Davide RONDONI, Un bonheur dur, traduit de l’italien par Christophe Carraud et Rebecca Lenoir, édition bilingue, préface de Jean-Pierre Lemaire (Cheyne, coll. D’une voix l’autre, 2005, 128 p., 18 €)

Voici qu’une fois de plus opère ce qu’il faut bien appeler la « magie » de la poésie italienne. Dans sa belle collection bilingue, qui nous avait déjà donné à admirer, entre autres, Deux rives de Fabio Pusterla (voir Les Hommes sans épaules, n° 15, p. 157), Cheyne nous invite à respirer maintenant l’univers tout à la fois familier et énigmatique de Davide Rondoni : expérience fascinante d’un vivre absolu au cœur d’un monde où le relatif enchaîne les apparences aussi intimes que fuyantes dont se trame notre quotidien.

Les villes, leurs avenues, Naples, Milan, les faubourgs, les passants, rythment à la manière du meilleur cinéma italien le cheminement de cette poésie qui, dans un style certes tout différent, déambule aussi comme le faisait notre Yves Martin. Une attention extrême aux êtres qui l’entourent caractérise le poète, même à travers l’anonymat des foules urbaines (évocation d’un maçon qui s’est/ changé, maigre, élégant/ dans son pantalon bleu ; dialogue de simples regards avec la bibliothécaire que le téléphone portable divise entre les fiches des lecteurs et les soucis de sa mère : Raccroche,/ allez. Mamà.). Et cette attention, toute respectueuse et passionnée, se déploie bien sûr plus largement dans la proximité familiale (poèmes à la grand-mère, au fils, à la fille). Certaines pages, où la vie la plus sensible affleure sous les mots les plus simples, confinent au chef-d’œuvre et bouleversent de perfection retenue :

Connaître le souffle, avec exactitude
c’est à quoi s’occupent les amants
toucher
l’eau mystérieuse
du visage silencieux

dire mon
amour comme ne rien dire

l’impatiente lumière des doigts
ce qui tremble et n’en finit pas
de trembler.

Une pénétrante et sobre préface de Jean-Pierre Lemaire approfondit les perspectives de ce très beau livre, en attirant en particulier l’attention sur la familiarité discrète d’un dieu dans l’aventure du poème et de la vie, dans l’expérience d’un bonheur dur.

©Paul Farellier

(Note de lecture Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Raymond FARINA, Fantaisies (L’Arbre à paroles, 2005, 56 p., P.N.I.)

Un livre étonnant et vraiment séduisant. Fantaisies que ces esquisses, nous annonce l’auteur dès le premier vers. Et pourtant ici la poésie, à travers un humour pratiqué avec l’art le plus accompli et une sorte de cruauté dans l’insistance, atteint à des profondeurs où ne parviendra pas tel ou tel recueil de plus « sérieuse » apparence.

De qui, de quoi s’agit-il ? De l’innommé, de l’incréé, mais certainement pas de l’impensé. D’un être d’omniprésence anonyme, frère invisible & insolent, universellement attentif pour voir mieux que [ses] yeux, pour écouter ce qu’on n’entend pas,

ici où il n’est pas venu
là-bas où il n’est pas allé
jamais venu jamais allé

Cet esprit, l’excès même de sa fiction lui confère une présence et une réalité quasi-douloureuses ; Diogène sarcastique, il fait descendre tout bas les Héros de la pensée/ des légendes & des péplums. Mais, qu’enseigne-t-il ?

Une éthique du presque
murmurée
minimale
chantonnée
musicale
une sorte de capriccio
ou mieux – de fantaisie –
bref une éthique fantomale

Peu à peu, à travers l’humble musique, se découvre, Kierkegaard aidant, ce que désespoir signifie. Ce frère serait donc moi-même, surtout si j’évite de le reconnaître, parvenu récemment/ à ce qui semble l’excellence/ dans l’art de l’inutilité.

Se dit
qu’il n’était pas poète
mais avait des ailes
invisibles
un don certain
pour l’indicible
un avenir
dans le silence

Le poète désenchanté s’est trouvé séparé de son djinn, une sorte d’Ariel/ fier d’avoir faussé compagnie/ à un barde qui n’était pas/ le Shakespeare qu’il espérait. Si l’œuvre se veut rien qu’une esquisse, elle se dit aussi accomplissement de l’échec. Et Raymond Farina, d’un seul sourire à la fois léger et grave de Melancholia, parvient à nous mener

vers le point
entre Vide & Plein
entre Tout & Rien

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

LE POÈTE DE L’ÉPÉE

Faut-il soupçonner quelque malice chez mes amis du Comité de rédaction ? Connaissant mon peu de goût pour la bagarre – littéraire ou autre – n’ont-ils pas eu pourtant l’idée, un rien vicieuse, de m’appeler, à décharge sans doute, à la barre de ce procès que décidément je ne ferai pas : celui du « Chambelland polémiste » ?

