Sylvie FABRE G., Quelque chose, quelqu’un – avec un frontispice de Frédéric BENRATH (Éd. L’Amourier, Route du Col St Roch, 06390 Coaraze ; 60 p.)

Voici un poème des saisons parcourant le cycle entre deux solstices d’été : une nature omniprésente, sans que rien ne glisse au descriptif – pas même le lac, dont le compagnonnage assidu n’est qu’une lueur tout au long du livre. C’est, dirait-on, la substance même d’un temps zodiacal qui, en quelque chose, se vit, se respire, se parle, – et aussi en quelqu’un. Dans l’intimité d’un regard réciproque, le réel imprègne la personne, et au réel, en retour, la personne s’infuse jusqu’à sa suprême élision : là, nous semble-t-il, en dehors des qualités de son écriture, la principale réussite de ce livre. Ainsi au seuil de l’été :

Le regard indivisible unit l’ici et l’ailleurs, ramène le corps à la matière, pas d’effacement possible, au hasard des ombres, au gré de la lumière il verse la sève, irrigue les choses de part en part : pourras-tu les pénétrer ?

Le vécu d’une saison n’a jamais seulement l’épaisseur de son temps : l’été partage l’intime passion humaine, chacun revêtant les couleurs obscures de l’autre :

Tu relies et le temps et la tombe et ce lac gisant de silence. Il t’envoûte, tu prononces son nom de derrière la mort. La mémoire résonne. À l’orient la blessure souffle son bleu noir dans les branches.

Puis les splendeurs du travail automnal, où nous lisons la montée de la mort, forment le processionnal de l’embrasement, de l’ardente dissolution, et les sous-bois le périple où se figent les ombres ruisselantes. La brume prend ses quartiers dans l’âme :

De plein fouet la brume t’arrime en explosions de silence, elle t’enveloppe dans le chagrin : tu prends refuge. L’amour est fin liseré, le temps brode son alphabet – profonde croix – la forêt n’est plus que jonchée, les feuilles, ton cœur se brisent dans un bruit de pas.

Mais c’est à l’hiver qu’il appartiendra d’offrir sa floraison : la neige comme sérénité, couvaison, berceau. Quelque chose d’arrêté, un intervalle aux aguets, le désert où s’éveiller à soi-même :

Le temps oublie les bruits du monde, il offre des cristaux d’éternité à l’âme passante. Tu prends la plume de l’oie sauvage pour écrire une histoire couleur d’énigme,

pont invisible entre la rive et l’autre rive, entre quelqu’un et quelqu’un.

Et le printemps ranimera cette certitude : nous grandissons malgré l’éternité de l’ombre. Le cycle des saisons, grande métaphore de nos intermittences, se referme en ouverture lumineuse :

Tu respires, quelque chose existe. Juin bascule dans l’été. C’est le mois où le tilleul verse son grand calme. Le lac murmure la présence. Quelqu’un ?

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Chantal DANJOU, Toko No Ma – avec des calligraphies de Mikiko OBATA et de Sumiko KABUMOTO – (Éd. L’Improviste, 13 bd de Belleville, 75011, Paris ; 88 p.)

Sur la lumière du monde, un regard de poète d’une acuité et d’une sensitivité des plus rares : c’est ce dont témoignent tous les ouvrages de Chantal Danjou. Mais les tonalités sont chaque fois différentes, comme suscitées une à une par les variations solaires des ciels que déroule ce regard essentiellement nomade. On n’oublie pas, en remontant dans cette œuvre, qu’on y a d’abord connu la lumière méditerranéenne, avant l’océanique.

Aujourd’hui nous trouvons cette nouvelle suite poétique tout imprégnée de culture nippone. Mais là, aucun japonisme de surface : plutôt la résultante d’une intime expérience, la quintessence d’une matière fluide et discrètement érotique dont notre poète, interrogeant dès l’incipit une vision de pétales, note qu’elle danse devant les yeux.

À l’instar de ce recoin traditionnel des temples et des demeures que l’on désigne sous le nom de toko no ma, le recueil de Chantal Danjou réussit à faire éclore d’images simples, mais tirées de la profondeur et idéalement épurées, le vrai « sentiment du monde ». D’une ombre aux secrètes clartés, naissent des événements ténus et essentiels. Le poème alors, comme pour étayer leur destin d’apparences
aussi décisives qu’incertaines, nous amarre inlassablement par infimes variations de leur intensité, à l’imperceptible, au fugace.

On remarquera – on goûtera – l’exacte beauté des sensations :

Une branche d’amandier en fleurs. Une odeur de miel et de laine humide. Peu à peu on perçoit distinctement les deux parfums. L’un agréable; le second trop fort et âcre.

ou même, pour le thé :

Bouche pincée sur le bord de la tasse. Une petite rose quêtant sa jouissance. Bol plein. Vide à présent.

ou encore, devant l’ombre d’une branche fleurie sur un mur blanc :

Les pétales vont si légers qu’ils ne sont plus que vent.

Monde éludé ? ou bien résumé du monde ? Le poème ici en perpétue l’énigme comme fleurs à l’assaut de l’ombre. Dans l’obscur du toko no ma :

Impossible de ne pas sentir l’arbre remuer. Avant de mourir. Avant de se défaire de chair, de fleurs, de gouttes d’eau. Un lent mystère. Cette présence d’amandier dans l’inconnu

©Paul Farellier

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

RIMBAUD 1950 – Souvenirs de lycée

Comment, presque vieillard, venir ajouter la moindre parole, serait-elle de respect et d’enthousiasme, à l’éternité si abondamment commentée de Rimbaud ? N’a-t-il pas su, lui, tirer le rideau à dix-neuf ans ? À dire vrai, je ne me crois pas capable de surmonter cette difficulté ; tout au plus pourrais-je tenter une esquive saugrenue : cela consisterait à me rajeunir, et beaucoup ; à me retrouver dans mes années de lycée à moi, au beau milieu du siècle dernier, pour essayer de restituer brièvement, mais aussi intact que possible, ce que fut pour moi, comme pour pas mal d’autres sans doute avec le Poète, ce dialogue « de lycéen à lycéen ».

… c’est un petit val qui mousse de rayons.

Je crois que cette lumière moussante fut la première à m’atteindre, à m’éblouir. Le Dormeur du Val était à peu près la seule pièce de Rimbaud couramment accessible au potache de l’époque (peut-être à raison du malentendu « patriote » des deux trous rouges au côté droit). Il y avait tout de même aussi Ma bohème, dont la « fantaisie » –

Comme des lyres, je tirais les élastiques…

– ravissait avec un rien de scandale celui qu’on avait dressé à n’admirer surtout que les bords où vous fûtes laissée, ou encore telle faucille d’or, et à n’enjoindre au poème que de suspendre son vol. Les programmes scolaires ne laissant à la poésie que la place du pauvre, il revenait aux épreuves trimestrielles de « récitation » de lui donner sa revanche : on apprenait là des milliers de vers, latins et grecs un peu, français surtout, du programme et hors programme, car les professeurs « artistes » qu’on avait la grande chance d’avoir pour guides organisaient la contrebande de poésie. Ainsi Baudelaire eut tôt fait de m’écarter de son dédicataire impeccable, Gautier, et Rimbaud de Banville, son illustre correspondant de mai 70. Ainsi encore Verlaine montait à mon horizon quand j’entendis pour la première fois ce vers qui me tient toujours en émoi :

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

On n’allait guère au-delà : Mallarmé, pour cet âge, était certes trop cérébral et inaccessible, mais, curieusement, on oubliait d’entendre la rumeur du vieil océan de Lautréamont ; on se contentait d’un salut à Jules Laforgue, d’une touche de Francis Jammes, d’un soupçon d’Apollinaire ; en tout cas, rien plus avant dans le vingtième siècle, et cela, sauf accident. J’ajoute, par parenthèse, que l’accident providentiel s’est pourtant bien produit dans notre classe de première en 1950, avec l’arrivée en cours d’année d’un élève exclu de Condorcet, lycée voisin, à la suite de quelque sombre affaire de conduite : l’homme, brillant et cultivé, surréaliste au dernier degré, pratiquait volontiers l’acte gratuit à ses risques et périls. Il entreprit de « convertir » toute la classe, y compris le prof de lettres, romancier coté, prix Renaudot, éminent spécialiste des Lumières, qui sut se défendre avec esprit en organisant une « dispute » comme au Moyen Âge. Chacun resta sur ses positions, en apparence, mais c’était tout de même mon premier contact, plutôt réussi, avec le Surréel d’André Breton.

