Frédéric TISON: Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Les Ailes basses – comme, pour les anges, cette troisième paire d’ailes qui leur tombe aux pieds dans les icônes byzantines.

Les âmes exigeantes auront ce livre en amitié. Livre de méditation et de passion tout à la fois. À travers un « inactuel » dans l’apparence, une langue française très pure, jamais précieuse, un sous-titre de distanciation – Poèmes pour un Narrateur –, perce très vite la vraie présence sensible, traduction, dans les hauteurs d’esprit et de culture, d’un vécu et surtout d’un Désir.

C’est sa propre chair que le poète a faite livre de voix et jardin de regards ; a vêtue de la bure du moine lyrique, Edwine du douzième siècle… et voici que la page que nous tenons en main se borde d’impalpables rinceaux. Une figure centrale, Isnel, compagnon d’aile, garde en son sein tout le désir d’un ange qui à la fin ne sera pas. Dépouillement, nudité évangéliques, et l’errance aux forêts, et encore les vents, les invisibles/ Vents – formes de ses seuls voyages.

Une aventure captivante « de l’esprit et des sens ».

©Paul Farellier

Texte du « prière d’insérer »

J’APPARTIENS AU DEHORS, Pierrick de Chermont (Librairie-Galerie Racine, Paris, 2008)

Ces poèmes en prose, récemment révélés au public, constituent non un recueil mais un livre fortement unitaire, qui frappe tant par la hauteur de son inspiration que par la puissance et l’originalité de son écriture. Il y a comme un vrai bonheur à voir cette poésie – dégagée des modèles de l’actualité littéraire – reprendre en charge la langue exténuée que traînent bien des ruisseaux contemporains et la vivifier soudain, redonnant aux mots l’ampleur et le souffle perdus. Plus encore : la profondeur et l’élévation se tissent d’un humour sans mépris et l’équilibre s’établit, miraculeux, entre la gourmandise lexicale et le sensible du monde.

Nous allions décontenancés face aux bourgeons de la vigne, aux cerises dans les arbres, vertes comme des sauterelles. Même la pierre voulait agrandir la toge empire des vieux lichens. Le printemps est une marche trop petite pour la gloire, le cycle des soleils, une vieille au manteau trop étroit pour le culte.
Venez enfants druides, venez célébrer ce que les oreilles écoutent mais n’entendent pas ! Cueillez en paix ce que les paroles promettent de fraîcheur ! Redites comme la marguerite pigeonne au champ, le chevreuil à la fontaine de vos yeux et comme tous palpitent d’or sous la lune !

(Extrait de « Verdure »)

Le poète, on le voit, parvient à imposer à la force du verbe une confrontation assidue au réel. Ce réel, quel est-il pour lui ? À la question, cette note, nourrie d’une lecture attentive des poèmes, mais aussi d’entretiens avec leur auteur, tente une réponse qui ne soit pas trahison. Ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Y coexistent mesure et démesure : ainsi une Méditerranée, dehors « infini et clos », à l’opposé d’un Océan, dehors « des vertiges et du vide », avec lequel le poète entretient une complicité toute bretonne.

Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer. Dans le poème intitulé « Sillon », le paysage vu du train et la page d’écriture du voyageur ne cessent de se superposer, jusqu’à y découvrir leur impossible perméabilité – entendons tout à la fois l’impossible dissolution de l’un dans l’autre, comme l’impossible clôture entre les deux : « Folie que vouloir retenir les âmes sur des rails terrestres ! »

Cependant, le dehors, comme tout être vivant, résiste à la prise de possession. Les choses ne se laissent pas faire. Le poète nous initie à l’art de composer, au sens le plus tragique du mot : il faut délocaliser ses états, se fragiliser. Non pas tourisme avec garantie de rapatriement, mais exil sans retour, entraînant perte de repères et lente déréliction. Au bout, encore des marches à descendre, le déracinement final d’un soi, présent certes, mais dont rien ne peut plus assurer qu’il soit distinct du monde : « Aucun lien ne peut m’arracher aux forces du provisoire, à son absorption dans le tourbillon noir de la cendre. » On relève cette singulière et impressionnante figure : « Il monde ! Il pleut ! Parole impossible à prononcer… » d’où se dégage l’effroi d’une impossible extériorité au monde. Rien ne nous en distingue, nul endroit où se tenir et le tenir sous le joug d’une observation. Nous voici dans cet état que le poète appelle «néantitude».