Je me souviens d’avoir eu, en trois occasions, la relative audace d’exprimer à Guy Chambelland mon étonnement devant cette sorte d’addiction à la polémique dont lui-même mesurait parfaitement tout ce qu’elle pouvait lui coûter : folle dépense de temps et d’énergie au détriment de son œuvre personnelle ; ghettoïsation de sa revue, de ses éditions et, par voie de conséquence, de ses auteurs ; mise à l’index – fatale, qu’on le veuille ou non – dans les cercles et lieux de pouvoir où se décident, au moins pour la vie (car, post mortem, il peut bien rester un petit espoir), toute réputation et toute «reconnaissance».

Mais l’homme était ainsi fait que, tout bien réfléchi, cette absurde adversité elle-même se faisait nouvel aiguillon pour la reprise des combats. À la fin de ces conversations, sentant mon ridicule à jouer les Philinte, je m’inclinais donc, à regret mais non sans respect.

Au fond, Chambelland aimait-il tant à ferrailler ? C’est ce qu’on croit habituellement. Bretteur en poésie : voilà l’image qui persiste sur la rétine littéraire, masquant encore la figure du poète, la vraie valeur de son écriture, le grand style de son authenticité.

Certes, Chambelland reconnaissait lui-même qu’une manière de charge d’allégresse pouvait électriser le sabre d’abordage, et je ne me dissimule pas qu’il y ait eu un côté amour du sport dans sa propension constante à l’affrontement. De même qu’il avait beaucoup fondé sur le dépassement dans la dépense physique – le basket, le vélo, la course à pied –, Chambelland tenait en estime le tournoi des idées, les prises musculeuses de la pensée combattante. Je peux citer à ce propos le passage d’une lettre qu’il m’écrivit en 1991, après une soirée de poésie chez moi qui avait donné lieu à une brève mais sérieuse prise de bec entre deux intellectuels parisiens de nos amis : « Je me suis régalé de l’assaut à fleurets démouchetés de [S.] et [G.]. Ces philosophes sont les catcheurs… de l’esprit ? Noûs ? Parole ? Verbe ? […] » Il ajoutait d’ailleurs : « Nos langages poétiques leur sont quasi lettre morte. »

Mais le vrai, je le crois, c’est qu’il obéissait, plus qu’à leur griserie, à la nécessité morale de ces entreprises herculéennes que lui imposait son dégoût de l’environnement littéraire. Car c’est d’abord son originalité de découvreur, son courage d’éditeur et de revuiste, un refus des concessions à l’air du temps, une indépendance – qu’on imagine blessante pour ceux à qui elle fait défaut – qui lui ont valu, de la part des « réseaux » ce bannissement sournois que nul jamais ne décrète mais auquel chacun obtempère par un scrupuleux silence. Chambelland, que sa combativité n’empêchait pas de rester lucide, jaugeait d’ailleurs avec précision l’écart avec l’institution littéraire que ne cessaient d’accentuer les coups qu’il lui portait lui-même. Et il a traîné jusqu’au bout le regret le plus amer d’avoir « lâché » la chronique poésie du « Magazine littéraire », qu’il avait tenue, en compagnie de Jean Breton et de Jean Pérol, à l’aube des années 70 : position stratégique irremplaçable qui lui eût permis sans doute de lutter avec plus de succès contre la dessiccation du champ poétique en rééquilibrant quelque peu l’influence protéiforme des courants intellectualistes et dogmatiques.

Ce qui, à mon avis, explique et légitime une bonne partie, disons une bonne moitié des querelles que cherchait notre poète, c’est sans doute son métier d’éditeur de poésie : le plus rude métier si l’on considère l’étroitesse du lectorat et, partant, l’inexistence économique d’un marché par ailleurs exposé à toutes les embûches, les tricheries – copinage pour la publication ou la recension, opportunisme pour l’attribution des prix, trucage ou self-service pour les subventions, etc. – ; un métier que ne récompensent ni l’argent, bien sûr, ni les honneurs, encore moins ; et lui valant même souvent, vinaigre au fond du calice, l’ingratitude de ceux de « ses » poètes qui, une fois « arrivés », s’empressaient d’« oublier » le tremplin qu’il leur avait offert à leurs débuts et supprimaient toute mention bibliographique de leurs premiers ouvrages (expérience maintes fois répétée, avec parfois des noms devenus « grands »).

Quant aux débats – de fond et de forme –, aux disputes d’art poétique pour lesquelles il faut bien dire qu’il ne céda jamais sa part, rien là qui veuille explication, encore moins légitimation : il ne faisait qu’user de la plus belle liberté de son esprit et de son droit élémentaire à défendre les valeurs d’émotion qu’il se vouait à servir.