Chez Rimbaud lui-même, mon fort degré d’enfance dans l’adolescent ne m’accordait encore que d’en rester aux Poésies, dont la bibliothèque de mon grand-père recélait l’édition de 1895, celle préfacée par Verlaine pour l’éditeur Léon Vanier. Dans mes lectures, je l’avoue, Une Saison en enfer et Les Illuminations ne devaient venir que plus tard ; mes sens, pas assez déréglés sans doute au gré du Poète, manquaient de la perspicacité et de l’entraînement nécessaires. Parmi les poèmes, on le devine, c’était surtout Le Bateau ivre qui irradiait tous les prestiges et toutes les séductions. Je sentais bien n’avoir jamais rien lu de pareil. Si je voguais, ce n’était plus en littérature. Des mots m’étaient descendus qui n’étaient pas pour les livres. Je contemplais cet objet sorcier, ces couleurs qui remuaient les siècles. Je connaissais d’ailleurs le récit quasi-légendaire du premier voyage vers ce Paris qui effrayait et attirait tout à la fois, ce Paris de faiseurs de vers où il fallait se précipiter en le récusant déjà. C’était comme si j’avais dans l’oreille ces paroles d’avant le départ, celles qu’entendit l’ami Delahaye, le premier homme qui connut Le Bateau ivre : Voici ce que j’ai fait pour leur présenter en arrivant… Ah ! oui, on n’a rien écrit encore de semblable, je le sais bien… Ah ! qu’est-ce que je vais faire là-bas ?

De la même voix, ils l’ont tous entendu :

Comme je descendais des Fleuves impassibles…

Je les imaginais stupéfaits, pétrifiés, les Verlaine d’abord, Paul et Mathilde, puis Banville, Forain, puis tous les Mérat, Cros, Valade, Richepin et autres « Vilains Bonshommes ». Qu’avaient-ils compris à cette audition ? Qu’ils étaient peut-être rayés de la carte ? Ou alors, métamorphosés à tout jamais ? Je m’avouais, moi, que nul peau-rouge ne viendrait me priver de mes haleurs : un jeu implacable de corps et d’esprit, mais cosmique, avait été vécu plus de trois-quarts de siècle auparavant, et pourtant, à la différence de toute la poésie, que je voyais au passé, ce poème-là était en avant de moi – cap au futur – et j’ignorais encore que Rimbaud lui-même avait dit, de la poésie : elle sera en avant ; ce jeu viendrait me jouer, moi aussi, même si je ne savais que rester sur le bord de la plage. Touché à mort, un homme n’avait pu survivre que brièvement aux explorations interdites. (Cela, au passage, me rendait plus parlants de vieux mythes livresques, tel celui de la tête de Méduse). Et de façon presque litanique, cet homme s’écriait : Je sais… J’ai vu… J’ai rêvé… J’ai suivi… J’ai vu… Et dans un orgueil bien hugolien :

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Cet alexandrin synthétisait pour moi la Lettre du Voyant, dont je savais seulement l’existence et ne devais aborder le texte que bien plus tard.

Par-dessus tout, je croyais entendre cet appel de liberté :

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais

– d’une liberté qui fouille et fouaille la langue avec frénésie, entrechoque les mots et les couleurs :

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

Et c’était comme parlerait le désir, une soif d’absolu en quelque lévitation pour des moissons mystiques :

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots […]

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
[…]

Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Se trouvait donc lancé le pari d’un autre monde, d’une vie seconde et vraie qui se révélait à moi, dont je comprenais qu’une fois entrevue, sa recherche devrait surpasser toutes les autres ; qu’elle exigerait aussi, par une sorte de mépris social pour l’œil niais des falots, d’être insoucieux de tous les équipages ; qu’il faudrait abandonner gouvernail et grappin pour gagner ce luxe inouï de se sentir baigné dans le Poème. En regard de cet enjeu, pourquoi prêter attention aux Aubes navrantes ? L’ivresse du bateau ne réclamait-elle pas qu’au terme, il fût dégrisé ?

Sans le savoir vraiment, j’avais reçu l’évidence. N’est-ce pas cadeau inestimable à l’Âme sentinelle, pour peu qu’elle se dégage Des humains suffrages,/ Des communs élans ?

Mais qu’en ai-je fait en définitive ? Il m’arrive d’en demander compte à ma mémoire bouleversée.

©Paul Farellier

(Note parue, sans titre, à la revue Poésie 1 / Vagabondages, n° 40, décembre 2004)

Postface à La Splendeur déjà, de Monique ROSENBERG, recueil paru à L’Harmattan en 2006.

Venise a donc appartenu aussi à ce poète que toujours vers le monde porte une anxiété joyeuse. L’œuvre s’est rêvée séjour et présence, trouvant dans la ville des villes sa plus juste métaphore, à bonne hauteur de foule : solennité dormante et blanche.

Voilà une autre parole, née dans un allusif de pierre et d’eau, entre les ors – gloire et douceur, comme elles furent offertes, spontanément reçues.

Car le poète le sait : l’instant, s’il est sollicité, se dérobe, dissuade, élude. La pure imminence – rebelle – demeure inaccessible à toute forme de recherche. Aussi a-t-elle simplement rêvé la langueur infinie de cette ville dont l’être semble séparer les pans du monde : un être béni d’orgueil, dévêtu dans une belle odeur.

Ici, le mot ne chante jamais qu’en bon passeur de lagune : il peut vous porter bien vite de Torcello à Burano, à moins qu’il ne conflue dans la minute aux appontements tristes de Saint Marc ou de la Giudecca. Toutes les rives cernent le bassin sacré, la citerne des louanges.

Certes, devant La Fenice incendiée, le poète a vécu l’opéra synthétique d’une mort. Théâtre pour un passé dont les grands nus allongés dérivaient sur les eaux, sur les ciels. Quel amour, doucement débarqué, pourrait-il à nouveau gravir l’escalier du canal ? Verrions-nous, comme un retour en grâce, monter dans l’âme ses épaules blondes ?…

Mais loin d’une mélancolie, qui n’est pourtant pas ignorée, loin des thèmes de la décrépitude et de l’enfouissement dont les clapots viennent saper l’idéal vénitien, les pages que nous venons de lire veulent avant tout « habiter la clarté et le souffle/ dans la jouissance de la paix ».

Comme en tout vrai poème, une personne se construit.

©Paul Farellier

JEAN-PAUL HAMEURY ou LA MORT DU TEMPS

Une immense ambition chez ce poète : nous porter aux confins ; exprimer ce que la plupart d’entre nous, plus soucieux de tranquillité que de conquête, ne veulent à aucun prix voir ou entendre ; moins créer peut-être qu’oser regarder en face notre part terrible et mettre à jour cet obscur qui, faute de ce courage, pourrait rester ignoré. De là, la vérité d’une œuvre où dépossession, déréliction et souffrance ne cessent d’imposer la beauté. De là, un art éprouvé qu’authentifie sa confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu.

Dans l’un de ses livres (Ithaque et après, Folle Avoine, 1993), le poète a choisi l’après du voyage et la figure d’Ulysse, l’homme instruit par l’errance, pour imposer le plus long des suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Après un premier âge où l’on a cru posséder le monde dans l’éternité de l’instant, un deuxième où l’on s’est satisfait de la fuite du temps, on en est venu à l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Quant à la parole, ce pourrissoir des nefs, il y règne dépossession et absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus. […] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne dans la pensée du rien. Sa vie ? un passé définitif. Son présent ? un exil sans recours. Son génie ? une familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

En effet, c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité. Ils n’ont pas passé la porte de la transcendance, laquelle est fermée par le poète, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles tirées de Voix dans la nuit (Folle Avoine, 2000) comme en miroir de celles d’Exils (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Déjà dans Brûlant seul (La Dogana, 1982), livre écrit dans le deuil de son père, le poète donnait à entendre une voix (qu’il qualifie lui-même de « bouddhique ») récusant la permanence de la personne :

C’est votre part d’espérer les morts
habiter un autre espace.

C’est votre part de croire
qu’il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d’autres oiseaux.

C’est votre part
de ne savoir penser le rien.

Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d’une plaie.

Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler ; « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence – cf. Requiem (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. Et c’est pourquoi, œuvres de la destinée, ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Pris pour titre d’un des plus beaux livres du poète (Atelier La Feugraie, 1999), L’Obscur est sans doute, avec le nihil et la mort, le thème récurrent de toute cette œuvre. Une prééminence est ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition. Mais, comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury reste convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devra surgir une lumière : « Une œuvre authentique, quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. »

Voix dans la nuit est peut-être le livre où le poète se soumet le plus à l’épreuve de l’abîme et, nous est-il dit, sans retour. Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être — ? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité. Et surtout, nous sommes guettés par l’inexorable, dont le poète met en scène l’irruption de façon vraiment saisissante :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Éprouvé lui-même de la façon la plus cruelle par le suicide de son fils aîné, Jean-Paul Hameury accomplit aussi dans ses livres le « travail de deuil » et, sans pourtant l’y réduire, on ne peut ignorer cette dimension personnelle d’une œuvre où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Une œuvre qui dit le prix dont on dut s’acquitter pour le savoir suprême : le prix de la vie. (Qu’il fallut sacrifier/ — jusqu’aux cendres.) La parole émane donc de celui qui a vu lui-même par-dessus le fleuve infranchissable ; la parole est celle d’un voyageur fatal qui a su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles. Et c’est la force de ces livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant justement le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir.

Derniers rivages (Folle Avoine, 2004) poursuit ce chemin d’exploration douloureuse de notre condition et sonde encore plus loin peut-être l’angoisse des destins humains : périple incertain en quête du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel dans ce pari de connaître à partir de l’insu, de glaner à l’obscur un épi de sagesse. Or il n’y a presque plus rivages, mais seulement terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires. On croirait entendre des accents lointains venus d’ailleurs, la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » rendu si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini, avec pour guide le poète, figure décidément virgilienne, pour nous mener dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note introductive à une bibliographie et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Présentation de Claudine Bohi à « Territoire du Poème » (21 octobre 2005)

(La séance a commencé par la lecture de la suite « Cette lumière », extraite de Une Saison de neige avec thé, L’Idée bleue, 2004).

L’honneur qui m’est fait – et la joie que j’éprouve – de présenter la poésie de Claudine Bohi m’avaient déjà été donnés au printemps 2001 lors d’une réunion de l’association Arts et Jalons. Je m’étais efforcé d’être aussi fidèle que possible à cette œuvre qui, à l’époque, ne comprenait pas encore le poème que vous venez d’entendre. Ce n’est qu’au dernier moment, ma brève étude étant « bouclée », que Claudine Bohi m’a révélé ce poème qu’elle intitulait alors Cette étrange lumière. Et il fut décidé que l’auteur lirait cet inédit à la fin de la présentation que j’avais préparée. Cependant il m’apparaissait qu’une nouvelle élucidation venait d’être ainsi donnée à toute la poésie de Claudine Bohi, et les lacunes de mon étude m’en étaient rendues encore plus sensibles. J’ai donc tenu à en avertir notre auditoire de l’époque dans les termes que voici, tirés de mes notes d’exposé : « Nous allons laisser à Claudine Bohi le temps de vous donner la primeur d’un inédit : Cette étrange lumière. Inédit qu’elle m’a lu il y a quelques jours au téléphone, et dont je suis resté ébloui. Sans doute mes commentaires auraient-ils été un peu différents, si j’avais connu cette nouvelle œuvre. »

On comprend ainsi pourquoi il m’a semblé maintenant nécessaire de placer « cette lumière » sur le seuil même de l’édifice poétique que nous abordons. Ce texte a donc été écrit en 2001, soit une petite vingtaine d’années après les premières publications poétiques de l’auteur. À certains égards, il pourrait ainsi figurer comme un aboutissement ; et sans doute « cette lumière » a-t-elle bien mûri dans tout le cours d’une œuvre ; mais il faut pourtant qu’elle l’ait irradiée dès l’origine, et si secrètement, bien sûr, qu’on pouvait ne pas la voir : insoupçonnée/ insoupçonnable/ si ce n’est pas en toi/ qu’elle se délivre.

Aujourd’hui cette clé nous est confiée, avec laquelle nous pouvons nous retourner sur toute l’œuvre antérieure de Claudine Bohi. Elle l’oriente comme un vecteur (Elle est/ ce qui conduit le sens) : une lumière innommée, aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable, que le foyer mythique aux abords de notre caverne et, au fond, constitutive d’une « poésie première », comme on eût dit autrefois une philosophie première. Un texte se situant aux frontières de la poésie et de ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler une « gnose » ; l’affirmation – dans une langue poétique très épurée, avec la plus sereine simplicité – d’une « connaissance », d’un « savoir », tirés de l’expérience poétique vivante d’un auteur qui a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques.

Claudine Bohi a placé ce poème, cet acte de foi pourrait-on dire, en ouverture de son dernier recueil, paru en 2004 aux éditions de l’Idée bleue et intitulé Une saison de neige avec thé (ce qui est aussi le titre de la partie centrale du livre). Selon le vœu de l’auteur, nous centrerons tout à l’heure nos brèves analyses sur ce recueil. Mais auparavant, nous baliserons les différentes phases qui ont constitué jusqu’ici l’œuvre de notre poète : à vrai dire, chacun de ses livres est si bien doté d’une « personnalité » propre, fait si bien étape dans cette œuvre, que le seul parti vraiment justifié en l’espèce consiste à aller de livre en livre, dans une démarche chronologique qui rend ici parfaitement compte des développements d’une poétique.

Le premier livre publié de Claudine Bohi – aux éditions du Pont de l’Épée – s’intitule : Car la vie est cerise téléphone à ton arbre. Tel qu’il m’apparut lors de sa publication en 1983, tel je le vois encore aujourd’hui : livre essentiel, je ne crains pas de le dire. Cette suite de poèmes, sous un titre à la fois énigmatique et parfaitement souriant, d’une désinvolture charmeuse – admirons-en le dégrafé juvénile, mais admettons tout de même qu’il ne traduit qu’imparfaitement le grave sensuel et lumineux du poème ainsi intitulé – cette suite nous place au cœur de l’Eros féminin ; j’oserais presque dire qu’elle enseigne cette catégorie primordiale de l’être : « l’être-femme ».

Voici comment Claudine Bohi présentait plus tard ce livre dans une communication intitulée Le Corps du poète, lors d’un colloque à Cerisy en 1999 :

« […] mon premier recueil […] se situait délibérément du côté du corps, de sa fête, de sa jouissance.

Avec provocation parfois, je cherchais à nommer le corps, à dire sa présence, son importance, à dire le sexe, la sexuation, la sexualité, la chair comme une terre première et bien promise. Le corps comme une force qui, à l’époque, me semblait être la seule sur qui je pouvais compter. Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

On a quelque peine à imaginer aujourd’hui, si rapides sont les évolutions des esprits, le trouble relatif que pouvait susciter, dans le public des lecteurs de poésie, et singulièrement dans la fraction masculine de ce public, un livre aussi « pur » que celui de Claudine Bohi – j’entends pur de toute tricherie. Il y a certes, dans ces poèmes, quelques termes qu’on peut qualifier de « précis », quelques franches cartographies des corps, mais Claudine Bohi a l’art de les rendre explicitement solaires, grâce à quoi son livre, en 1983, se distinguait radicalement du courant consumériste des pacotilles érotico-pornographiques. Ici règnent le réel et l’authentique. Un vrai poète, nous le savons, dit toujours le réel, mieux : il suscite le réel. De ce seul fait, le poème amoureux de Claudine Bohi échappait aux illusions de la mode et au conformisme ambiant, et il restituait à l’Eros toute son authenticité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Car la vie est cerise téléphone à ton arbre)

En 1987 paraît, toujours au Pont de l’Épée, le deuxième ouvrage de Claudine Bohi, Le Nom de la mer. C’est, de fait, un seul vaste poème, formé de proses très fluides. Le thème de la mer s’y trouve développé avec une rare constance. La femme se donne à la mer par élan cosmique. La mer, au cœur des certitudes, c’est l’Être même.

Au point de départ, il y a le corps, mais, dit-elle, « corps égaré, polaire, glacé et pourtant lumineux » ; c’est lui qui va courir l’aventure de la mer, vers « des saveurs insoupçonnées, des nuances inattendues ; l’éclat de l’inconnu ». Le poète, ainsi, pourra « parler de son autre voix », passer « dans l’étonnement des transparences », dans « une eau limpide et douce comme une main, soyeuse et tendre comme le regard, de l’éternité ». À la femme, la mer s’offrira vérité : « Dessinant son vrai corps ». Quel est ce vrai corps ? La question ne peut manquer d’être posée : en effet, le livre précédent et les poèmes publiés simultanément en revue semblaient, à première vue, si pleins d’une vie débordante que l’on y remarquait à peine certaines petites failles essentielles : « ce faux sourire/ cette vraie peine/ des amours » ; une « peur », en discret leitmotiv ; une « mort », sourdement évoquée (« …nous ne serons pas toujours/ dans la chair des vivants »). Claudine Bohi a elle-même indiqué, à Cerisy, comment, dès son premier livre, lui étaient apparues les « limites » du corps « triomphant » :

« Quelque chose l’empêche, ce corps, quelque chose le traverse, le malmène ou l’abolit, quelque chose qui n’est pas seulement la mort, mais témoigne que le corps n’est pas tout seul dans la peau. »

Et voici que, dans ce deuxième livre, mort et peur réapparaissent dans la sorte de nudité surnaturelle que la mer offre au corps :

Et le corps est maintenant nu, d’une nudité sans triomphe mais non plus provisoire. Nu et baigné d’une étonnante lumière. Nu et fracassé d’eaux, de perles et de cerises.