Parvenir à soi-même, faire cesser cet exil, se rendre extérieur au monde ? Seul le permettrait un saut dans l’absolu. Mais ce livre n’en sent pas le vouloir. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain sont sillonnés : que ce soit sur le pavé des villes ou à travers les terroirs, un Ulysse, évidemment rusé, parcourt cette « néantitude ». Balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… tels sont les Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes de notre appartenance au dehors, de notre résidence forcée en quelque sorte, et voici donc, non sans étonnement, que s’en découvre « l’usage » ! Il y a là, pour le regard et l’écoute, une faculté merveilleuse que le poète appelle « l’âme » dans le beau poème « Résistance à la négation », que nous citons intégralement :

Qui veille adossé aux parois du jour ? Qui considère la nuit avec espérance ? Qui forme les emplois inédits de ce que nous sommes et dont il fait soif ?
Qui fait silence et suit en arôme les contours d’une parole ? Qui garde une disponibilité suffisante pour s’immiscer dans le labyrinthe de nos gestes ?
L’arbre livre au soleil le battement des saisons. La pierre aux océans, la courbe et la langueur de vivre. Tous offrent des réponses et des questions aux réponses. Qui s’en approche et les écoute ?
Qui tourne et fouille notre obscurité ? Qui cherche un salut dans une langue oubliée, une promesse derrière l’entêtement ? Qui voudrait un rapport neuf avec ce qui ne meurt pas ?
L’âme, notre fierté, notre passe-droit. Unicité sans encoche, fraternité aux enroulés stellaires. En elle, les fragilités de la vie sauvage, la torpeur du cristal, la harpe éblouie de l’aurore, la fierté du sel, l’appétit de nos villes, le rire écume des océans.
En l’âme, le miracle du livre unique. Une langue nouvelle, avec une grammaire, des voyelles et un vocabulaire neufs, parfaitement éternels, parfaitement recevables par l’autre. En l’âme, l’homme debout, droit comme un soleil.

Pourtant, en dépit de ces moments de gloire, la vie intérieure est toute d’opposition et, à toute tentative de possession, dresse autant d’obstacles que le dehors lui-même. Ce cocon n’est pas prêt à se rendre, à se soumettre à cette absence de bord, à la perte de soi-même :

Chaque matin, je réapprends qu’un autre que moi existe. Il serait ni chose, ni bien comestible, mais un vide insondable au cœur, irréductible à l’intelligence.
Par le jeu des millénaires, quelques modes de coopération me furent enseignés, un petit pécule remis pour tout échange entrepris dans les règles de l’art.
Mais que sa parole soit prière ou bariolure, toujours je la reçois avec violence. L’autre figure une lutte avec un dieu impossible. D’homme, il ne porte que les cendres et sa mort annoncée.

(Extrait de « Éloge funèbre »)

La vie intérieure, aussi sauvage que le dehors, recèle une violence inouïe, une capacité à renier tout ce qui n’est pas elle-même. Ulysse encore en représente la figure emblématique : tellement marqué, brûlé dans ses intérieurs par le voyage au dehors que, rendu à lui-même en reposant pied sur Ithaque, il n’est plus capable de se gouverner, de demeurer auprès des siens, d’apprivoiser le quotidien. Justiciable des dieux seuls : autant dire de personne !

À rapprocher ces deux électrodes que sont le dehors, infini et clos, et la vie intérieure, il y a pour le poète, non seulement une forme d’aventure, de recherche d’inconnu, mais un choix de vie, qui relève d’une foi, d’une confiance en la présence/absence de l’Être-Dieu pour l’homme. Très significatif d’un engagement chrétien, ce verset de Saint Paul placé en épigraphe : « Lui, ne retint pas Dieu en lui. Au contraire, Il s’anéantit homme parmi les hommes. » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».

Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009)

FORÊT JURÉE, Pierre-Alain Tâche – avec des pastels de Martine Clerc (Éditions Empreintes, Moudon, 2008)

Voici le livre où est d’abord vécue – et même explicitement figurée – une remontée à la source : un poète explore sa propre vérité en se restituant le pays d’enfance. S’il y parvient, c’est à travers le prisme de son expérience poétique et dans la transparence d’un savoir secret qu’il a gagné à vivre. Sur les pentes de l’origine, le regard et l’écoute, sitôt replacés dans un amont assurément enchanté, discernent mieux les vallées de la vie qui va, puis le terme encore voilé d’une chute inachevée.