Mais je crains qu’ici, insensiblement, mon « papier » ne finisse par se consumer dans des odeurs d’encens, lesquelles au demeurant auraient incommodé l’encensé. Je dirai donc, différant alors un peu de mon rédacteur en chef, que si je reconnais bien à Chambelland « un ton critique de haute voltige », je suis moins sûr qu’il ait fait preuve en toute occasion d’« une pertinence rarement égalée ». Et je peux témoigner aussi que lui-même, en privé, ramenait parfois à de plus justes évaluations son jugement sur les contemporains ; c’était le cas, précisément, s’agissant du poète des Testaments et du Tourment de Dieu : entre eux deux pleuvaient certes les invectives, mais quant à celles de Chambelland, elles n’étaient pas haineuses ; et il savait reconnaître que son adversaire « n’avait pas écrit que de mauvais poèmes », litote à prendre, dans son style personnel et compte tenu du climat tendu, comme particulièrement élogieuse. Il avait tenté d’ailleurs de renouer ; c’est ainsi qu’il adressa, à la façon de Mallarmé, Le Harem, réédité au Pont sous l’eau :

« La bonne humeur d’Ernest d’Hervilly puisse-t-elle
Gagner Alain Bosquet, 32 rue Laborde
Paris, et faire que nous recausions au bord’
D’une table où vider un pot et la querelle.
»

Invitation restée sans réponse, parmi quelques autres, mais relatée par Chambelland dans le numéro 2 de L’Anarque (page 5).

Je voudrais terminer en invitant ceux qui ont la chance de posséder l’unique numéro de L’Insolent et les trois numéros de L’Anarque à relire les pages de rosserie de notre poète : certaines sont d’une drôlerie rare (je pense par exemple à Prix de poésie – La duchesse reçoit à 6 heures, dans L’Insolent, page 2) ; d’autres sont plus graves, dans la dénonciation des tares d’un « système » qui n’a pas vraiment changé depuis ; on peut lire, entre autres, l’article intitulé L’événement 86, consacré à l’anthologie « ••• » de *** (in L’Insolent, page 14), où Chambelland (Maxime Duchamp), après s’être étonné d’y trouver certains poètes prestigieux, à première vue insolites dans ce bréviaire qui se voulait « anti-bourgeois », en vient à ce diagnostic :

« En fait, cette anthologie à prétention et à dominante modernisante, novatrice, accepte tout écart à partir de certaines personnalités nécessaires à la carrière mondaine. ***[[Chambelland donnait les noms: il n’avait pas de nos prudences!]] lui-même, poète, est en contradiction avec l’orientation majeure de son livre : il n’est bon que lorsqu’il est élégiaque, rétro ; redisposez ses lignes de façon classique, c’est une sorte de sous-Verlaine (ce qui est tout de même, de ma part, un compliment). Au vrai, et les déclarations de principes ramenées à la valeur d’un blabla politique, cette anthologie est un fourre tout, d’à peu près tout ce qui n’a pas constitué le meilleur de la poésie des années concernées. Mais c’est ici même qu’elle est significative du terrorisme au sens paulhanien à quoi est soumise la littérature aujourd’hui, et la poésie plus que tout autre genre, puisqu’elle n’a pas de public qui puisse constituer un contre-terrorisme. »

Le polémiste se dépasse en historien des idées par qui l’on peut voir plus clair dans l’évolution des esprits. Il démystifie les panthéons usurpés, comme les idoles dont soudain se fripe la baudruche. Il rend toutes ses chances à la poésie, dont il n’a cessé de porter témoignage.

©Paul Farellier

(« Témoignage », in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

À PROPOS DE COURTOISIE DE LA FATIGUE

Sous l’invocation d’un poème d’Ilarie Voronca[[Dans Contre-solitude, 1946.]] , dont il reprend le titre – répété en exergue –, Guy Chambelland publie en 1971 l’un de ses tout meilleurs livres. Les vers de Voronca faisaient à eux seuls une superbe lecture, porteuse d’un sens irréfragable :

Le songe ne visite pas le téméraire, l’homme debout,
Et la mort demande une grande douceur. L’allongé
Connaît la noble courtoisie de la fatigue,
Son corps est l’ornement à la mesure de la terre.

[…]

Vous rêveurs, vous hommes horizontaux qui attendez
La femme à la beauté immuable, la mort,
Salut à vous, couchés dans le sable ou la boue,
Vous, gloire des navires au fond des océans.

Voici donc qu’à travers un poème, la valeur d’une vie naissait de son aimantation par la beauté immuable et féminine de la mort. Chambelland, faisant alors siennes les paroles de Voronca, s’enrôle noblement dans cette cohorte de l’ombre. Du même coup, son propre livre endosse ses vraies couleurs : celles d’une somptueuse agonie, vécue par le poète dans la vigueur de ses plus belles années. Un sonnet (intitulé aussi Courtoisie de la fatigue) détaille ces beaux miroirs où se perdre jusqu’à l’orgueil/ des inévitables défaites :

D’une cigarette le masque
le poids des lampes dans les yeux
la misère la mort le casque
d’une blondeur où ment un dieu

Car, à la poursuite obstinée de l’échec, c’est bien la mort qui est passionnément habitée dans ces pages, y compris dans leurs moments de plus intense dévoration du vivre. La mort n’y est pas remisée au placard d’un futur, dans la parenthèse d’un après ; non pas l’avenir d’une vie, mais son expérience actuelle, sa compagne la plus immédiate et la plus quotidienne. On vit sa mort, on meurt sa vie. Et vie et mort cessent d’être érigées en substances distinctes ; le poème les fond en une seule et même réalité – celle qui s’éprouve par privilège dans le vertige obsessionnel du sexe :

Ovales purs
mufles de poils
fruiterie de seins sur fûts de jambes
choses à main chauffe cœur brûle couilles
reste ah oui par delà chacune
l’eau anonyme, panique, des yeux
où le suicidé plonge encore
jusqu’à sa mort toujours vivante.