[…]

Le chant survient, parcourt l’intérieur du soleil, la surface des eaux. Le tremblement d’argent atteint jusqu’à sa lèvre, mais elle ne bouge pas, pétrifiée dans sa mort.

Agrandie d’eau, d’une caresse monumentale, elle voit le dessous des étoiles.

[…]

On roule une peur séculaire dans les galets des plages

Ainsi, le corps n’est plus seulement cet attribut de l’individuation ; voici qu’il s’est répandu dans l’entière nature, cohésif à l’Un par le multiple :

Et le corps crevé d’eau, de sable, de pierres ; taché de sel et de mousses.

[…]

Le corps s’éparpille dans les étoiles et dans les grains du sol.

[…]

Tout entier le corps, mêlé d’algues et de sel, roulant dans les écumes, indifférencié.

Mais la vérité de ce corps passe aussi par les mots, comme il revient au corps d’unir les deux réels du monde et de la conscience :

Elle enfonce dans l’eau les mots de sa bouche, les vocables des profondeurs. Elle mêle aux laits inépuisables de la chair la saveur de la parole. Les mots sont des morceaux de corps.

Claudine Bohi elle-même, dans sa communication à Cerisy en 1999, a bien insisté sur le fait qu’il « s’agissait ici de naître de la parole, d’une parole de chair, liquide, parole d’avant le nom, parole du poème, parole sacrée. Comme si une femme venait à elle-même, à son propre corps, de plus loin que lui, à travers cette parole plus grande que les mots ».

Enfin, le livre s’achèvera sur les très discrètes apparitions de celui qui est nommé « l’autre », cette indispensable présence masculine, mais frappée, au sein de l’union si intime de la femme et de la mer, d’une marque d’absolue altérité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Le Nom de la mer)

Peu à peu se sont ainsi dessinés les contours de ce lieu poétique d’où nous parle Claudine Bohi, et dont ses poèmes nous apparaissent tant préoccupés : ce lieu, en définitive ne serait-il pas le moi, tout simplement ? Un moi fasciné certes par le rêve d’une fusion, d’une dissolution totale, soit dans l’autre absolu que figure l’homme – et le lien avec l’Autre est assurément essentiel ici –, soit dans l’élément priméval de la mer auquel notre poète s’est, un temps, identifiée avec passion ; mais un moi toujours désirant et douloureux.

Ce qui est ainsi vécu en poésie, c’est l’expérience d’une intériorité, où le corps occupe, on l’a vu, la place éminente, une intériorité – empressons-nous de l’ajouter – pure de toute complaisance et entendue comme une conscience développée dans la chair pour les fins de la connaissance. Une telle expérience a tout naturellement conduit le poète à se mesurer avec les deux arbitres inflexibles que sont le surmoi et la mort.

C’est par le livre-poème intitulé Divan, paru au Pont sous l’eau en 1990, que Claudine Bohi semble avoir affronté quelque chose de comparable à l’épreuve analytique. Tous les symboles ici rassemblés concourent à une intime compréhension de ce que peut être cette autre « vérité de parole », à laquelle atteint parfois l’analyse, à l’instar du poème. Là encore, l’auteur a elle-même, lors du colloque de Cerisy, tenu à caractériser le sens de sa recherche, dans le prolongement direct de celle du Nom de la mer :

« Quel est le lien entre le corps et la parole ?

Corps – âme – esprit, il me semble que ce curieux divan navigue de l’un à l’autre […], y tente de nouveau une autre naissance. […]

Dans cet espace entre le corps et la parole, entre le corps et l’âme, il y a de l’autre, il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un d’autre que je ne saurais nommer mais qui est là. »

On voit ainsi que ce questionnement se situe dans l’ordre métaphysique.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Divan)

On est frappé de l’exigence de vérité chez notre poète – et nous y reviendrons –, qui la conduit à comprendre que la « vérité pleine » serait pour le corps « une définitive absence », comme Dieu lui-même est dit « grande absence ». Paradoxale vérité d’une parole qui reconnaît « le mensonge de la parole » comme vrai lieu d’un corps rêvé.

Dans un même effort de vérité, entraîné par l’incipit « c’est vrai », Claudine Bohi publie en 1998, à la Librairie-Galerie Racine, une suite admirable de neuf poèmes où le regard est posé sur la mort. Cette suite est intitulée Le Mensonge de l’aile, en démenti, sans doute, d’un au-delà qu’aurait ailé pour nous l’espoir. L’absence mortelle est, pour ainsi dire, vécue dans ces poèmes ; et ce, avec une telle force de conviction que, de la pensée de la mort, le vivre tire comme une nouvelle puissance :

La certitude
vous prend au ventre
et vous remet aux mains
une joie sans partage

Vivre devient cette brûlure
d’où coule la lumière

et encore :

vous avancez la vie
vers ce qui la consume
malgré la peur les cris
et les arrachements

Vers ce qui transfigure

Et pourtant, ce regard sur la mort, même si le mot « ailleurs » est prononcé dans l’un des poèmes, même s’il est dit :

L’aventure des yeux
traversera le ciel

ce regard pourrait bien être resté dans la pure immanence ; cette mort, toute impalpable qu’elle est, demeurerait une chose d’ici :

Nous la portons aux mains
la nuit qui nous dissout

Claudine Bohi nous l’a d’ailleurs confié dans une conversation : « Je ne suis pas de la mort », dit-elle. Non, elle n’est pas de ce parti. Elle accueille la mort, pour ainsi dire, dans une amitié grave et une « certitude » qui nous rend « une joie sans partage ».

(lecture ici des neuf poèmes composant Le Mensonge de l’aile)

Comme avec la mort, notre poète prend, dans l’amour, un engagement total et le veut partagé – « avec toi », dit-elle, « j’avais fait / le pacte du soleil ». Dès lors la trahison, et la fracture qu’elle provoque dans l’intime de l’être, suscitent, sous l’allégorie d’Atalante, un nouveau poème de vérité. Les pommes d’or, après leurs délices, auraient-elles délivré aussi leur amertume ? Ce cri s’échappe du poème :

Refais dans l’autre sens
Atalante, ta course !

C’est sous ce titre, Atalante, ta course, que paraît en 1998, à La Bartavelle, le livre de Claudine Bohi que le jury du prix Verlaine a justement couronné en 1999. Le rythme haletant de l’hexasyllabe, dont de nombreuses occurrences existaient déjà dans les ouvrages antérieurs, livre une souffrance qui n’est pas moins vive d’être maîtrisée, et que l’auteur reçoit comme « le début de [sa] mort ».

(lecture ici de poèmes extraits de Atalante, ta course)

*

Ayant ainsi promené sur l’œuvre antérieure de Claudine Bohi un regard rétrospectif, nous en arrivons à son dernier livre, Une saison de neige avec thé, un livre qui peut nous en apprendre beaucoup plus que ne le laisserait supposer son titre d’allure intimiste, et délicatement japonisante. Il a été donné lecture de la première suite de ce recueil – Cette lumière – au début de notre séance. La deuxième suite, celle précisément qui a donné son titre au recueil : Une saison de neige avec thé, va maintenant – avec aussi quelques inédits plus récents – nous aider à caractériser l’œuvre de Claudine Bohi.

