(La séance a commencé par la lecture de la suite « Cette lumière », extraite de Une Saison de neige avec thé, L’Idée bleue, 2004).
L’honneur qui m’est fait – et la joie que j’éprouve – de présenter la poésie de Claudine Bohi m’avaient déjà été donnés au printemps 2001 lors d’une réunion de l’association Arts et Jalons. Je m’étais efforcé d’être aussi fidèle que possible à cette œuvre qui, à l’époque, ne comprenait pas encore le poème que vous venez d’entendre. Ce n’est qu’au dernier moment, ma brève étude étant « bouclée », que Claudine Bohi m’a révélé ce poème qu’elle intitulait alors Cette étrange lumière. Et il fut décidé que l’auteur lirait cet inédit à la fin de la présentation que j’avais préparée. Cependant il m’apparaissait qu’une nouvelle élucidation venait d’être ainsi donnée à toute la poésie de Claudine Bohi, et les lacunes de mon étude m’en étaient rendues encore plus sensibles. J’ai donc tenu à en avertir notre auditoire de l’époque dans les termes que voici, tirés de mes notes d’exposé : « Nous allons laisser à Claudine Bohi le temps de vous donner la primeur d’un inédit : Cette étrange lumière. Inédit qu’elle m’a lu il y a quelques jours au téléphone, et dont je suis resté ébloui. Sans doute mes commentaires auraient-ils été un peu différents, si j’avais connu cette nouvelle œuvre. »
On comprend ainsi pourquoi il m’a semblé maintenant nécessaire de placer « cette lumière » sur le seuil même de l’édifice poétique que nous abordons. Ce texte a donc été écrit en 2001, soit une petite vingtaine d’années après les premières publications poétiques de l’auteur. À certains égards, il pourrait ainsi figurer comme un aboutissement ; et sans doute « cette lumière » a-t-elle bien mûri dans tout le cours d’une œuvre ; mais il faut pourtant qu’elle l’ait irradiée dès l’origine, et si secrètement, bien sûr, qu’on pouvait ne pas la voir : insoupçonnée/ insoupçonnable/ si ce n’est pas en toi/ qu’elle se délivre.
Aujourd’hui cette clé nous est confiée, avec laquelle nous pouvons nous retourner sur toute l’œuvre antérieure de Claudine Bohi. Elle l’oriente comme un vecteur (Elle est/ ce qui conduit le sens) : une lumière innommée, aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable, que le foyer mythique aux abords de notre caverne et, au fond, constitutive d’une « poésie première », comme on eût dit autrefois une philosophie première. Un texte se situant aux frontières de la poésie et de ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler une « gnose » ; l’affirmation – dans une langue poétique très épurée, avec la plus sereine simplicité – d’une « connaissance », d’un « savoir », tirés de l’expérience poétique vivante d’un auteur qui a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques.
Claudine Bohi a placé ce poème, cet acte de foi pourrait-on dire, en ouverture de son dernier recueil, paru en 2004 aux éditions de l’Idée bleue et intitulé Une saison de neige avec thé (ce qui est aussi le titre de la partie centrale du livre). Selon le vœu de l’auteur, nous centrerons tout à l’heure nos brèves analyses sur ce recueil. Mais auparavant, nous baliserons les différentes phases qui ont constitué jusqu’ici l’œuvre de notre poète : à vrai dire, chacun de ses livres est si bien doté d’une « personnalité » propre, fait si bien étape dans cette œuvre, que le seul parti vraiment justifié en l’espèce consiste à aller de livre en livre, dans une démarche chronologique qui rend ici parfaitement compte des développements d’une poétique.
Le premier livre publié de Claudine Bohi – aux éditions du Pont de l’Épée – s’intitule : Car la vie est cerise téléphone à ton arbre. Tel qu’il m’apparut lors de sa publication en 1983, tel je le vois encore aujourd’hui : livre essentiel, je ne crains pas de le dire. Cette suite de poèmes, sous un titre à la fois énigmatique et parfaitement souriant, d’une désinvolture charmeuse – admirons-en le dégrafé juvénile, mais admettons tout de même qu’il ne traduit qu’imparfaitement le grave sensuel et lumineux du poème ainsi intitulé – cette suite nous place au cœur de l’Eros féminin ; j’oserais presque dire qu’elle enseigne cette catégorie primordiale de l’être : « l’être-femme ».