***

Aux innombrables figures féminines qui hantent ces pages, s’accolent le plus souvent les épithètes d’un insoutenable mépris misogyne – « bourgeoise », « pute », « pucelle », « marie-salope », « communiante » !… – où ne sont cultivés ni le poétiquement ni le politiquement correct. Fureur dans la transgression verbale qui n’a pourtant rien à voir avec ces catégories de l’actuelle bienséance médiatique (laquelle, jamais choquée par les pires vulgarités du genre « télé-réalité », s’émouvrait sans doute à ce seigneurial délire si elle le connaissait ; mais son ignorance l’en protège). Nous croyons plutôt que le poète châtie ce qu’il adore, jouit d’infliger des caresses viriles, de proférer les brutales évidences du sexe, de même que le ravit ce souvenir féminin : « je n’oublie pas tes mots de haute ordure ».

(Haute ordure : n’oublions jamais nous-mêmes le Chambelland fasciné par les cycles arthuriens et qui poursuit son Graal : L’important, c’est le fuyant. C’est ça, le Graal. Or, chaque fois qu’est ici entrevu ce Graal, c’est précisément dans la faille de l’ordure.)

Il est une de ces femmes qui, sous la plume, réapparaît plus souvent que les autres. On la distingue au moins quatre fois au fil des pages, dans la mémoire ou dans le rêve de plusieurs débauches : pâleur d’un visage enveloppé d’une coiffure en bandeaux aile de corbeau, incarnation parfaite de la Beauté – que Chambelland entendait comme sexe de l’âme. Dans l’un des textes : Partie – une prose magnifique, peut-être la plus décidément « hard » – elle réunit sur elle et en elle les vigueurs conjuguées de deux amants dont on ose espérer qu’ils n’étaient pas de pur hasard. Des détails intimes de cette « rencontre », l’un des deux hommes s’est fait le « narrateur », sans aucune « neutralité », bien sûr, mais au contraire dans un éblouissement de style qui nous conduit du passé simple au simple présent, des préliminaires jusqu’à la retombée des actes accomplis. Et que dire de cette admirable fin de « Partie » ? Vertige d’étreintes évanouies, exténuation mortelle des sens – une splendeur à la Baudelaire qu’un Gustave Moreau aurait repeinte, avec ce double regard taurin sur la nouvelle Pasiphaé :

« […] Debout au bar, l’autre et moi, la regardons. Etendue sur le dos, les traits comme épurés par la tension extrême de la tête renversée hors des coussins, elle rêve, bouche encore entrouverte cuisses déliées, le cul à peine visible sous la toison où bâillent les lèvres tuméfiées comme les roses après l’orage. Quel dieu, toi aussi, attends-tu donc encore, orné du double membre qu’exigea ta femellité ? Heure du dégoût, ta beauté nous boxe pourtant, de l’attache porcelaine des chevilles au fard putain des paupières retombées. Hanches maternelles, seins communiante, quel simulacre de veillée funèbre commençons-nous à la pâleur lunaire d’un visage rêvant sans nous notre acte sous les bandeaux corbeau de la chevelure à peine défaite ?

Il m’offre une cigarette et nous fumons.

Nous aurions pu tomber plus mal.

Scotch ou framboise ? lui dis-je. »

De même que cigarette et whisky n’ajoutent là qu’une bien légère touche de profanation cynique – ha ! les deux aimables voyous ! – de même le mot « cul », d’ailleurs concédé « à peine visible », ne parvient guère à avilir le sublime : cette beauté violentée des « roses après l’orage ». Faut-il au reste s’interroger sur le vrai sens, pour l’auteur, de l’irruption répétée de certains mots à la crudité agressive, dont ce dernier n’est après tout que le moindre ? Guy Chambelland en attendait-il un « surcroît d’authenticité », comme Pierre Perrin en esquisse l’hypothèse ?[[Pierre Perrin, L’Amour à Mort, in revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8, premier trimestre 2000, p. 56.]] Il est bien difficile d’en décider. Mais on peut au moins mesurer l’effet « objectif » d’une telle dissémination de termes tirés parfois du plus bas registre. Rien à voir avec la révolution romantique : quand Hugo – audace qui aujourd’hui prête à sourire – fait entrer en poésie un « pourceau »[[Le pourceau égorgé, cette « bête difforme, affreuse, exténuée », qui fait pencher la balance de Hugo-Jehovah en rédemption du Sultan Mourad et en rémission de ses crimes contre l’humanité… (La Légende des Siècles).]] , il en escompte et en obtient un supplément épique pour le poème, il gagne du pouvoir poétique. Chez Chambelland, le recours délibérément brutal à un lexique avant tout sexuel nous semble remplir une fonction d’une autre nature : ces mots crus éclosent à l’évidence dans les plus beaux moments de cette poésie, comme s’ils voulaient l’empêcher de verser dans le « poétisme », comme s’il fallait à tout prix, sinon punir, au moins atténuer ou prévenir l’envolée lyrique. Paradoxalement, ils seraient ainsi le signe, non de la provocation, mais, bien inattendue, d’une authentique pudeur qui sait tromper l’ennemi.