Il m’a paru qu’on pouvait, en simplifiant certes à l’excès, mais sans trahir tout à fait l’esprit de cette poésie, donner de cette œuvre l’image d’une chaîne dont voici les trois maillons successifs :

La chair parle – La parole aime – L’amour veut

*

La chair parle dans cette œuvre ; la parole y émane de l’intérieur ; elle n’est en rien reflet des formes extérieures. Certes nous restons en poésie, et la nomination continue d’obéir au penchant naturel, à l’élan constitutif de toute translation poétique, j’entends ce déplacement/ dévoiement de la relation signifiant/ signifié. Mais le phénomène revêt ici un caractère tout à fait spécifique, comme en témoignent ces quelques fragments que j’extrais d’Une saison de neige avec thé :

Il neige
Voici que dans les paumes
et dans la langue
se fait un vol
de blanc
voici un lieu de force
où bat moussu
le tronc des nerfs
voici le feu des signes
et son lait incertain

[…]

Voici les lèvres du corps
ouvertes sur le vide
sur le bruit blanc du rien
Paupières figées de nacre
l’œil dans l’aventure fixe
tu veux

[…]

C’est une saison de neige
dans l’envergure des bras
dans les limites du soleil
Le vent
toujours en deçà
toujours en retard
sur ton souffle
la nuit versée
dans une autre nuit

Il est une parole perdue
qui te traverse
qui bouge dans tes os
qui te retrouve
qui te brise éblouie
qui te détourne
qui te précède
dans l’ignorance
Il est une parole du sacre
où mute le vertige

[…]

Il pleut de la neige
sur le thé
sur la paix des doigts
dans le bleu des regards
La lèvre brûle
on ne sait de quelle flamme
dans la marque de l’heure
dans la permanence du blanc

[…]

C’est une saison de neige
dans nos corps
Le ruban des douleurs
est encore à nos fronts
et les doigts de la mort
ont fait des trous
dans nos images
Mais le thé lentement infuse
transforme nos regards
Il fait chaud dans nos voix
funambules étirés
sur la corde du monde
dans le cirque des mots
C’est le thé dans la neige
et la permission d’être

On le voit par ces exemples, le poème a bien recours à des nominations de choses du monde (vent, nuit, neige, brume, soleil, etc.), mais tout se passe comme s’il ne s’agissait là que d’un matériau pour étayer le langage d’une chair ; ce sont des signes qui non seulement ne renvoient pas aux choses ainsi nommées, mais même plus aux structures idéelles d’une pensée poétique ; ils connotent simplement leurs équivalents dans le temps de la chair, dans l’espace même de la personne charnelle.

Ici donc, la parole ne naît pas du spectacle du monde : aucun paysage n’en est le lieu ni l’origine. Rien n’y participe de cette sorte de transfiguration de la nature au sein du poème, telle que nous la voyons à l’œuvre avec, par exemple, la première floraison de l’amandier chez le Jaccottet d’À travers un verger, ou avec la contemplation divinatoire de la nuit par un Bonnefoy guettant la Présence à sa fenêtre de Valsaintes, dans Le Leurre du seuil. La parole ici ne prend pas le chemin des « choses » qu’un Pierre Oster nous exhorte toujours à suivre. Et elle nous situe aussi loin que possible du regard dominateur d’un Perse sur les vastes horizons du monde sensible.

Nous pourrions sans doute lui trouver plus d’affinités avec la façon dont Eluard dit l’amour ou encore, en remontant le temps, avec l’intériorité des délires rimbaldiens, ou même les émotions intimes d’une Marceline Desbordes-Valmore et d’une Louise Labé. Et là presque involontairement, nous nous tournons vers une parenté féminine. Personnellement, j’hésite toujours à accrocher l’épithète masculine ou féminine à une poésie. Je veux croire, ou me persuader, vis-à-vis de tout poète, qu’on ne doit l’approcher que comme poète, sans trop de souci du sexe que lui donne la nature. Bien des considérations de la critique contemporaine sur la spécificité d’une poésie féminine m’indisposent, me paraissent une facilité et la marque, soit d’une paresse d’esprit ou d’un goût exagérément simplificateur, soit d’un a priori féministe ou à l’inverse… machiste.

Mais ici ces scrupules ne sont plus de mise. Ils ne peuvent que tomber. Les poèmes de Claudine Bohi s’affirment, comme je l’ai déjà dit, dans l’expression d’un « être-femme » et, à ce titre, font œuvre de chair dans quasiment tous les sens que peut connoter une telle expression : d’abord, comme éros féminin ébloui tout aussi bien de son soleil intérieur que de la présence/ absence masculine ressentie à la fois comme interpénétration/ révélation de l’être intime et comme distance et altérité ; ensuite, au moins autant, comme véritable parturition et mise au monde d’une chair dont le poète nous dit qu’elle est « ce nom qui est le nôtre ». Elle-même assimile cet éros à une incarnation, particulièrement ambitieuse dans la sphère du spirituel puisqu’elle permettrait, selon ses propres termes, « d’arriver à vivre dans les réalités de la chair les choses du ciel ».

Rien donc, chez notre poète, qui corresponde au véritable déchirement auquel on assiste chez un Rilke, par exemple : Rilke, partagé entre un idéal d’amour irréalisé et un élan désespéré de célébration du terrestre, incluant le plaisir, devait se heurter à un christianisme qu’il ressentait, à tort ou à raison, comme répressif. À l’époque même où s’exprimait la violence libératrice de ses Élégies, il écrivait dans sa Lettre du jeune ouvrier :

« […] Et c’est là, dans cet amour qu’avec un intolérable mélange de mépris, de convoitise et de curiosité ils appellent « sensuel », c’est là qu’il convient sans doute de rechercher les plus déplorables conséquences de ce rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre. Là tout est défiguré, refoulé, quoique nous naissions de ce si profond événement et que nous possédions en lui le centre de nos ravissements.

Puis je l’avouer ? Il m’est de plus en plus incompréhensible qu’une doctrine qui nous met dans notre tort là où la créature tout entière jouit de son droit le plus sacré, qu’une telle doctrine ait le droit de continuer – sinon à jamais s’avérer, du moins à s’affirmer. […] Pourquoi, si la faute ou le péché devait être inventé à cause de la tension intérieure de l’âme, pourquoi ne l’a-t-on pas fait porter sur une autre partie de notre corps, pourquoi l’a-t-on fait tomber là, attendant que le péché se dissolve en notre source pure pour la troubler et l’empoisonner ? Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? […] Le mensonge et l’insécurité épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur du sexe, dans cette culpabilité singulièrement erronée qui s’accroît sans cesse et nous coupe de tout le reste de la nature, même de l’enfant […] »

Rilke ne prenait peut-être pas assez garde au fait que la condamnation de la chair n’a pas une origine chrétienne, mais bien plutôt « hérétique » puisque d’inspiration manichéenne. La « chair », St Paul ne la condamne pas ; il l’oppose à l’esprit. Elle n’est pas pour lui synonyme du corps physique, auquel il confère d’ailleurs une suprême dignité en en faisant le « sanctuaire de l’Esprit Saint », qu’il sera donc interdit d’avilir ; la chair est alors la totalité de l’humain : corps certes, mais aussi raison, facultés, désirs… et âme elle-même.

Claudine Bohi, dans sa poésie récente, nous parle moins du corps, et davantage de la chair : une réalité globalisante à laquelle elle assigne, nous l’avons vu, une haute mission de parole incarnée, dont elle dit expressément dans l’un des poèmes d’Une saison de neige avec thé qu’elle « conduit le paraclet ». Et cette chair est tout amour :

C’est vrai l’amour est cette passe
vers le dieu qui te hante
et qui t’habite
que sans trêve tu fuis
juste au bord de toi même
mais sans jamais y être
L’amour beau cœur des neiges
au champ de la parole
un feu qui brûle blanc
ton nom d’éternité.

Parole de chair, le poème de Claudine Bohi est ainsi bien évidemment parole d’amour. Ici, la parole aime. Mais de quel amour s’agit-il ? Notre poète pourrait-elle se réclamer d’une quelconque tradition de l’amour dans notre poésie, ou plus généralement dans notre civilisation ?

Reconnaissons qu’avec elle nous sommes plutôt loin de l’amour courtois. De celui-ci, l’inspiration cathare, manichéenne, en tout cas dualiste, impose le rejet non seulement de la béatitude du mariage ou du couple formé, mais même de toute réalisation physique de l’amour. L’amour courtois ne saurait être un amour satisfait, réalisé. Il est d’abord « amour de l’amour » dans lequel chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi et non de l’autre : par là, il tendrait vers cette intériorité que nous croyons caractériser notre poète. Mais il est aussi « amour de la mort » pour lequel seule « la mort d’amour » permet aux amants de se rejoindre. Et là, force est de constater un écart définitif avec la poésie de notre auteur.

Comment pourrait-elle avoir plus de chance avec l’amour platonicien ? Le dieu Éros y figure certes un désir total, lumineux, originel, une exigence de pureté, donc d’Unité, qui siérait à notre poète. Mais dans l’unité dernière réside la négation de l’être actuel, passionnément multiple. D’où une opposition catégorique à toute forme d’attrait sexuel et, en fin de compte, un non-désir, un refus de s’accomplir dans ce monde. Là encore, nous sommes loin de la poésie qui nous occupe.