Voici comment Claudine Bohi présentait plus tard ce livre dans une communication intitulée Le Corps du poète, lors d’un colloque à Cerisy en 1999 :
« […] mon premier recueil […] se situait délibérément du côté du corps, de sa fête, de sa jouissance.
Avec provocation parfois, je cherchais à nommer le corps, à dire sa présence, son importance, à dire le sexe, la sexuation, la sexualité, la chair comme une terre première et bien promise. Le corps comme une force qui, à l’époque, me semblait être la seule sur qui je pouvais compter. Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »
On a quelque peine à imaginer aujourd’hui, si rapides sont les évolutions des esprits, le trouble relatif que pouvait susciter, dans le public des lecteurs de poésie, et singulièrement dans la fraction masculine de ce public, un livre aussi « pur » que celui de Claudine Bohi – j’entends pur de toute tricherie. Il y a certes, dans ces poèmes, quelques termes qu’on peut qualifier de « précis », quelques franches cartographies des corps, mais Claudine Bohi a l’art de les rendre explicitement solaires, grâce à quoi son livre, en 1983, se distinguait radicalement du courant consumériste des pacotilles érotico-pornographiques. Ici règnent le réel et l’authentique. Un vrai poète, nous le savons, dit toujours le réel, mieux : il suscite le réel. De ce seul fait, le poème amoureux de Claudine Bohi échappait aux illusions de la mode et au conformisme ambiant, et il restituait à l’Eros toute son authenticité.
(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Car la vie est cerise téléphone à ton arbre)
En 1987 paraît, toujours au Pont de l’Épée, le deuxième ouvrage de Claudine Bohi, Le Nom de la mer. C’est, de fait, un seul vaste poème, formé de proses très fluides. Le thème de la mer s’y trouve développé avec une rare constance. La femme se donne à la mer par élan cosmique. La mer, au cœur des certitudes, c’est l’Être même.
Au point de départ, il y a le corps, mais, dit-elle, « corps égaré, polaire, glacé et pourtant lumineux » ; c’est lui qui va courir l’aventure de la mer, vers « des saveurs insoupçonnées, des nuances inattendues ; l’éclat de l’inconnu ». Le poète, ainsi, pourra « parler de son autre voix », passer « dans l’étonnement des transparences », dans « une eau limpide et douce comme une main, soyeuse et tendre comme le regard, de l’éternité ». À la femme, la mer s’offrira vérité : « Dessinant son vrai corps ». Quel est ce vrai corps ? La question ne peut manquer d’être posée : en effet, le livre précédent et les poèmes publiés simultanément en revue semblaient, à première vue, si pleins d’une vie débordante que l’on y remarquait à peine certaines petites failles essentielles : « ce faux sourire/ cette vraie peine/ des amours » ; une « peur », en discret leitmotiv ; une « mort », sourdement évoquée (« …nous ne serons pas toujours/ dans la chair des vivants »). Claudine Bohi a elle-même indiqué, à Cerisy, comment, dès son premier livre, lui étaient apparues les « limites » du corps « triomphant » :
« Quelque chose l’empêche, ce corps, quelque chose le traverse, le malmène ou l’abolit, quelque chose qui n’est pas seulement la mort, mais témoigne que le corps n’est pas tout seul dans la peau. »
Et voici que, dans ce deuxième livre, mort et peur réapparaissent dans la sorte de nudité surnaturelle que la mer offre au corps :
Et le corps est maintenant nu, d’une nudité sans triomphe mais non plus provisoire. Nu et baigné d’une étonnante lumière. Nu et fracassé d’eaux, de perles et de cerises.
[…]
Le chant survient, parcourt l’intérieur du soleil, la surface des eaux. Le tremblement d’argent atteint jusqu’à sa lèvre, mais elle ne bouge pas, pétrifiée dans sa mort.
Agrandie d’eau, d’une caresse monumentale, elle voit le dessous des étoiles.
[…]
On roule une peur séculaire dans les galets des plages
Ainsi, le corps n’est plus seulement cet attribut de l’individuation ; voici qu’il s’est répandu dans l’entière nature, cohésif à l’Un par le multiple :
Et le corps crevé d’eau, de sable, de pierres ; taché de sel et de mousses.