***

Dans un envoi à un dédicataire tardif (1989), Chambelland note de son livre : « ces vieux essais de mise au monde ». La grande question était donc bien : comment vivre ? Ou, plus cruellement encore : le poème pourrait-il sauver le vivre ? Offrirait-il ces quelques mots peut-être, où habiter, où exister un peu, où subtilement, et pour rien, se nuancer ? Encore fallait-il, pour cela, que la poésie ne pût se soustraire à l’exigence d’authenticité humaine :

Poème je te veux
non pas poker d’images où le plus malin triche
mais l’homme même avec ses muscles et sa tripaille

[…] cette poussée d’images à jamais viscérale, ce vieux silence humain à formuler toujours pour exister un peu…

Dans le mal vivre, dans la douloureuse vanité d’un théâtre vide,

Seul alors s’en tire le poète

Il ne le peut que par ses dieux personnels, ceux qui naissent d’un songe où le dépassement ne fait qu’avérer l’homme :

Si je ne rêve pas je ne peux exister
sans les dieux que j’invente la mort couve l’été

[…]

Impuissant à mourir et maladroit à vivre
que de grandes images encore je m’enivre

Pourtant, ce recours, cette demande de salut, n’est pas le fait d’une confiance naïve et sereine. Les pires doutes se sont emparés du poète ; ou bien il échoue à écrire le poème, ou bien la parole poétique, même aboutie, s’absente en elle-même :

Beauté Misère
chaque jour je vous vis dans un ordre contraire
je vous dis vous écris
je prends conscience
manque le poème

[…] quand nul hasard fabuleux ne fulgure plus sur tes vocabulaires, quel est ton prix, parole du poète, condamnée à dire le silence, l’absence du poème ?

Ou bien encore le poème, sitôt qu’il s’est écrit, se frappe d’annulation :

[…] au bout des mots où les choses se dissolvent
l’image exacte de ta nullité, poème.

Comme en intimité avec la mort, épouse de tous les instants, l’échec plane ainsi en permanence sur l’écriture de ce livre, alors même que sa lecture ne cesse de nous éblouir : une persévérante insatisfaction dans l’indicible et l’incommunicable, rompue de loin en loin, le temps d’une fascination de sexe ou d’une image inespérée.

Et néanmoins, à celle qui reçoit l’hommage final, revient la victoire, avec l’épée du chevalier :

une fois de plus toujours nouvelle
immémorialement neuve
je te salue poésie

©Paul Farellier

(Etude, in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

Françoise VALENCIEN, La Mue – (Éditinter, BP 15, 91450 Soisy-sur-Seine, 2005 ; 72 p., 11 €)

N’y a-t-il pas à s’étonner devant les réussites des nouvellistes ? – des bons, s’entend. Il s’y révèle un art dont on éprouve d’autant mieux l’effet, que la cause et les moyens demeurent finalement mystérieux. Certes, cela pourrait se dire aussi, et même d’abord, de la poésie. Mais, moins attendu peut-être, le charme des nouvelles, surtout dans l’exemplaire sobriété de ce petit livre de Françoise Valencien, s’avère plus paradoxal : le plaisir, l’émotion, l’avidité de la lecture, la sorte d’affection dont on se prend pour cette voix qui raconte, et pour les êtres qu’elle suscite, tout cela naît d’une prose sans apprêt et de peu d’ouverture, d’un discours de confinement au réel le plus quotidien. Il est vrai que ce réel dissimule, de ci de là, un humour tendre et, plus souvent, des drames à la modestie déchirante.

Françoise Valencien, poète et prosateur, affectionne tout particulièrement le récit de la vie proche. Elle y débusque les secrets de l’immédiat. Jamais elle ne dédaigne l’esquisse sur le motif : ainsi dans les « brèves » qu’elle publie régulièrement et qui ne cessent d’affiner son art.

Avec ce dernier livre, elle nous fait exister pluriels : par le sourire d’un orphelin, ou la discrète fidélité d’une dame de compagnie, ou encore tel dévouement tranquille d’un travailleur social. Vers la fin, l’un de ses personnages réussit une parenthèse dans le quotidien, le bain essentiel qui lui rend le goût primitif de la vie multiple et l’allégresse dans l’Ouvert. Et, nous donnant plaisamment congé avec la remise à l’eau d’un jeune crustacé doté d’une nouvelle carapace, le livre peut ainsi s’achever sur cette souriante parabole justifiant, et son titre (La Mue), et son épigraphe, empruntée à Mireille Fargier-Caruso (Tu vas vers ce qui te fait autre).

Une discrète philosophie de la vie et du monde, dans une écriture d’une parfaite simplicité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Pierrette MICHELOUD, Du fuseau fileur de lin (Éd. Monographic, CH-3960 Sierre, Suisse, 2004 ; 96 p., p.n.i.)