Qu’en est-il alors de l’amour chrétien, de l’Agapè ? (« Et la Parole a été faite chair et elle a habité parmi nous »). Ici, il y a Incarnation, et ce mot, nous l’avons vu, est revendiqué par notre poète. Un rapprochement pourrait donc se dessiner ; encore faudrait-il s’assurer plus attentivement de l’existence d’autres points de concordance. Là, Éros est renversé ; la mort n’est plus le terme du désir ; une « mort à soi-même » marque le début d’une vie nouvelle, dès cette terre, où ce n’est plus l’amour qui est aimé, mais vraiment l’autre, tel qu’il est, pour ce qu’il est. D’où la possibilité d’un amour bienheureux sur la terre. On pourrait ainsi reconnaître que c’est de l’Agapè que le poème de Claudine Bohi serait le moins éloigné, même s’il butte en définitive sur les obstacles décisifs du péché, de l’exigence de chasteté, etc.

À vrai dire notre poète se tient à distance de tous ces modèles. C’est surtout par commodité de langage que l’on parle d’Éros à son sujet, ou bien par une habitude de référence à des notions de la psychanalyse. De même, s’arrêter ici à l’Agapè relèverait d’un simplisme de l’à peu près, générant erreur et contresens.

La filiation la plus naturelle que l’on puisse, semble-t-il, lui trouver se situerait en définitive en poésie : celle de L’Amour fou, d’André Breton. Bien sûr, la poésie de Claudine Bohi, dans sa densité grave, dans sa chair méditative, s’oppose par le style à l’éloquence flamboyante du grand surréaliste. Mais on y voit le même éblouissement, la même glorification de l’intime, la même foi en une permanence, c’est-à-dire la même confiance en un « toujours », opposé à un « longtemps » – rappelons-nous ce que dit L’Amour fou :

« Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. »

C’est dans les écrits immédiatement actuels de Claudine Bohi – quelques inédits qu’elle a bien voulu me confier pour cette rencontre d’aujourd’hui – que nous découvrirons le véritable visage de cet amour : comme chez Breton, l’érotique ne manque pas de se hausser à l’éthique, la fusion du couple amoureux élève la totalité du monde, accomplit un acte symbolique dont la portée dépasse de beaucoup les passions individuées pour rejoindre le rêve d’une plus parfaite conscience humaine. Comme pour réaliser l’exigence que proclamait Breton –

« Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »

– en écho véritable à cette exigence, nous entendons maintenant la voix de celle qui a su faire accéder l’amour humain à cette réelle « conscience poétique de lui-même » en lui donnant ainsi et de surcroît « cette force de mourir la mort/ de la dissoudre la renoncer ».

(lecture ici de quelques inédits)

Tout à la fois chair qui parle et parole qui aime, le poème de cet amour manifeste enfin un vouloir : l’amour veut.

Que veut-il ? Au début, à l’époque des premiers livres, il s’agissait clairement d’un vouloir vivre. On se souvient que notre poète l’avait expressément reconnu, dans sa conférence de Cerisy :

« Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

Mais Claudine Bohi a su très vite que ce qu’elle voulait vivre était, plutôt qu’une jouissance, une expérience de vérité. Son vouloir était une exigence de vérité. C’est ce qu’elle a confié elle-même en réponse à une enquête de la revue de poésie « Le Coin de table ». Claudine Bohi ne dit pas, comme Baudelaire, que « la vérité n’a rien à faire avec les chansons » ; elle n’envisage pas, avec Arnim, le mensonge comme « un beau devoir du poète » ; elle se tient à bonne distance du « mentir vrai » de Louis Aragon. Pour elle, en poésie, elle a passé « un pacte avec la vérité ». Il faut citer ici les extraits les plus significatifs de sa déclaration au « Coin de table » :

« J’ai très vite senti qu’entre le monde qui s’ouvrait à moi et la parole des adultes, il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose qui mentait, qui obscurcissait la lumière. J’ai écrit pour éclaircir. Et j’ai compris bien plus tard que les mots que je me suis mise à écrire, partout et sans cesse, avaient pour mission de lutter contre ce mensonge. »

[…] « La poésie est pour moi un pacte avec la vérité, un pacte avec le sens (pas avec la signification, bien sûr). C’est bien autre chose. » […] « … pour moi, la poésie est une parole au plus près de mon corps, de la caresse, de l’amour. Elle me rassemble. Elle me réconcilie. »

Et ici, Claudine Bohi insère ce beau poème, qui me paraît contenir toute son éthique de poète :

Le froid habitait nos mains
et défaisait nos ventres
Nous fut alors donné
non pas de parler
ou de dire
un mensonge de plus
mais de toucher des mots
comme du soleil
de les pétrir comme une pâte
de lumière
une chair
enfin devenue vraie.

Ainsi, ce serait le principe féminin, protecteur de l’être vrai du monde, ce serait son assentiment spontané et amoureux du réel de la vie, son regard décidé sur le plaisir, la souffrance et la mort, – tout cela rappelant avec force la « Mâyâ-Çakti » des Hindous – qui serait à l’œuvre dans l’aventure poétique de Claudine Bohi. Pour ma part, j’en suis persuadé, et vous avez peut-être noté que, dès le début de ce commentaire, j’évoquais à son propos, comme catégorie primordiale, « l’être-femme ». Seul ce principe peut générer des vérités aussi éclatantes dans leur simplicité que celle de ce très court poème (paru en 1984 dans la revue « Poémonde ») :

Le désir clair
monte des chevilles.
Je n’ai de vraie parole
qu’à mes deux bouches
ensemble.

« Vraie parole » : une fois de plus, notre poète invoque son « pacte avec la vérité ».

Un vouloir vivre initial transcendé en vouloir de vérité ne pouvait manquer de s’élever vers le spirituel, autrement dit devenir un vouloir dieu. Et c’est sans doute ce qu’expriment les poèmes d’Une saison de neige avec thé, dans lesquels revient en leitmotiv un « tu veux » fortement insistant.

(lecture de quelques poèmes tirés d’Une Saison de neige avec thé)

*

Telle est donc cette poésie, bouleversante de simplicité, dans la gravité de son questionnement, la profonde vérité de son expérience, sa puissance d’introspection et d’écriture. Cette parole poétique revêt de plus, à mes yeux, deux caractères qui nous la rendent très proche et très précieuse : il y a d’abord, à l’image même de notre poète – et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous dit la bonne aventure de l’amour – quelque chose d’accueillant, de profondément affectueux dans ce discours, ce qui fait qu’on s’y sent bien et qu’on a peine à refermer ces beaux livres ; et, deuxième caractère, d’ailleurs tout à fait lié au premier : avez-vous remarqué comme le temps est maîtrisé, sinon vaincu, dans ces poèmes ? Avez-vous ressenti ce temps devenu immobile ? Alors que presque tous les poètes se débattent dans le fleuve, leurs radeaux emportés par le courant, et qu’ils s’efforcent, pour surnager, de réunir les espars de la mémoire, Claudine Bohi nous offre – et c’est sur cette image que je voudrais conclure – un rocher de refuge, non pour y goûter une quelconque quiétude, mais simplement propice à la méditation, au sentiment de l’être, à la connaissance de la beauté.

©Paul Farellier

Lecture/rencontre avec Katty Verny-Dugelay

Katty Verny-Dugelay m’ayant demandé de la présenter, peut-être me pensait-elle doté de quelque fil conducteur capable de nous guider tous, ce soir, s’il en était besoin, dans son « Labyrinthe du rêve » (tel est le titre de son dernier livre, qui vient de paraître aux éditions de L’Arbre à paroles et constituera la dernière partie des lectures de ce soir).
Or je m’avisai bientôt — on n’est jamais trop attentif à la parole des poètes ! — qu’elle-même avait soigneusement déroulé ce fil idéal : je veux parler du bref poème qu’elle a, de manière on ne peut plus pertinente, placé en exergue à l’affiche de cette manifestation. Vous l’avez donc déjà lu, mais, sans plus attendre, le voici à nouveau (et Sabeline Amaury vous le dira encore — et tellement mieux ! — un peu plus tard).

Danses, souffles, ondes
issus de l’être
exilé ou exultant.
Capture de l’invisible
dans les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Ici, sans aucun doute, une définition de la poésie : ce sont des danses, ce sont des souffles, des ondes, et, à leur origine, il y a l’être, l’être que l’on interroge. Seulement, cet être a deux visages : l’un, tourné vers sa propre douleur, exilé, douleur d’exclusion et de retranchement ; l’autre, vers son intime joie, dans ce qui lui donne le plus d’éclat, — l’être est dit exultant.