[…]
Le corps s’éparpille dans les étoiles et dans les grains du sol.
[…]
Tout entier le corps, mêlé d’algues et de sel, roulant dans les écumes, indifférencié.
Mais la vérité de ce corps passe aussi par les mots, comme il revient au corps d’unir les deux réels du monde et de la conscience :
Elle enfonce dans l’eau les mots de sa bouche, les vocables des profondeurs. Elle mêle aux laits inépuisables de la chair la saveur de la parole. Les mots sont des morceaux de corps.
Claudine Bohi elle-même, dans sa communication à Cerisy en 1999, a bien insisté sur le fait qu’il « s’agissait ici de naître de la parole, d’une parole de chair, liquide, parole d’avant le nom, parole du poème, parole sacrée. Comme si une femme venait à elle-même, à son propre corps, de plus loin que lui, à travers cette parole plus grande que les mots ».
Enfin, le livre s’achèvera sur les très discrètes apparitions de celui qui est nommé « l’autre », cette indispensable présence masculine, mais frappée, au sein de l’union si intime de la femme et de la mer, d’une marque d’absolue altérité.
(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Le Nom de la mer)
Peu à peu se sont ainsi dessinés les contours de ce lieu poétique d’où nous parle Claudine Bohi, et dont ses poèmes nous apparaissent tant préoccupés : ce lieu, en définitive ne serait-il pas le moi, tout simplement ? Un moi fasciné certes par le rêve d’une fusion, d’une dissolution totale, soit dans l’autre absolu que figure l’homme – et le lien avec l’Autre est assurément essentiel ici –, soit dans l’élément priméval de la mer auquel notre poète s’est, un temps, identifiée avec passion ; mais un moi toujours désirant et douloureux.
Ce qui est ainsi vécu en poésie, c’est l’expérience d’une intériorité, où le corps occupe, on l’a vu, la place éminente, une intériorité – empressons-nous de l’ajouter – pure de toute complaisance et entendue comme une conscience développée dans la chair pour les fins de la connaissance. Une telle expérience a tout naturellement conduit le poète à se mesurer avec les deux arbitres inflexibles que sont le surmoi et la mort.
C’est par le livre-poème intitulé Divan, paru au Pont sous l’eau en 1990, que Claudine Bohi semble avoir affronté quelque chose de comparable à l’épreuve analytique. Tous les symboles ici rassemblés concourent à une intime compréhension de ce que peut être cette autre « vérité de parole », à laquelle atteint parfois l’analyse, à l’instar du poème. Là encore, l’auteur a elle-même, lors du colloque de Cerisy, tenu à caractériser le sens de sa recherche, dans le prolongement direct de celle du Nom de la mer :
« Quel est le lien entre le corps et la parole ?
Corps – âme – esprit, il me semble que ce curieux divan navigue de l’un à l’autre […], y tente de nouveau une autre naissance. […]
Dans cet espace entre le corps et la parole, entre le corps et l’âme, il y a de l’autre, il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un d’autre que je ne saurais nommer mais qui est là. »
On voit ainsi que ce questionnement se situe dans l’ordre métaphysique.
(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Divan)
On est frappé de l’exigence de vérité chez notre poète – et nous y reviendrons –, qui la conduit à comprendre que la « vérité pleine » serait pour le corps « une définitive absence », comme Dieu lui-même est dit « grande absence ». Paradoxale vérité d’une parole qui reconnaît « le mensonge de la parole » comme vrai lieu d’un corps rêvé.
Dans un même effort de vérité, entraîné par l’incipit « c’est vrai », Claudine Bohi publie en 1998, à la Librairie-Galerie Racine, une suite admirable de neuf poèmes où le regard est posé sur la mort. Cette suite est intitulée Le Mensonge de l’aile, en démenti, sans doute, d’un au-delà qu’aurait ailé pour nous l’espoir. L’absence mortelle est, pour ainsi dire, vécue dans ces poèmes ; et ce, avec une telle force de conviction que, de la pensée de la mort, le vivre tire comme une nouvelle puissance :
La certitude
vous prend au ventre
et vous remet aux mains
une joie sans partage
Vivre devient cette brûlure
d’où coule la lumière
et encore :
vous avancez la vie
vers ce qui la consume
malgré la peur les cris
et les arrachements
Vers ce qui transfigure
Et pourtant, ce regard sur la mort, même si le mot « ailleurs » est prononcé dans l’un des poèmes, même s’il est dit :
L’aventure des yeux
traversera le ciel
ce regard pourrait bien être resté dans la pure immanence ; cette mort, toute impalpable qu’elle est, demeurerait une chose d’ici :
Nous la portons aux mains
la nuit qui nous dissout
Claudine Bohi nous l’a d’ailleurs confié dans une conversation : « Je ne suis pas de la mort », dit-elle. Non, elle n’est pas de ce parti. Elle accueille la mort, pour ainsi dire, dans une amitié grave et une « certitude » qui nous rend « une joie sans partage ».