On ouvre ce livre comme une fenêtre au printemps. Voici que, tout à coup, l’humain aurait retrouvé, même dans sa douleur, comme une sève d’enfance, de longtemps oubliée. Une voix claire nous aurait soudain transportés dans une de ces Arcadie que nous aurions cru pourtant ne plus mériter : séjour d’innocence et de bonheur, parenthèse inespérée pour nos aujourd’hui si lourds !

Et, de fait, le temps ne sépare plus les poètes : la moderne, en invocation, renoue le fil de lin au fuseau de l’antique Erinna, non par désœuvrement futile mais selon son goût de lumière, qu’elle exprime en exergue non sans gravité – la quête d’enfance est un jeu grave :

Me riant des modes
J’ai œuvré à déliter le verbe
En sa mémoire de pierre
Y cherchant des éclats de cristal
D’avant la première mort.

Tout au long des six étapes de ce voyage, dont la première donne son titre au recueil, ce qui frappe et séduit avant tout, c’est une grâce de la parole, parfaitement originale dans le paysage poétique contemporain. Peut-être quelque chose de léger, d’aérien, est-il mieux à même de nous dévoiler, par musique, même le plus redoutable :

Où êtes-vous, chers visages
Qui chantiez
Dans les myrtilliers ?

[…]
Mais loin déjà, le regard
Creusé d’immensité vierge.

On goûte ici une étonnante fluidité de la métrique, presque partout dominée par le vers impair (le plus souvent, pentasyllabe et heptasyllabe, qui sont les vers du haïku et du tanka – et d’ailleurs, six tankas figurent au recueil). Dans l’esprit, un vrai plaisir des sens ; ainsi dans ce poème intitulé Reconnaissance à la pomme :

De la racine à la fleur
De cette fleur à la pulpe
Ma reine des fruits
Mon ambroisie de mortelle.

[…]
Pomme, suave rondeur
En ta chair nacrée !
Eclat d’un sein, au réveil.

Comme dans tous ses livres, l’auteur, au delà des séductions du style, ne manque pas de nous conduire dans les arcanes d’une philosophie personnelle entièrement en recherche de l’unité perdue et de l’Eve originelle. Sur la couverture de ce beau livre, elle nous fait don également d’une précieuse peinture figurant le fuseau d’Erinna.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

André LAGRANGE, Répondre à ce qui fut (E.C. Éditions, 1 rue de l’Ancien Presbytère, 34230 Campagnan, 2005 ; 110 p., 15 €)

Les livres d’André Lagrange – et tout particulièrement ce dernier titre, dédié à l’épouse que vient de perdre le poète – ne cessent de dire le tragique d’une condition humaine en proie aux obsessions de l’enfermement, de l’individuation, de l’altérité, du mutisme et de l’oubli. Le ton est donné dès l’épigraphe, ce fragment du Journal de Kafka : « … avoir le sentiment d’être attaché et sentir en même temps, que si l’on vous détachait, ce serait encore plus terrible. »

Il s’agit pourtant de répondre à ce qui fut, entendons par là, comme le suggèrent les titres des trois parties de l’ouvrage, de confier à l’avancée de la parole, aux ordres du langage, au chœur à voix haute, le soin de répliquer au déterminisme étroit qui nous enveloppe et nous ensevelit.

L’image onirique d’une marche solitaire parmi les autres/ en grande confusion, qui, hommes ou femmes, dès que le poète s’en approche, s’égarent loin des ordres coutumiers, cette image douloureuse et inquiétante, suscitant l’une des pages les plus fortes de la première partie, nous paraît bien caractériser ce livre. Et d’ailleurs, il n’est pas indifférent de voir cette même page réapparaître, littéralement inchangée, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, comme le retour d’un rêve porteur d’un sens obsessionnel :

je vais parmi les autres

en grande confusion

marchant : gauche droite
à l’ombre de la ville

sans rien pouvoir identifier.

déchirures blanches et noires,

ce sont hommes ou femmes

qui — bras tendus vers
l’éloignement du jour —

s’égarent à mon approche,
loin des ordres coutumiers.

Des poèmes disent le deuil : l’absence… comme une paupière// qui lentement se referme,// s’éloigne de ce « devenir »/ à jamais interrompu. D’autres questionnent au plus profond : qui sommes-nous :// moisissures ou passions. D’autres encore, dans l’émotion, font entendre un verbe évocatoire :

tu es celle éclairant l’obscur

bouche empreinte du dernier écho.

celle qui souffle la parole

énonçant (aujourd’hui comme hier)
un langage devenu muet

— contre les pierres, contre les ruines —
sans un regard

aux hommes fuyant le jour.

celle qui, suspendue à quelle mémoire ?

accroche à l’ombre du silence
un espace demeuré sans
vouloir.