Exilé ou exultant, de lui, sort tout le logos poétique. Ainsi notre poète élucide-t-elle l’origine. Mais son fil continue de courir, et voici que nous sont soudain révélés les attributs de cette poésie : elle sera capture de l’invisible. Il y a donc quelque chose que, sans elle, on ne voyait pas. La poésie, par moments, parvient à s’en saisir. Elle le fait à travers le visible. Ce visible est d’ailleurs essentiellement mouvant : ici, pas de roc, pas de falaise ni de muraille ; mais quelque chose qui flotte et se dérobe :

(…) les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Vu d’ici, le monde bouge. N’est-il pas en proie à ce qu’on pourrait appeler, d’une expression bachelardienne, « la dynamique du paysage » ? Chez Katty Verny-Dugelay, le poème revêt tous les caractères d’une errance, d’un voyage infini, d’un nomadisme éternel : passant à travers les choses, auxquelles elle se lie par une attention scrupuleuse et fascinée, elle offre un exemple assez peu commun de ce qu’aujourd’hui, bien à tort, on n’ose plus nommer l’inspiration. Ce mot lui convient pourtant si, par inspiration, on entend ce que pouvait y voir Max Jacob. « L’inspiration », disait-il dans son Art poétique, « c’est le passage d’un monde dans un autre, de la terre au ciel, ou d’un ciel à un autre ciel. »

La première série de poèmes choisis, que va maintenant dire Sabeline Amaury, nous permettra, j’en suis sûr, de sentir tous les pouvoirs de cette approche idéale : une poésie cursive qui s’offre d’étonnantes libertés d’espace, d’où se forment, par endroits, des cristaux d’âme, de temps et d’univers, par l’opération de ce que Bachelard, encore, appelait « une métaphysique instantanée ».

……………………………………….

Il y a, chez Katty Verny-Dugelay, une attention passionnée aux « choses ». À sa manière, qui n’est pas la moins convaincante, elle répond ainsi à l’exigence exprimée par bien des voix de notre époque : celle d’un retour aux choses. Je pense à ce mot de Claude Esteban, lancé voici plus de vingt ans : « Nous avons aujourd’hui à réapprendre le chemin des choses. » Je pense aussi à un Pierre Oster Soussouev s’écriant : « Croire, et comme un chrétien au Christ, en la tenace vérité des choses. » Car, soyons clairs, il ne s’agit nullement, chez notre poète, d’inciter à un énième débat de linguistique, de poétique ou de sémantique sur le thème inépuisable du mot et de la chose. Les choses ici présentes sont patiemment débusquées, habitées, bercées, elles sont touchées, goûtées, caressées. La poétique est celle du contact avec le corps, — « dans la béance animale du corps », pour reprendre l’expression très forte que livre ici le poème.

Mais c’est encore à notre poète elle-même qu’il appartiendra de confirmer l’orientation dans sa propre parole. Sans doute avez-vous, tout à l’heure, attrapé au vol de la lecture cette saisissante suite d’images :

( … ) tu peux à la vitesse du
lièvre en fuite
franchir la ligne d’horizon,
comme derrière un voile de novice
chercher l’autre côté des choses

Un questionnement sera donc tenté au delà des choses ; ces choses, si tangibles, dures comme douces, dans la complicité du corps épanoui, leur présence se mue soudain en rideau d’absence, derrière lequel le vrai se tenait donc caché.

Vérité vers laquelle seule peut conduire une exigeante introspection, car Katty Verny-Dugelay sait que le vrai poème, le poème véridique, est celui où s’interpénètrent les deux réalités du monde et de la conscience. Écoutons-la :

Rien de ce qui est au dehors n’est éloigné de ce qui est au dedans.

ou encore :

Cherche l’image tienne que renvoient les miroirs de l’espace et de l’eau (…)

ou encore ce poème aux teintes de crépuscule mallarméen, mais qui interroge bien au delà du néant des « ptyx » et des « abolis bibelots » :

La nappe rouge du couchant
Les photophores de la rivière,
Seul,
avec la coupe pleine du regard
un désir d’ambroisie
De qui
es-tu l’hôte ?

Et c’est la demeure de l’hôte, d’où ne sont absentes ni les évidences de l’amour ni celles de la mort, que Sabeline Amaury va maintenant faire visiter : sous la plus vive lumière de ce double sens du mot « hôte », celui qui est reçu et celui qui reçoit, où se poursuit encore le dialogue si fécond du dehors et du dedans.

………………………………………..

Maurice Cury, à propos de notre poète, a pu évoquer le « charme d’un langage aérien » et une parole « légère et fruitée, lumineuse et colorée ». Vraiment, on ne saurait mieux dire. Pour ma part, j’ajouterai qu’à de certains moments, s’opère, chez Katty Verny-Dugelay, une synthèse étonnante entre deux penchants qui nous sont également précieux : celui d’une luxuriance méditerranéenne et celui d’un « japonisme » diaphane — le haïku n’est pas loin parfois, comme ici par exemple :

lune narcissique
prise
dans le bassin
un coup de vent
te fait perdre la face

Mais nous en arrivons maintenant à la dernière étape de ce parcours, avec Labyrinthe du rêve. Sous ce titre vient de paraître, aux éditions de l’Arbre à paroles, un livre où Katty Verny-Dugelay offre une suite de petites proses illuminantes.

Le rêve répand là, en de multiples ramilles, la force d’une vie végétale dont, sans doute, vous entendiez déjà la poussée parmi les textes lus précédemment, dans cette parole qui est rhizome, (…) espoir d’éclatement / à la pleine lumière. Ailleurs, de même, Katty Verny-Dugelay nous parle des reptiles racines de l’arbre, de son temple végétal.

Ainsi, le rêve où nous entrons à présent, c’est d’abord la réalité d’un vrai labyrinthe de soleil, de pierre, d’eau et de verdure, dont l’auteur nous fait, en son vieux pays languedocien, franchir le lourd portail.

La poésie y procède comme par boutures, de petit paragraphe en bref alinéa ; elle-même semble avoir poussé là sous la tendre vigilance d’un maître-jardinier qui aurait médité cette parole d’Alain : « Le vrai poème est un fruit de nature ». Et, de fait, le labyrinthe va fructifier en chacun de ses acteurs, humble ou magnifique — arbres, dont le séculaire micocoulier et les cyprès austères, fontaine, escargots, lézards, couleuvre, libellules, phalènes, cigales, cadran solaire, balançoire —, chacun délivre une couleur, une musique, une pensée : cela, qui est la vie et, finalement, le rêve.

Dans le voisinage, un hameau se laisse deviner au soleil ; la terre recèle ses ammonites, ses vestiges latins ; il arrive un écho dionysiaque de vendanges à l’ancienne ; et le rêve se hausse à la proximité des étoiles et des dieux.

À votre tour, vous êtes invités à parcourir ce labyrinthe. L’auteur en a triomphé : le plus grand risque couru était évidemment celui d’une musique à programme, d’une poésie descriptive. Katty Verny-Dugelay a su l’éviter. Elle ne décrit pas ; comme le voulait Éluard, simplement, elle « donne à voir ».

©Paul Farellier

Remise du Prix Georges Perros à Madame Claude de Burine

On l’a dit, on l’a répété à l’excès : Claude de Burine est le poète de l’amour. Mais, disant cela, on a seulement éraflé l’évidence, on s’est donné la paix à bon compte ; une fois de plus, on a satisfait aux sciences naturelles de la littérature, en sacrifiant à la facilité des classifications. L’affaire est entendue : Claude de Burine est « amoureuse », comme Debussy fut « impressionniste », ou Milosz ou Gustave Moreau, « symbolistes ».

Donc, Claude de Burine, poète de l’amour. Bien sûr ! Mais quand nous le disons, Messieurs de la Critique, n’allons pas croire que nous classons le dossier ; notre jugement définitif n’a que l’apparence d’un non-lieu. Car une chose est frappante, que nous ne soupçonnions peut-être pas, c’est à quel point nous disions vrai. Oui, d’amour vit un poète capable d’écrire :

Toi seul étais le fer,
Toi seul, la flamme,
Toi seul étais le mot qui brûle
Et qui inscrit ton nom
Sur ma peau
Pour qu’elle brûle avec lui.

Et de tellement d’amour elle vit, que c’est aussi de tellement de mort :

Je rentre avec toi
Dans ta peau
Dans ton miel
Dans ton ventre
J’ouvre et je dis :
« Je prends ma part :
Je dis que j’aime
Un mort-vivant »
Je sais comment la terre te mange
Ce qu’elle a fait de tes yeux
Et le ciel noir
Qui a coulé d’eux.

