Victor Brauner (1903-1966) est le plus grand peintre (avec Jacques Hérold) que la Roumanie nous ait donné. Victor Brauner est un poète ; un poète de l’image. N’a-t-il pas inventé, dans sa jeunesse, la picto-poésie ? Il s’agit d’un géant absolu de l’art surréaliste et contemporain, admiré par André Breton. Sarane Alexandrian a fait sa connaissance en 1947, et est devenu son ami, son exégète attitré. La monographie qu’il consacre à Brauner, dans la collection « Les Roumains de Paris », reprend des textes, des articles, des préfaces de catalogues, aujourd’hui introuvables, qu’Alexandrian a revus et augmentés par de nombreux inédits. Parfaitement structuré, l’ensemble nous plonge dans les dédales de l’univers braunerien, qui nous prouve, avant tout, qu’un tableau n’a pas besoin de reproduire la réalité pour l’égaler en puissance et en vie. L’art de Brauner est fait d’expériences, de tentatives toujours originales, qui conduisent l’art à son dépassement. La peinture de Brauner est une mythologie dont l’individu est la figure centrale. La destinée des hommes s’y joue de manière symbolique. On y croise ainsi : Anepot (dieu du présent), Eboundetat (dieu de l’air), Foartesigur (dieu de la vie intérieure), mais aussi les éléments : l’eau, le feu, l’air et la terre, la rivière, la forêt ou le lac, qui ne dépeignent jamais une réalité, mais des êtres fabuleux qui en sont l’âme. Les héros de Brauner sont des êtres humains érigés en forces de la nature, de l’imagination, du désir et de la liberté, et dont le personnage suprême demeure le poète. C’est-à-dire l’homme total que chacun doit tenter de devenir. L’homme dont la vie est un poème. Brauner pense qu’il existe un être secret dans chaque homme et l’évoque par une tête qui en contient une autre, ou par un visage qui en démasque un autre. Brauner peint un univers et une mythologie correspondant aux réalités du monde intérieur. Brauner exprime sa conception de l’existence, du merveilleux et de ses angoisses, dans un langage dédié. Il invente le « Crichant », qui allie le cri et le chant et désigne le poète au summum de son lyrisme; le Véritom (anagramme qui combine mort et vie), que Brauner explique lui-même : « Il y a une minute que j’appelle le Véritom, parce qu’on y a nécessairement l’intuition de la vérité sur la mort et la vie. » Pour aborder cette œuvre peu commune, Sarane Alexandrian s’y prend de manière peu commune (a-t-il le choix?), et a recours à une approche qu’il qualifie lui-même d’esthétique ontologique, définie comme l’approche et la compréhension de l’être par la peinture, soit l’analyse descriptive des tableaux et la mise à nu des motivations existentielles du peintre. La création de Brauner est en évolution perpétuelle ; il s’agit d’une aventure intérieure continuelle qui enchaîne les périodes, successivement baptisées : « Chimères », « Hermétique », « Mamalie », « L’Onomatomanie », « Les Rétractés », « Totemisation ». On ne cesse d’y découvrir des formes et des sujets, tant l’imagination du peintre paraît inépuisable. Brauner est toujours en mouvement, car : « Ne pas changer, c’est mourir. » La magie joue un rôle prépondérant de contrepoids de l’angoisse et de la terreur. Brauner peint pour se protéger et pour déjouer les menaces qu’il sent dans le réel. Ceci expliquant les figures épouvantables et les scènes terribles de certains de ses tableaux. Brauner est un visionnaire. Les exemples ne manquent pas, tant dans son œuvre que dans sa vie, ni les anecdotes. A partir de 1931, la mutilation oculaire obsède littéralement le peintre qui va jusqu’à entreprendre de se peindre lui-même avec un œil crevé. Dans la soirée du 27 août 1938, en voulant séparer Esteban Frances et Oscar Dominguez, Brauner perd son œil gauche sous un coup de bouteille de Dominguez. Sur son lit d’hôpital, il dira cette phrase étonnante : « Tout ça c’est de ma faute, je n’aurais jamais dû me peindre avec un œil crevé ! » Troublant, non ? D’autant plus qu’il avait lui-même pris en photo, bien des années auparavant, l’immeuble où devait se produire l’accident. Brauner est un peintre de l’inconscient, qui ne conçoit la peinture qu’en tant que langage. La chose peinte est un rapport entre un concept et une image visuelle. Un tableau de Brauner se lit et possède son vocabulaire graphique, son lexique, ses symboles. Le serpent incarne le projet poétique ; le chien, l’existence quotidienne perdue dans la foule ; le poisson, l’ailleurs, les profondeurs, l’inconscient; le coq, l’orgueil ; le chat, la voyance ; l’oiseau, le survol de sa destinée ; la pomme, le sein ; la fleur, l’extase ; la femme, la déesse, la mère. Chaque signe fait chanter une légende intérieure qui part à la conquête de la souveraineté de l’être. Un grand livre de Sarane Alexandrian, sur un immense peintre.
©Karel Hadek
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)