Au demeurant, la mémoire, ici, ne semble pas vouloir ruser avec le temps. Un travail commun les réunit dans une « dépossession apaisée », selon l’heureuse expression d’Alain Rochat dans son prière d’insérer. Et surtout, l’ensemble du livre, comme chacune de ses étapes, porte à la fois un bilan[[Un bilan : c’est le titre du poème où s’achève la suite intitulée La vie qui va.]] du vécu et un constant « examen de conscience » du poète sur l’exercice même de sa parole, comme s’il ne pouvait se passer d’en juger la pertinence et la légitimité. Aussi, tout au long de ces poèmes, l’extrême précision lexicale, appliquée au « rendu » d’une nature tutélaire et presque consanguine, ne fait-elle jamais description, mais bien plutôt introspection : le regard du poète sur la nature est d’abord un regard en lui-même.

C’est sous un titre – Si nommer sauve – marquant bien le souci d’une véritable destination par la parole, que Pierre-Alain Tâche, en quatre brefs poèmes liminaires, donne sens à son « retour amont ». Encore peut-on, dans ce titre ambigu – énonce-t-il une simple hypothèse ou prend-il acte d’un acquis avéré ? – voir poindre à la fois un doute (je ne tiens rien pour certain) et une espérance (J’ai confiance en la vie qui va), c’est-à-dire tous les éléments d’une sorte de pari pascalien, en dépit de tout, pour la parole et l’écriture.

Pari tenu dès la séquence suivante, La vie qui va : dix-huit poèmes d’une grâce aérienne et lumineuse pour dire ce pan d’enfance qui revient:/ celle des fruits sauvages, près de l’eau,/ des cailloux lisses, dans la main… et tout aussi bien le chuintement de la faux ayant inauguré de lointaines fenaisons :

La faux régulière de l’aube, alors,
volait sur une herbe muette
– et c’était toujours dans le matin frais,
lorsque est gracieuse et légère
la chute des têtes folles.
Vous aiguisiez notre oreille et notre œil.

Mais très vite revient le souci lancinant de la valeur d’une parole poétique et réapparaissent les intermittences du doute et de la confiance ; d’un côté, le poète constate : Ma voix se fige […],/ qui n’a pas eu l’attention qu’il fallait/ pour le faîte d’un jour en suspens,/ dont le poème n’aura rien sauvé ; en revanche, évoquant l’eau du bisse roux (petit canal d’irrigation), il lui garde écoute,/ ayant toujours le poissonneux dessein/ de faire remonter les mots, pour frayer,/ jusqu’au bassin proche des sources. Dans le poème final de la séquence (Un bilan), il conclut provisoirement : Autrefois, j’habitais l’herbier/ qui depuis fane entre mes doigts. […] Le gel du silence a gagné./ J’appelle encore cela beauté.

Le cœur éponyme du livre, Forêt jurée (en patois d’Anniviers : Zau zoura), tire son nom d’un lieudit proche du village valaisan d’Ayer. En cette forêt, le poète, dès l’enfance, a pu se lier à la nature de manière fusionnelle et, en quelque sorte, se l’approprier.

La clairière où l’enfant a compris/
qu’il est
des choses infinies/
demeure un lieu vaste et sacré.

Ce lieu lui aura enseigné les mille enchaînements mystérieux par lesquels les éléments naturels et les êtres vivants forment autant de mutuelles réponses. De là, l’intime adhésion à la pensée baudelairienne des « Correspondances » : la Forêt jurée s’érige en temple et chacune des quatorze pièces de cette séquence poétique emprunte une brève citation au célèbre sonnet. C’est aussi, sur quatorze pages placées en regard, une correspondance en miroir que reçoivent ces poèmes sous la forme d’une série d’admirables pastels de Martine Clerc, non pas illustrations, mais, eux aussi, véritables poèmes visuels.