(lecture ici des neuf poèmes composant Le Mensonge de l’aile)
Comme avec la mort, notre poète prend, dans l’amour, un engagement total et le veut partagé – « avec toi », dit-elle, « j’avais fait / le pacte du soleil ». Dès lors la trahison, et la fracture qu’elle provoque dans l’intime de l’être, suscitent, sous l’allégorie d’Atalante, un nouveau poème de vérité. Les pommes d’or, après leurs délices, auraient-elles délivré aussi leur amertume ? Ce cri s’échappe du poème :
Refais dans l’autre sens
Atalante, ta course !
C’est sous ce titre, Atalante, ta course, que paraît en 1998, à La Bartavelle, le livre de Claudine Bohi que le jury du prix Verlaine a justement couronné en 1999. Le rythme haletant de l’hexasyllabe, dont de nombreuses occurrences existaient déjà dans les ouvrages antérieurs, livre une souffrance qui n’est pas moins vive d’être maîtrisée, et que l’auteur reçoit comme « le début de [sa] mort ».
(lecture ici de poèmes extraits de Atalante, ta course)
*
Ayant ainsi promené sur l’œuvre antérieure de Claudine Bohi un regard rétrospectif, nous en arrivons à son dernier livre, Une saison de neige avec thé, un livre qui peut nous en apprendre beaucoup plus que ne le laisserait supposer son titre d’allure intimiste, et délicatement japonisante. Il a été donné lecture de la première suite de ce recueil – Cette lumière – au début de notre séance. La deuxième suite, celle précisément qui a donné son titre au recueil : Une saison de neige avec thé, va maintenant – avec aussi quelques inédits plus récents – nous aider à caractériser l’œuvre de Claudine Bohi.
Il m’a paru qu’on pouvait, en simplifiant certes à l’excès, mais sans trahir tout à fait l’esprit de cette poésie, donner de cette œuvre l’image d’une chaîne dont voici les trois maillons successifs :
La chair parle – La parole aime – L’amour veut
*
La chair parle dans cette œuvre ; la parole y émane de l’intérieur ; elle n’est en rien reflet des formes extérieures. Certes nous restons en poésie, et la nomination continue d’obéir au penchant naturel, à l’élan constitutif de toute translation poétique, j’entends ce déplacement/ dévoiement de la relation signifiant/ signifié. Mais le phénomène revêt ici un caractère tout à fait spécifique, comme en témoignent ces quelques fragments que j’extrais d’Une saison de neige avec thé :
Il neige
Voici que dans les paumes
et dans la langue
se fait un vol
de blanc
voici un lieu de force
où bat moussu
le tronc des nerfs
voici le feu des signes
et son lait incertain
[…]
Voici les lèvres du corps
ouvertes sur le vide
sur le bruit blanc du rien
Paupières figées de nacre
l’œil dans l’aventure fixe
tu veux
[…]
C’est une saison de neige
dans l’envergure des bras
dans les limites du soleil
Le vent
toujours en deçà
toujours en retard
sur ton souffle
la nuit versée
dans une autre nuit
Il est une parole perdue
qui te traverse
qui bouge dans tes os
qui te retrouve
qui te brise éblouie
qui te détourne
qui te précède
dans l’ignorance
Il est une parole du sacre
où mute le vertige
[…]
Il pleut de la neige
sur le thé
sur la paix des doigts
dans le bleu des regards
La lèvre brûle
on ne sait de quelle flamme
dans la marque de l’heure
dans la permanence du blanc
[…]
C’est une saison de neige
dans nos corps
Le ruban des douleurs
est encore à nos fronts
et les doigts de la mort
ont fait des trous
dans nos images
Mais le thé lentement infuse
transforme nos regards
Il fait chaud dans nos voix
funambules étirés
sur la corde du monde
dans le cirque des mots
C’est le thé dans la neige
et la permission d’être
On le voit par ces exemples, le poème a bien recours à des nominations de choses du monde (vent, nuit, neige, brume, soleil, etc.), mais tout se passe comme s’il ne s’agissait là que d’un matériau pour étayer le langage d’une chair ; ce sont des signes qui non seulement ne renvoient pas aux choses ainsi nommées, mais même plus aux structures idéelles d’une pensée poétique ; ils connotent simplement leurs équivalents dans le temps de la chair, dans l’espace même de la personne charnelle.