Le poète, metteur en scène de sa propre perte, se remet fondamentalement en question : être le même pour quelques-uns/ ou simple ponctuation devant les autres,// fugitif aux abords de soi […]

Malgré tout, sur le point de refermer son journal de désolation, le poète imprime une nouvelle fois la marque d’un courage renouvelé et laisse percevoir la possibilité d’un sens :

j’écoute replié sur moi-même

cette parole venant de toi… des autres

dans l’allègement du dire et du vouloir
tel un support qu’il m’appartient,

ce jour, de joindre au reste du monde.

pareil au mot étranger dans sa langue
je me hasarde — sur quelques entendements —

afin de reprendre voix en la demeure,

une articulation fixée entre mes lèvres :

une signifiance pour chacun.

Lecture impressionnante et d’une grande intensité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Roger GONNET, Le Matin, la Lumière (L’Arbre à paroles, coll. Le Buisson ardent, Maison de la poésie d’Amay, BP 12, B-4540 Amay, Belgique, 2005 ; 26 p., 5 €)

À suivre Roger Gonnet de livre en livre, on constate une double évolution de sa parole poétique : la trame verbale se resserre, sa portée mystérieuse s’allonge. Ainsi en est-il encore avec ce tout petit carnet dans l’élégante collection du Buisson ardent. Il y a là deux suites : Le matin, la lumière tout d’abord ; puis, plus brève encore et plus ramassée : Les pierres crient.

Le souci éthique d’une fidélité reste bien présent : il s’agit de Donner des étoiles au mystère,/ Le point d’orgue aux soirs ; d’assurer la continuité sensible, le passage, même si la seule question reste sans réponse : Pour quelle rencontre, et pour quelle mort ?

Un Éros se revendique aussi, dont l’ubiquité ne laisse pas de transparaître :

Ton regard jeté avec les vêtements,
La lumière sur l’étendue défaite
Tes mains s’ouvrent ; ce qui vient déborde,
pénètre…
Met un sourire dans la nuit des yeux.

Une joie de vivre pourrait même s’exprimer, mais sa parole imminente suscite aussitôt l’obstacle :

Ecartant les seules paroles possibles
Les ombres effacent
Ce que chaque mot tente de reconstruire

Aussi, dans ce matin, à travers cette lumière, la vérité qui frappe, c’est bien celle-ci :

Il n’y a rien entre deux morts
Que le nécessaire pour ensevelir

Des images saisissantes de pureté et de dépouillement pour dire « l’éternel retour » de la perte et de la ruine :

Temps solide
Tombé du mur
L’arbre arraché
Le cratère renaissant

Et le poète, visionnaire, dresse l’ultime paysage de notre destin :

Nos yeux volent
Vers des demeures écroulées,
Des friches où brûle la vérité

Peu de pages certes, mais tant de poésie !

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

HENRI FALAISE (1948-1999), UNE MÉMOIRE D’ÉTERNITÉ

Pendant la deuxième moitié d’une vie trop brève, Henri Falaise révéla une poésie parmi les plus troublantes et les plus mystérieuses que nous aura données la fin du siècle.

Peut-être le charme (au sens premier du mot) qu’elle exerce dans l’esprit provient-il d’abord de ce qu’elle allie, à une extrême richesse et diversité de ce qu’elle donne à voir, une authentique simplicité, pour ne pas dire une humilité, dans le ton même de la voix. Mais ce charme opère aussi à partir d’une évidente empreinte surréaliste : les délicatesses d’un Delvaux, l’insolite d’un Chavée se fondent dans une voix toute personnelle et originale, sans aveu d’allégeance, semble-t-il, ni adhésion raisonnée à une doctrine ; simplement selon la pente instinctive d’une création apparemment « naturelle », parce que souvent exposée, même dans la minutie de son exécution, aux vertiges d’une écriture automatique. Toute une part de l’œuvre de Falaise demeure ainsi enfouie dans une profondeur d’énigme dont le paradoxe est de ne faire sens que par l’indécidable de ses mots. C’est surtout dans Le Cycle des Oiseaux (in Le Pays de Geneviève, 1988), que ce pari poétique est porté à l’extrême. Mais il commande bien d’autres créations de ce poète ; nous citons plus loin, dans notre choix de poèmes, deux des textes les plus étincelants appartenant à cette veine : ce sont les deuxième et troisième de notre sélection. On en remarquera l’étrange beauté qui fait qu’on se tient en leur pouvoir : l’autonomie des mots l’emporte sur tout vouloir comme sur toute censure.

À noter que nombre de poèmes de Falaise, même dans l’étendue d’une grande page, ne sont formés que d’une seule phrase. Sa course peut traverser cinquante univers, déployée à la faveur des incidentes ou des relatives : aisance et agilité d’une plume que ne soucie nullement l’essoufflement possible du lecteur.

Il y a là, dans cette convocation impérieuse des réalités les plus éloignées à travers les plus proches, quelque chose qui, par des moyens différents et bien personnels, rivalise avec les plus hautes ambitions de l’image reverdyenne, ou encore n’est pas sans rappeler la cursive follainienne manifestant la profonde unité des mondes multiples ; quelque chose également qui ressemble assez, quoique, à notre avis, avec plus d’efficace et de réussite, aux « oraisons » baroques, aux concaténations, aux défis syntaxiques d’un Edmond Humeau.