Cette séquence centrale est, de plus, le lieu d’une luxuriante nomination ; là triomphe, à travers les trois règnes, la fête lexicale à laquelle nous faisions allusion plus haut :

Autrefois, devant les vivants piliers,
luisait, sur un coussin de saponaire rose,
une cicindèle champêtre au vert foncé
qui me glaçait le sang […]

ou encore :

Sur l’arbre dénudé, dont la sittelle et la chouette
auront à disputer bientôt
les meilleures loges au grimpereau,
le pic épeiche ne transperce plus
qu’empreintes vides d’écriture.

Et l’on voit dans ce dernier vers reparaître la hantise, à chaque pas suscitée, du statut de la parole au sein de l’être – ce que confirment les vers suivants, désabusés certes, bien qu’adoucis par l’humour :

Mais la vie a tôt fait de détruire un poème :
elle fragmente ses métaphores
comme elle ferait d’un roc
– et j’essuie, chaque fois, pour cela,
la risée humiliante des geais.

Malgré cela, la parole, le mot, resteront pour le poète l’objet d’une quête indépassable :

C’est là-haut que je vais,
que je monterai, tant que je le puis encore,
écartant l’abondante luzule,
au-devant de ce mot qui m’attend,
depuis l’enfance, sous la mousse,
et qui me donnerait la clé.

Rêve d’un graal dont une des formes poursuivies pourrait être ce corps fabuleux d’Hélène, traqué dans six poèmes, troublants et magnifiques, en approche de la fin du livre. Cette Hélène n’est pas sans points communs avec une autre Hélène – « de vent et de fumée » – telle que l’a hantée Yves Bonnefoy ; et l’on ne peut que rapprocher la princesse imagée, chez Pierre-Alain Tâche, par des chardons calcinés/ qu’un vent violent disperse sur les eaux et celle dont la semblance, chez l’auteur de La Vie errante, ne fut qu’un feu/ Bâti contre le vent sur une plage […] brasier, ravagé par les vagues. Mais, tandis que le songe de Bonnefoy s’affairait au procès de l’Idée, celui de Tâche chante le long désir où le trouble impubère accomplit/ son chemin de sang vers la tombe.

Car c’est l’approche mortelle d’un jour honni […] où nous ne pourrons plus quitter/ l’hiver et la hauteur qui demeure en arrière-fond de tout ce livre, même en ses instants les plus lumineux, et que déclinent explicitement les huit poèmes de Haut octobre, antépénultième séquence de l’ouvrage :

Nous avons l’âge de marcher
vers ce qui, déjà, se retire
en ne laissant d’autre destin
qu’un devenir glacé.

[…]

Au-dessus, dans le gras fané de l’alpage,
où le réseau des signes se resserre,
tout (de la pierre peinte au lichen)
attend, sereinement, l’inéluctable.

Les trois poèmes d’un très émouvant finale mesurent, regardant le pan d’en face, cet écart que ressent tout créateur entre désir et inachèvement : J’étais venu pour faucher./ La distance est cruelle.// L’herbe est inatteignable. Et le poète, s’imageant en une feuille promise à quitter/ la branche où elle aura loué, écoute en lui-même le bruit ténu/ que fait sa chute inachevée. Et il lance alors cette ultime interrogation, non dénuée d’inquiétude : Mais qui dira que j’ai gardé foi ?

Nous le dirons, nous. Les réussites de ce très beau livre nous y autorisent.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009)

GILLES LADES AU TEMPS DÉSUNI – par Paul Farellier

Avant tout, une terre.

Terre rompue de soleil, hérissée de rocailles. Causse dont l’intense dureté dans la lumière semble s’opposer avec constance au projet sensible de l’humain (La prière débouche là-haut contre les pierres[[Les Forges d Abel, La Bartavelle, 1993 (Prix Artaud 1994), p. 89.]] ). La parole y burine un chemin ardent, difficile, heurté, chemin contremont[[Le Chemin contremont, Hautécriture, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme. Ce monde contraire, le poète l’habite comme il s’en retranche – dans une acceptation stoïque :

que l’atroce soit un simple oiseau toujours vivant
criant sans fin à nid perdu
au fond de la citerne céleste
face à tout désastre de visage
le tien le mien[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 19.]]

C’est qu’il a fallu souvent s’ennoblir de souffrance : Gilles Lades a su payer le prix par la plus attentive et soigneuse ascèse. Et il paraît s’en être, pour ainsi dire, cerné philosophiquement, quand il s’impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile[[Ibidem, p. 30.]]