Ici donc, la parole ne naît pas du spectacle du monde : aucun paysage n’en est le lieu ni l’origine. Rien n’y participe de cette sorte de transfiguration de la nature au sein du poème, telle que nous la voyons à l’œuvre avec, par exemple, la première floraison de l’amandier chez le Jaccottet d’À travers un verger, ou avec la contemplation divinatoire de la nuit par un Bonnefoy guettant la Présence à sa fenêtre de Valsaintes, dans Le Leurre du seuil. La parole ici ne prend pas le chemin des « choses » qu’un Pierre Oster nous exhorte toujours à suivre. Et elle nous situe aussi loin que possible du regard dominateur d’un Perse sur les vastes horizons du monde sensible.
Nous pourrions sans doute lui trouver plus d’affinités avec la façon dont Eluard dit l’amour ou encore, en remontant le temps, avec l’intériorité des délires rimbaldiens, ou même les émotions intimes d’une Marceline Desbordes-Valmore et d’une Louise Labé. Et là presque involontairement, nous nous tournons vers une parenté féminine. Personnellement, j’hésite toujours à accrocher l’épithète masculine ou féminine à une poésie. Je veux croire, ou me persuader, vis-à-vis de tout poète, qu’on ne doit l’approcher que comme poète, sans trop de souci du sexe que lui donne la nature. Bien des considérations de la critique contemporaine sur la spécificité d’une poésie féminine m’indisposent, me paraissent une facilité et la marque, soit d’une paresse d’esprit ou d’un goût exagérément simplificateur, soit d’un a priori féministe ou à l’inverse… machiste.
Mais ici ces scrupules ne sont plus de mise. Ils ne peuvent que tomber. Les poèmes de Claudine Bohi s’affirment, comme je l’ai déjà dit, dans l’expression d’un « être-femme » et, à ce titre, font œuvre de chair dans quasiment tous les sens que peut connoter une telle expression : d’abord, comme éros féminin ébloui tout aussi bien de son soleil intérieur que de la présence/ absence masculine ressentie à la fois comme interpénétration/ révélation de l’être intime et comme distance et altérité ; ensuite, au moins autant, comme véritable parturition et mise au monde d’une chair dont le poète nous dit qu’elle est « ce nom qui est le nôtre ». Elle-même assimile cet éros à une incarnation, particulièrement ambitieuse dans la sphère du spirituel puisqu’elle permettrait, selon ses propres termes, « d’arriver à vivre dans les réalités de la chair les choses du ciel ».
Rien donc, chez notre poète, qui corresponde au véritable déchirement auquel on assiste chez un Rilke, par exemple : Rilke, partagé entre un idéal d’amour irréalisé et un élan désespéré de célébration du terrestre, incluant le plaisir, devait se heurter à un christianisme qu’il ressentait, à tort ou à raison, comme répressif. À l’époque même où s’exprimait la violence libératrice de ses Élégies, il écrivait dans sa Lettre du jeune ouvrier :
« […] Et c’est là, dans cet amour qu’avec un intolérable mélange de mépris, de convoitise et de curiosité ils appellent « sensuel », c’est là qu’il convient sans doute de rechercher les plus déplorables conséquences de ce rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre. Là tout est défiguré, refoulé, quoique nous naissions de ce si profond événement et que nous possédions en lui le centre de nos ravissements.