On voit qu’il ne s’agit pas là d’un mince érotisme ; si Claude de Burine est poète de l’amour, cet amour se révèle aussi cosmique que charnel, profondément enraciné dans notre univers, un amour dont les attaches les plus évidentes comme les fibres les plus secrètes sont avant tout telluriques :

Je viens de la terre
Je suis née de l’arbre
Je parle terre
Je signe verdure
……………………………
Je suis assise
Dans l’évidence
De la terre aux oiseaux
Dans la pâte ancienne des saisons

Mais il y a plus : l’amour, chez Claude de Burine, est amour du temps, et l’on se risquerait presque à dire – loin tout de même d’un pathos nietzschéen – amour du destin. Le temps, le véritable objet de cette poésie – comme peut-être, même invisible et insu, de toute poésie –, en est aussi la demeure intimement habitée. Certains poètes méditent le temps comme un maître ennemi. Ils écrivent contre le temps, ou même, dans un effort plus métaphysique, hors du temps, vers le « rien » et le « personne ». Pas Claude de Burine : elle, par toutes les strates du temps, recompose sans cesse les moments, les êtres, les choses, les territoires. Elle sait vivre dans le voisinage de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

D’être habité, arpenté, choyé comme un dieu, d’être aimé autant que redouté, le temps s’avoue presque vaincu dans son terreau de mémoire. Là s’élèvent, croissent, s’alanguissent et meurent les figures que partage l’amour entre le corps et l’âme, l’autre et le monde :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

L’amour se fait ainsi l’imagier du temps. Car on a compris que, loin, par exemple, du célèbre « Méfie-toi des images » d’un Philippe Jaccottet, loin des défiances maintes fois exprimées par tant de voix – souvent des plus grandes – de la poésie contemporaine, Claude de Burine produit les images les plus émouvantes avec tout le naturel d’un beau végétal qui donne sa floraison puis sa véraison souveraines. Là où l’on pourrait, au reste sans aucune nuance de reproche, parler d’une poésie « advenue », résultat d’une culture méditée, l’image, d’être véhiculée par trop de projets en esprit, paraît souvent forcée. Rien de tel chez Claude de Burine. Elle est poète né : chez elle, les images procèdent d’un jaillissement spontané, elles ne savent même pas qu’elles sont images. Il n’est que de feuilleter ces poèmes au hasard pour s’en convaincre ; voici, par exemple, le début d’un superbe poème, intitulé Homme : celui qui dirait : Dieu ?, tiré du recueil Le Pilleur d’étoiles. C’est fou, ce qu’un vrai poème qu’on écoute peut vous « donner à voir » :

Tu es né d’un bracelet d’étoiles,
Tu le sais,
Tu es né du ventre de la mer,
Tu le sais.
Je suis, moi, celui qui se cache,
Que tu appelles,
Qui ne répond pas
Sauf peut-être,
Dans la province blonde du narcisse,
Le lait des lys et du muguet
Ou quand les grilles, en ville,
Se teintent de sang
Parce qu’il faut bien
Que les vingt ans se passent

Si tu dis que mon nom
Te faisait penser à un vol de mouettes
Dans un ciel fort
Ou encore à ce frémissement
Des libellules
Sur un ruisseau qui y consent
Ou encore, à ce papillon de l’été,
Orange, parce qu’il a volé le cœur du soir
Je te dis que c’est vrai
Et que je suis les cailloux blancs
Qui tintent dans les poches
De ta jeunesse absente.

Je ne voudrais pas achever cette brève incursion dans la poésie de Claude de Burine, sans citer aussi quelque peu du poème intitulé Ce chant, également tiré du livre Le Pilleur d’étoiles. Au « Méfie-toi des images » de Philippe Jaccottet, semble maintenant faire écho le « Se méfier des mots » de Claude de Burine. Tant de poèmes, hélas, ne sont faits que de mots. Notre poète, elle, a la sagesse – et pourquoi ne pas dire l’aristocratie ? – d’une connaissance intime qui transcende les mots. Elle le dit elle-même avec transparence et beauté, et je la laisse vous parler des mots avec les siens, qui seront pour moi les mots de la fin :

Ce chant de traîneau dans la neige
Que font parfois les mots
Se méfier des mots,
De leurs fanfares d’été
Quand Juillet allume ses phares

……………………………………………….

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
Et les mots s’éloignaient
Comme des ombres
Qui prennent les trains de la pluie.

[[ Le Pilleur d’étoiles a été publié en 1997 aux Éditions Gallimard.]]

©Paul Farellier

« ET LA LUMIÈRE A RI »

À l’épreuve des douceurs cruelles du vivre, un vocatif qui porte, à soi seul, la tension de l’espérance et de la tragédie[[Proximité du Sphinx, Intertextes éditeur, 1991.]] ; un appel – celui d’une âme impérieuse dans l’immensité comme dans les recoins du temps : c’est cela qu’on entend d’abord à travers l’écriture de Gabrielle Althen. D’étranges mais limpides priorités sont assignées : La première tâche en ce monde : se pardonner d’exister./ La seconde est de s’étonner.[[Ibidem.]] L’urgence est ainsi déclarée d’une quête – qui se déroulera somptueuse – pour donner un destin au mystère et à la beauté du monde, pour l’orienter dans l’amour, peut-être même vers celui d’un Dieu : l’étonnement définitif primant la connaissance et perpétuant le coup de foudre.[[Ibidem.]]

La vie, ses innombrables épisodes qui font lutter l’être avec le temps – C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être[[Présomption de l’éclat, Rougerie, 1981, Prix Louis Guillaume du poème en prose.]] – tout son voile d’illusion, voilà le fond sur lequel se déploie l’exigence lucide du poème : La prison nous cajole, braises d’immortalité sous nos pas, voracité des ravins dans l’espace assonant de l’instant ; la moisson est faillible, et cependant nous sommes.[[Noria, Rougerie, 1983.]]

Une lucidité que fortifient surtout les leçons de la création artistique, ainsi cette haute pensée de Georges Braque : Les preuves fatiguent la vérité, que notre poète choisit pour épigraphe, et dont elle dérive le titre-choc d’un de ses récents ouvrages : Sans preuves.[[Sans preuves, Éd. Dune, 2000.]] Certes : dès le départ, rien que l’évidence poétique, celle qui n’a nul besoin de l’étayage des raisons – et la toge tombée dans un geste de pure passion. La « preuve », s’il en reste une ici pour nous illuminer, sera de l’ordre du désir ; ce désir dont on n’est jamais si riche que lorsqu’on a su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.[[Ibidem.]]

Le ton initialement donné à l’œuvre n’a pas varié : celui d’une parole forte et délivrée, qui s’est voulu aguerrir pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y ait pu goûter ici et là de subtils pianissimi, à la limite du silence dans la trame orchestrale : Mais alors que le monde là bas se vêtait de monts bleus, et que nos soirs seraient doux comme des ventres d’oiseaux, nous étions à cueillir un à un sur le bord de l’espace de purs rameaux de solitude.[[Noria, op. cit.]] De même, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire est une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse, dans une surprenante proximité de confidence valéryenne : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Ainsi encore pour le prisonnier, dans son dialogue flexible avec la fenêtre :

Je voulais d’autres mots à la fois beaux et pieux
Pour le monde qui ce soir accomplit
Son office de calme
[[Sans preuves, op. cit.]]

Mais le plus souvent, le discours reste vigueur, avec d’incisives images (Tous les jours et dans tous les cas, la merveille se fera sourire, sourire d’un ange qui plonge dans son sang, étincelle à saisir avant sa fleur.[[Hiérarchies, Rougerie, 1988.]] […] La mort, nue comme une offrande sur la coupure du verre…[[Sans preuves, op. cit.]]), et il est difficile de ne pas se laisser emporter par le flux de ces livres où tout se fait à la fois mémoire et projection, douleur et plaisir, abandon et désir. Des couleurs affectives enfièvrent la parole, sans cesse engagée dans une lutte, aussi bien cosmique qu’intérieure, où s’opposent et s’allient une soif sensuelle du monde et la demande la plus contrariée d’un Dieu – Il faut laisser, depuis le monde, le Dieu venir au monde.[[Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche Midi, 1994.]]

La victoire est en définitive celle de l’Art, affirmée dans la dernière page de Sans preuves (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. A peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Est-il besoin de souligner enfin le plaisir de style éprouvé à ces lectures ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus claires lumières : Elle dévisage l’habitable vivant.

©Paul Farellier

(Contribution au numéro 34, consacré à Gabrielle Althen, de la revue Autre Sud, septembre 2006)