Comme toute œuvre authentiquement créée, la poésie de Lades traduit en effet un parcours personnel, mais en même temps le dépasse dans l’expression poétique d’une lutte universelle. Il y a, dans les cris qu’on dirait pétrifiés de ces livres, un combat souvent figé, un affrontement tellurique, une mêlée de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres.

Et d’abord, à partir du sentiment constant – et, somme toute, banal – que le monde a manqué, qu’un destin d’homme ne peut se racheter d’une cassure originelle, Gilles Lades dresse avec force et lucidité le constat poétique de la déchéance du vivre :

Il y eut
un tranchant de main entre le monde et moi
entre mon sang et moi[[Le Temps désuni, Sac à mots éditeur, 2005 (premier poème).]]

Ainsi commence l’un de ses très beaux livres – celui-ci, au titre impitoyable : Le Temps désuni, écriture attentive des jours friables où passent de déchirantes paroles :

Le temps comme une porte épaisse
a tonné dans le dos [[Ibidem, p. 10.]]
[…]
Il fallut percer l’enfance
comme un cœur trop profond[[Ibidem, p. 12.]]

« Percer l’enfance » : cette poésie, dès ses débuts, ne cesse de hanter la demeure perdue de l’enfant (La maison granuleuse/ Tenait l’enfant tout contre l’if) dans la magie d’un grenier, d’un escalier et de tout un paysage à la troublante insistance : Vieux soleils de brume les platanes/ Par lente argile diffusaient/ Novembre délicieux[[Mémoire des limbes, Gros Textes, 2004, p. 22.]] . Le temps de l’enfance ou, plus généralement, ce que le poète appelle parfois le « révolu » prend paradoxalement un caractère de fermeté, de solidité, de plénitude, qui semble en revanche faire cruellement défaut à la minute présente, dominée par le désarroi. Et c’est pourquoi, il faut au poète franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 83.]] , et se lancer à la poursuite inlassable de ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent[[Ibidem, p. 82.]]

La parole de Gilles Lades, rude, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur près de trente ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parviennent, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des Forges d’Abel, prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité. Et même une façon d’harmonie aura pu s’emparer d’une suite aussi lyrique – au meilleur sens du terme – que Solstice de décembre[[Le Nœud des Miroirs, 2003.]] , dont nous ne manquons pas de reproduire, ci-après dans notre choix de textes, le magnifique poème : Érables courbés là…

Mais l’assombrissement, l’angoisse, le deuil dominent encore des livres comme Lente lumière, où il est dit : La poésie/ est un soleil sur le cataclysme,[[Lente lumière, L’Amourier, 2002.]] ou encore De poussière et d’attente[[L’Arrière-Pays, 2002.]] – de courtes proses très denses dont le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.
Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Parvenu à ce point sommital de sa course, le poète a gagné la stature définitive qu’il opposera au Temps désuni.

*

L’œuvre poétique de Gilles Lades, que les quelques considérations ci-dessus sont bien impuissantes à refléter fidèlement, comprend aussi, en marge du grand cycle auquel nous nous sommes limités, plusieurs ouvrages tout aussi pleins de poésie que l’auteur consacre à la découverte en profondeur de pays et de lieux géographiquement déterminés, à commencer tout naturellement par son cher Quercy, l’artisan premier, peut-être, de toute sa sensibilité. C’est le recueil intitulé Le Causse et la Rivière[[L’Arrière-Pays, 1994.]] qui constitue l’album quercinois de Gilles Lades (en même temps que le prototype de tous ses livres « situés »). Et ce sont des poèmes (un pour chaque canton du département du Lot !) qui ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. En dehors de tout l’usage touristique ou « culturel » qu’on puisse en faire, livre délicieux pour cheminer dans l’imaginaire d’un pays définitivement ancré dans l’âme. On peut songer à la Drôme de Jaccottet, au Gâtinais de La Tour du Pin, au Valois de Nerval… Et comme l’auteur, qui a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à des œuvres plastiques, a lui-même indiqué qu’il s’exprimait ici en peintre, comment ne pas éprouver sa parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Étude pour introduire un choix de poèmes au numéro 23-24 de la revue Les Hommes sans épaules, 2007)