Puis je l’avouer ? Il m’est de plus en plus incompréhensible qu’une doctrine qui nous met dans notre tort là où la créature tout entière jouit de son droit le plus sacré, qu’une telle doctrine ait le droit de continuer – sinon à jamais s’avérer, du moins à s’affirmer. […] Pourquoi, si la faute ou le péché devait être inventé à cause de la tension intérieure de l’âme, pourquoi ne l’a-t-on pas fait porter sur une autre partie de notre corps, pourquoi l’a-t-on fait tomber là, attendant que le péché se dissolve en notre source pure pour la troubler et l’empoisonner ? Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? […] Le mensonge et l’insécurité épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur du sexe, dans cette culpabilité singulièrement erronée qui s’accroît sans cesse et nous coupe de tout le reste de la nature, même de l’enfant […] »
Rilke ne prenait peut-être pas assez garde au fait que la condamnation de la chair n’a pas une origine chrétienne, mais bien plutôt « hérétique » puisque d’inspiration manichéenne. La « chair », St Paul ne la condamne pas ; il l’oppose à l’esprit. Elle n’est pas pour lui synonyme du corps physique, auquel il confère d’ailleurs une suprême dignité en en faisant le « sanctuaire de l’Esprit Saint », qu’il sera donc interdit d’avilir ; la chair est alors la totalité de l’humain : corps certes, mais aussi raison, facultés, désirs… et âme elle-même.
Claudine Bohi, dans sa poésie récente, nous parle moins du corps, et davantage de la chair : une réalité globalisante à laquelle elle assigne, nous l’avons vu, une haute mission de parole incarnée, dont elle dit expressément dans l’un des poèmes d’Une saison de neige avec thé qu’elle « conduit le paraclet ». Et cette chair est tout amour :
C’est vrai l’amour est cette passe
vers le dieu qui te hante
et qui t’habite
que sans trêve tu fuis
juste au bord de toi même
mais sans jamais y être
L’amour beau cœur des neiges
au champ de la parole
un feu qui brûle blanc
ton nom d’éternité.
Parole de chair, le poème de Claudine Bohi est ainsi bien évidemment parole d’amour. Ici, la parole aime. Mais de quel amour s’agit-il ? Notre poète pourrait-elle se réclamer d’une quelconque tradition de l’amour dans notre poésie, ou plus généralement dans notre civilisation ?
Reconnaissons qu’avec elle nous sommes plutôt loin de l’amour courtois. De celui-ci, l’inspiration cathare, manichéenne, en tout cas dualiste, impose le rejet non seulement de la béatitude du mariage ou du couple formé, mais même de toute réalisation physique de l’amour. L’amour courtois ne saurait être un amour satisfait, réalisé. Il est d’abord « amour de l’amour » dans lequel chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi et non de l’autre : par là, il tendrait vers cette intériorité que nous croyons caractériser notre poète. Mais il est aussi « amour de la mort » pour lequel seule « la mort d’amour » permet aux amants de se rejoindre. Et là, force est de constater un écart définitif avec la poésie de notre auteur.
Comment pourrait-elle avoir plus de chance avec l’amour platonicien ? Le dieu Éros y figure certes un désir total, lumineux, originel, une exigence de pureté, donc d’Unité, qui siérait à notre poète. Mais dans l’unité dernière réside la négation de l’être actuel, passionnément multiple. D’où une opposition catégorique à toute forme d’attrait sexuel et, en fin de compte, un non-désir, un refus de s’accomplir dans ce monde. Là encore, nous sommes loin de la poésie qui nous occupe.
Qu’en est-il alors de l’amour chrétien, de l’Agapè ? (« Et la Parole a été faite chair et elle a habité parmi nous »). Ici, il y a Incarnation, et ce mot, nous l’avons vu, est revendiqué par notre poète. Un rapprochement pourrait donc se dessiner ; encore faudrait-il s’assurer plus attentivement de l’existence d’autres points de concordance. Là, Éros est renversé ; la mort n’est plus le terme du désir ; une « mort à soi-même » marque le début d’une vie nouvelle, dès cette terre, où ce n’est plus l’amour qui est aimé, mais vraiment l’autre, tel qu’il est, pour ce qu’il est. D’où la possibilité d’un amour bienheureux sur la terre. On pourrait ainsi reconnaître que c’est de l’Agapè que le poème de Claudine Bohi serait le moins éloigné, même s’il butte en définitive sur les obstacles décisifs du péché, de l’exigence de chasteté, etc.