Mais la liberté des mots, l’autonomie du signifiant trouvent aussi, dans l’œuvre de Falaise, une limite qui, loin d’être synonyme d’échec, en assure au contraire le véritable aboutissement poétique : nous voulons parler de ce trouble nostalgique partout sensible chez Falaise, de l’émotion reine de sa poésie. On devinera plus loin, à travers la sécheresse d’un résumé biographique, ce que fut en effet, pour ce créateur, la donnée de départ : à peine né, orphelin de mère ; à peine adolescent, orphelin de père. Même si l’on se refuse à l’idée déterministe et réductrice d’une poésie dictée par le manque existentiel, comment dénier à ce double déracinement sa valeur révélatrice, sinon productrice, d’un destin poétique ? Quelles furent et ne furent pas les sources absentes où la mémoire si cruellement élaguée d’Henri Falaise ne cessa de puiser ?

Peu de poèmes, dans cette œuvre vaste, où l’on n’entende pas vivre et revivre un passé aux présences à la fois fugaces et insistantes, une enfance jamais quittée, dans chaque mot, comme le dit le poète, un leurre et une gloire :

Réconciliée,
la pomme cueillie
appartient
aux confidences du temps
et nous la nommons
parfois
dans l’interdit
pour accepter
au retour du chemin
le paysage fragile
de notre éternité

Et de fait, une lutte avec le temps s’est engagée, parfois perpétuée en litanie avant les jours innombrables ; le poète s’est placé au cœur élu/ de cette intimité/ immense, là même où, dans l’orage, il peut inverser le flot, où, même/ foudroyé/ tout l’avenir/ [lui] revient en mémoire. D’abord, presque sans le savoir, puis peu à peu le sachant, Henri Falaise s’était mis en quête nostalgique d’une éternité. Elle vivait dans l’instant qui meurt, dans la fragilité, la mélancolie, dans le détail d’une ancienne broderie, sous le voile d’une photo sans date :

[…] et je me dis
que le matin
l’éternité
est un apprentissage
qui s’enchevêtre sans raison
dans la simplicité
de la mélancolie
[…]

À poursuivre, sinon à rejoindre, cette éternité, le poète en est venu à récuser la voix de la « vérité » ; il agite le voile de la Maya : peu à peu, j’écris dans un poème où seule l’erreur est lucide, écrit-il en ouvrant son recueil Les Beaux Miracles par un admirable manifeste que nous n’avons pas manqué de reproduire en tête de notre sélection. Il va jusqu’à révéler la présence, l’ultime survivance de ce qui n’existe pas (dans un texte de 1997, dédié à ses enfants, où il « commémore » son propre centenaire… en 2048) :

[………….] Ensuite elle regardera des photographies. Il y aura là une femme aux cheveux bistre fort effacés, un vieux lundi de passerose, et des noms de famille qui ne lui disent rien. Peut-être même quelques paysages […] elle se dira hâtivement qu’en quelque sorte, en des temps éloignés, le souvenir de sa mémoire achevait en rêvant ce qui n’existe pas.

En l’an 2000, les éditions de L’Arbre à paroles (Maison de la Poésie d’Amay) ont réuni en deux forts volumes toute l’œuvre poétique d’Henri Falaise, avec une préface de Jean Tordeur. Les premiers poèmes, si prometteurs, tous les inédits, y rejoignent les recueils publiés chez différents éditeurs. L’ensemble forme un monument non seulement par les proportions, mais aussi par la richesse et la variété de ses parties. S’il permet d’approcher l’émouvante personnalité de son auteur, il donne accès surtout à des perspectives encore mal explorées, mais fascinantes, de l’aventure poétique.

©Paul Farellier

(Note introductive à une biographie résumée et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Pierre GARRIGUES, Fragments du désamour (L’Harmattan, 2004, Paris ; 62 p., 10 €)

Proses rigoureuses d’un amour – et beaucoup plus encore dans ces pages magnifiques : le chant douloureusement métaphorique d’une non-possession universelle, sous la lumière méditerranéenne et les bribes tenaces de la pensée philosophique ; l’être toujours insaisissable sous le corps caressé, avec pourtant les minutes miraculeuses d’une présence qui fuit ; l’éros, désespérément servi pour les instants d’anamnèse torride qu’il semble offrir à tout l’humain, nommé ou innommé, mort ou vif ; et son alliance décisive, dans la parole, avec l’éclat du jour, de la mer et des pierres pour donner une évidence, pour redonner une innocence, à nos jours improbables.

Poème pour inscrire l’amour et la vie dans la souveraine mémoire, où passaient les mots que nous n’avions pas dits, les gestes que nous n’avions pas faits, je sentais ton haleine tiède remonter du fond des temps et de la mémoire, comme si nous nous rapprochions de l’essence même de la vie : ouvrir, fermer les yeux à la clarté du jour.

Vous qui, comme tous et toutes, attendez, vivez ou regrettez l’amour (car que faisons-nous d’autre en cette vie ?), ce livre est écrit pour vous, à la fois violent et contemplatif, partageant les profondeurs de l’instinct comme de la pensée. À notre avis, un chef-d’œuvre.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)