HOMMAGE À JEAN-PAUL HAMEURY

Avoir, dans sa vie, rencontré l’œuvre de Jean-Paul Hameury, cela doit être compté comme une véritable chance. Voilà, en effet, des livres de poésie, mais aussi des récits, des nouvelles, des essais, qui emportent notre regard vers les confins ; qui nous obligent, nous, humains trop humains, plus souvent soucieux de tranquillité que de conquête, à dépasser nos habitudes mentales ou sensibles, à regarder en face notre part terrible. Un obscur a été porté au jour ; faute de la sorte de témérité que cette œuvre inspire, il aurait pu rester ignoré.

L’obscur, sans doute, mais aussi le nihil et la mort, sont ici des thèmes récurrents. S’étonnera-t-on de la prééminence ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition ? Comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury restait convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devrait surgir une lumière : « Une œuvre authentique », écrivait-il, « quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. » Du coup, reconnaissons-le, nous accédons à une vérité qui, par delà dépossession, déréliction et souffrance, impose la beauté. Plus encore, nous comprenons que c’est précisément de sa permanente confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu, que l’art de Jean-Paul Hameury a pu s’éprouver et s’authentifier. À chaque pas que nous risquons au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croyons entendre un parler venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un langage de l’autre rive.

La raison en est que la parole entendue dans tout le cours de cette œuvre émane de quelqu’un qui avait vu lui-même par-dessus ce qu’il appelait le « fleuve infranchissable » ; cette parole est celle d’un voyageur fatal qui avait su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort qu’il situait, selon ses propres termes, « au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit ». L’homme de la mort, écrivait-il, est « invisible et muet », mais il est « voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles ». Et c’est la force de ses livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on aurait juré immuables : celles de la vie et de la mort. L’écriture peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte, le poète s’étant donné pour devoir de braver le séjour infernal et, comme il l’écrivait dans son livre Derniers rivages, d’y « partager le désarroi des âmes détruites ». Pour lui, d’ailleurs, l’éternité même de la mort reste présente à notre monde, comme il l’exprimait dans Requiem : « Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. » C’est dire que c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité ; et qu’ils n’ont pas passé la porte de la transcendance.

À ce monde où nous vivons, et qui, même à ses morts, ne permet pas de lui échapper, Jean-Paul Hameury ne reconnaissait, pour autant, aucune supériorité. Pour lui, dans une approche toute philosophique, le monde est assurément ce qui doit être jugé. Et c’est justement à la faveur de ce procès du monde que s’ouvre le passage le plus évident entre l’écriture poétique d’Hameury et celle de ses récits et nouvelles. Là se manifeste vraiment la continuité de l’œuvre. Voyageur des confins, poète de l’extrême, Hameury, usant parfois d’un humour dévastateur, suscitait des personnages eux-mêmes toujours « à la limite », comme son étonnant Macchab ; il plongeait aussi dans des univers surprenants, pétris d’une logique implacable de l’étrange, et dont pourtant le faible écart avec notre réalité quotidienne nous la redessine aussitôt coupable – et mise derechef en accusation. En effet, le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails tout à fait cousins de notre vécu, c’est notre propre existence que nous apercevons. Et nous voici à voyager, comme dans son récit L’Empire, tels des Gullivers que berce une ironie désolée. Se tiennent donc les audiences d’un procès où comparaissent le monde et surtout notre époque, procès que parachèvent des textes d’essais décisifs, comme Illusions et mensonges ou encore Regards sur le temps présent.

L’essayiste rejoignait ainsi le poète qui, dans les vers intitulés Épisodes, conclusion amère du livre Derniers rivages, renouvelait en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

Après tant de pauvres errances
les lendemains sont dissipés.

©Paul Farellier

Mars 2010

Christiane VESCHAMBRE : Robert & Joséphine (Cheyne éditeur, 2008 – 15,50 €)

Avec ce livre, Christiane Veschambre franchit une nouvelle étape, qui nous paraît décisive, dans l’exploration de sa propre parole [[Voir notre présentation de l’auteur au numéro 25 des Hommes sans Épaules.]]. Elle parvient au plus près de cette vérité poursuivie sans relâche : à la fois celle de l’écriture et celle de la personne.

