nul suivisme par rapport à certains aînés, les surréalistes par exemple (le Breton de L’Union libre, in Clair de terre : Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque/ Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens/ Ma femme au sexe de miroir […] ou l’Éluard de Vers minuit, in La Vie immédiate : Voici l’idiot qui recevait des lettres de l’étranger/ Voici l’anneau précieux qu’il croyait en argent/ Voici la femme bavarde aux cheveux blancs/ Voici la fille immatérielle […]). Le « soudain » de Jeanine Baude nous semble bien plutôt correspondre à deux nécessités : rythmique d’abord dans l’ordre corporel, percussif dans l’élan du « corpoème » comme eût dit Jean Sénac ; sémantique ensuite dans un spirituel, lui aussi corporellement averti mais mené vers un idéal de sens où ce qui vient « soudain » ne peut descendre que d’une dictée souveraine, pour ne pas dire supra-humaine. Ce « soudain »-là initie l’élan proprement poétique, l’élan du poïein (n’est-ce pas lui qu’entendit déjà le Claudel de la deuxième des Cinq grandes odes ? – Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,/ Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l’Esprit !) La possibilité de tels rapprochements de lecture ne nuit d’ailleurs aucunement au poème de Jeanine Baude, et cela atteste encore sa valeur. Il n’est que de cueillir, pour l’exemple, quelques-uns de ses beaux vers qui traversent les espaces embrassés de l’écriture, du corps mortel et d’un Éros universalisé :
Soudain et ce serait la nuit sa couverture incendiée
Soudain l’ampleur du risque à courir sur la page […]
Soudain boire au néant la vérité du songe […]
Soudain l’évidement la sangle de l’effort
Soudain sous la courroie se tendre comme un if
Soudain s’écarteler et le corps démembré hanter sa propre fin
[…]
Soudain ta pâleur d’amant sur la cuisse dansant
Soudain les forêts la clairière des lampes
Soudain éteindre tout sur la chair son boisseau
Soudain ne garder qu’elle et le fleuve et le sang
Soudain sur l’univers entier ton oui ensemencé
L’écriture – l’acte d’écrire –, voilà le cœur et le « vrai lieu » du poème que Jeanine Baude nous offre dans le faisceau de ses apparitions actuelles. Ainsi en est-il du séduisant « livre d’artiste » Soudain [[Éditions Tipaza, 2014.]] , qu’elle publie avec le peintre Michel Joyard : dès l’entame (Soudain la violence de l’écriture me traverse […] Soudain le microcosme de la phrase en feu/ Soudain en syllabes et en lettres le cri), l’écriture totalise le monde pour le sceller dans un vers ultime :
Soudain le tout ensemble et le lien : le poème
« Écrire et devenir » : ainsi s’intitule le poème de vingt-et-une strophes de six vers que Jeanine Baude donne à la revue Jointure (n° 97, juin 2014). À chaque strophe une entame invariable – Écrivain, ce serait… – et cela sonne comme l’invocation d’un idéal tout à la fois éthique et esthétique de la poésie : Écrivain, ce serait la politesse des anges […] une suite de notes/ sur le piano, les doigts poursuivant l’éther/ le feu, les galaxies, la ronde terrestre […] ; un flot qui vient mourir en le plus pur poète :
quand Hölderlin se prend à chanter
les flammes de Smyrne et l’éveil du Danube
sur la liberté de l’hirondelle et la Marche des Alpes
et que l’horizon froid l’appelle et l’entretient
Quant à la grande prose intitulée « Versets » que nous offre le numéro 109 d’ARPA (1er trimestre 2014), là encore le mot « soudain » vient derechef imprimer son rythme de timbalier sur l’attaque des paragraphes d’un texte lui aussi rempli d’échos et d’élans sans nombre, et d’une passion totalisante :
Soudain si l’océan se tait à ton oreille si la charrue n’entame plus le sol ouvragé de la phrase si le livre te glisse des doigts ne versant plus les psaumes de la nuit alors somnambule tu t’assèches et tu tangues sur les chemins creux les ornières dévêtue de ta peur qui perdure sans but à l’orée de ton seuil
Un ensemble impressionnant de publications venant d’un poète à la fois inspiré, attentif au monde et lucide sur son art.
©Paul Farellier
Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 38, 2nd semestre 2014.