Le poème « narratif » qui nous était annoncé, nous le dirions plutôt « évocatoire », car il ramène au jour d’une émotion contenue – et dans le partage d’une présence – la vie humble d’une famille dont l’auteur est la mémoire « incarnée ». L’histoire de nos parents nous est obscure. C’est de cette obscurité que nous venons, constatait déjà Christiane Veschambre dans son livre Les Mots pauvres. Et c’est précisément avec les mots les plus « pauvres » (qui ne sont pas les plus faibles) que notre poète invente et articule un langage différent de celui de ses écrits antérieurs, langage de pudeur pour conduire à la lumière et jusqu’à l’épure une mémoire dénudée.

Joséphine, la mère, mise au monde/ sans être née, son passage sur terre/ personne// ne s’en est/ aperçu. Les « comptines » du poème lui tressent l’osier/ d’un berceau ; moi, dit le deuil, je n’ai plus/ qu’à le balancer.

À travers le prisme des souvenirs d’enfance, une foule de petits émois, pauvres bonheurs à la modestie déchirante, vient témoigner que vivaient Robert et Joséphine, invisibles dans le chaudron de l’Histoire, dans la soupe de détresse.

Le poète dresse leurs deux figurines sur tumulus :

petites/ à poser/ au-devant de moi/ dans l’espace/ qui m’échappe// et m’attend

Un ouvrage de tout premier ordre et d’une telle originalité que nous ne lui voyons pas d’équivalent dans la création contemporaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 26, 2nd semestre 2008)

Gilles BAUDRY : Nulle autre lampe que la voix (Rougerie, 2006 – 13 € – 7 rue de l’Échauguette, 87330 Mortemart)

Dès l’invocation – et même dès le titre – le poème ici parle de l’intérieur ; les mots sont de ces portes qu’on pousse/ au-dedans de soi. Mais, dans son intériorité, la vie contemplative en appelle aussi à la voix venue d’ailleurs qui, seule, permet une intuition du monde/ autre que ce qu’il est. Le silence est alors recherché comme un abri, l’écriture, comme une trouée d’extase, un guet-apens de l’invisible.

Pour autant, nulle tentation quiétiste dans ce livre aux intenses lumières : Garde la page inapaisée, se commande à lui-même le poète. De fait, nombre de pages du recueil ne craignent pas, avec foi, d’affronter l’incertitude, l’opacité, la séparation, le malheur. Et il est significatif qu’un salut soit, en plein cœur de l’ouvrage, adressé à Pierre Gabriel [[Sur Pierre Gabriel, voir notre étude Pierre Gabriel ou « Le nom de la nuit », in Les Hommes sans épaules, n° 16, premier semestre 2004.]] et à son questionnement tragique :

Offrir sa chance
à toute aube incertaine
et à sa frêle royauté,
prendre sa lampe
à voix basse nommée,
laisser mûrir sa mort natale :
nul autre legs testamentaire
pour votre adieu au bord
des âges, Pierre Gabriel.

Il reste surtout l’essentielle clarté de cette poésie ; la main à plume dont, citant Rimbaud, elle instaure le rêve diaphane ; les mots de la plus simple fraîcheur et d’une évidence que l’on pouvait croire de longtemps perdues : ce bruit d’étoffe sur la mer […], la soie d’une respiration […] ; et les intuitions décisives :

La mort,
tu la croyais nocturne :
elle t’éblouit.

Un des plus beaux livres du poète. À ne pas manquer.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Jacques TORNAY : Feuilles de présence (L’Arrière-Pays, 2006 – 10 € – 1 rue de Bennwihr, 32360 Jégun)

« Une poésie qui m’apprend à vivre », serait-on tenté de dire après lecture de ce recueil. Son titre, Feuilles de présence, dans la simplicité d’un glissement de sens (présence du monde comme présence au monde) se trouve légitimé dès les premières pages : Jacques Tornay est tout occupé à rompre l’absurde procession des jours, à essayer de surprendre son vrai visage.

Pour quérir la résonance de la vie parfaite, il va piéger l’essentiel dans les manifestations du précaire et du minuscule : La vibration de l’air/ entre l’insecte et la plante… ou encore :

Aucun bruit entre nous sauf le tintement
de nos cuillères diluant le sucre dans les bols
sous la bruine du matin
.

et aussi :

L’oreille au-dessus d’un verre d’eau gazeuse,
j’écoute l’éclat des petites bulles et c’est admirable,
on dirait un lac en palabres
.

Il faut savoir reconnaître un bonheur : déclare-toi heureux,/ de l’infime que tu possèdes. Et plus loin : Je continue mon bonheur dans les choses que vous jugez insignifiantes. De là, tout un art poétique et une morale, en définitive, enseignant à n’être que de passage ; à s’installer dans l’évasif, le probable, là seulement où, paradoxe, se révèle une occasion d’éternité ; à comprendre enfin et à mesurer en nous-mêmes le pouvoir poétique :

Nous avons une voix pour le mûrissement du verbe.
Notre chance incroyable est la floraison et la récolte
effectuées dans le même instant.

Là résiderait le parfait achèvement d’un stoïcisme souriant – s’il est permis d’associer ces deux mots – et doué d’une patience hors de laquelle n’est suggéré aucun autre salut : Le temps s’écoule sans que l’on apprenne sa destination.

Ajoutons que la lumineuse fluidité de l’écriture n’est pas le moindre des mérites de ce très beau recueil.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Jean-Paul HAMEURY, L’Empire, Éditions Folle Avoine, 2007.

À travers L’EMPIRE, nous sommes conviés à un voyage d’esprit comme saurait peut-être l’entreprendre un homme des Lumières si, transporté dans notre pauvre siècle, il se trouvait soudain lesté de la douloureuse expérience dite de la « modernité ». Mais, cette fois, la fable philosophique va plus loin que n’avait pu le faire l’élégante cruauté voltairienne. La réussite d’Hameury tient beaucoup à ceci : le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails bien cousins de notre réalité, c’est notre propre existence que nous apercevons : nous sommes donc intéressés à la partie.

Les récits et nouvelles de Jean-Paul Hameury – c’est vrai pour ce livre, L’EMPIRE, comme pour MACCHAB [[Éditions Folle Avoine, 2007.]] ou pour DES TEMPS DIFFICILES [[Éditions Folle Avoine, 2008 (parution : janvier 2009).]] – ont en effet ceci de particulier, à nos yeux, qu’ils tiennent vraiment en haleine. Et c’est là un signe qui ne saurait tromper : on court de la première à la dernière ligne avec une curiosité et un intérêt jamais affaiblis. Quelle différence avec tant de proses qui nous sont infligées et nous tombent des mains !

Le style y est sans doute pour beaucoup : l’auteur est l’un des rares à savoir puiser dans toutes les ressources de notre langue et nous conduire, comme en un discours musical, à travers les modulations de la syntaxe : rien de commun avec la platitude, voulue ou non, de tous ces textes à l’indicatif minimal et à peine véhiculaire, dont nous inonde la librairie contemporaine.

Mais il y a aussi plus que le style : la maîtrise de la parabole ; c’est elle qui éclaire notre condition dont L’EMPIRE est le symbole plus que le déguisement. Il y a comme un Gulliver à l’ironie désolée dans le voyageur de ces fictions, tangentes impitoyables de notre monde réel.

©Paul Farellier

Pierrick de CHERMONT : J’appartiens au dehors, Coll. Les Hommes sans épaules, Librairie-Galerie Racine, 2008.

Cet exil d’exister, le poète y serait-il plus exposé que les autres ? Un « dehors » auquel il se dit « appartenir », des forces de vacuité et de provisoire dont il craint de ne pouvoir jamais se retrancher ni même se distinguer, c’est là tout le paysage d’une dépossession de soi. Pour enfin parvenir à soi-même, pour faire cesser l’exil, ne faudrait-il pas savoir se rendre extérieur au monde ? – un saut dans l’absolu que ne veut pas tenter ce livre.

Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain, dans leur « néantitude », sont sillonnés : véritable parcours odysséen sur les pavés ou à travers les terroirs, avec – en place de Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes – balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… La résidence forcée, voici donc qu’on en découvre « l’usage » !

Mais en même temps notre vie est durement questionnée : « Comment de l’éternité nettoyer l’arrière-cour ? Peut-on la suivre sous la peau de la durée ? » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».

Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.

©Paul Farellier

Texte du « prière d’insérer ».