À vrai dire notre poète se tient à distance de tous ces modèles. C’est surtout par commodité de langage que l’on parle d’Éros à son sujet, ou bien par une habitude de référence à des notions de la psychanalyse. De même, s’arrêter ici à l’Agapè relèverait d’un simplisme de l’à peu près, générant erreur et contresens.
La filiation la plus naturelle que l’on puisse, semble-t-il, lui trouver se situerait en définitive en poésie : celle de L’Amour fou, d’André Breton. Bien sûr, la poésie de Claudine Bohi, dans sa densité grave, dans sa chair méditative, s’oppose par le style à l’éloquence flamboyante du grand surréaliste. Mais on y voit le même éblouissement, la même glorification de l’intime, la même foi en une permanence, c’est-à-dire la même confiance en un « toujours », opposé à un « longtemps » – rappelons-nous ce que dit L’Amour fou :
« Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. »
C’est dans les écrits immédiatement actuels de Claudine Bohi – quelques inédits qu’elle a bien voulu me confier pour cette rencontre d’aujourd’hui – que nous découvrirons le véritable visage de cet amour : comme chez Breton, l’érotique ne manque pas de se hausser à l’éthique, la fusion du couple amoureux élève la totalité du monde, accomplit un acte symbolique dont la portée dépasse de beaucoup les passions individuées pour rejoindre le rêve d’une plus parfaite conscience humaine. Comme pour réaliser l’exigence que proclamait Breton –
« Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »
– en écho véritable à cette exigence, nous entendons maintenant la voix de celle qui a su faire accéder l’amour humain à cette réelle « conscience poétique de lui-même » en lui donnant ainsi et de surcroît « cette force de mourir la mort/ de la dissoudre la renoncer ».
(lecture ici de quelques inédits)
Tout à la fois chair qui parle et parole qui aime, le poème de cet amour manifeste enfin un vouloir : l’amour veut.
Que veut-il ? Au début, à l’époque des premiers livres, il s’agissait clairement d’un vouloir vivre. On se souvient que notre poète l’avait expressément reconnu, dans sa conférence de Cerisy :
« Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »
Mais Claudine Bohi a su très vite que ce qu’elle voulait vivre était, plutôt qu’une jouissance, une expérience de vérité. Son vouloir était une exigence de vérité. C’est ce qu’elle a confié elle-même en réponse à une enquête de la revue de poésie « Le Coin de table ». Claudine Bohi ne dit pas, comme Baudelaire, que « la vérité n’a rien à faire avec les chansons » ; elle n’envisage pas, avec Arnim, le mensonge comme « un beau devoir du poète » ; elle se tient à bonne distance du « mentir vrai » de Louis Aragon. Pour elle, en poésie, elle a passé « un pacte avec la vérité ». Il faut citer ici les extraits les plus significatifs de sa déclaration au « Coin de table » :
« J’ai très vite senti qu’entre le monde qui s’ouvrait à moi et la parole des adultes, il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose qui mentait, qui obscurcissait la lumière. J’ai écrit pour éclaircir. Et j’ai compris bien plus tard que les mots que je me suis mise à écrire, partout et sans cesse, avaient pour mission de lutter contre ce mensonge. »
[…] « La poésie est pour moi un pacte avec la vérité, un pacte avec le sens (pas avec la signification, bien sûr). C’est bien autre chose. » […] « … pour moi, la poésie est une parole au plus près de mon corps, de la caresse, de l’amour. Elle me rassemble. Elle me réconcilie. »
Et ici, Claudine Bohi insère ce beau poème, qui me paraît contenir toute son éthique de poète :
Le froid habitait nos mains
et défaisait nos ventres
Nous fut alors donné
non pas de parler
ou de dire
un mensonge de plus
mais de toucher des mots
comme du soleil
de les pétrir comme une pâte
de lumière
une chair
enfin devenue vraie.
Ainsi, ce serait le principe féminin, protecteur de l’être vrai du monde, ce serait son assentiment spontané et amoureux du réel de la vie, son regard décidé sur le plaisir, la souffrance et la mort, – tout cela rappelant avec force la « Mâyâ-Çakti » des Hindous – qui serait à l’œuvre dans l’aventure poétique de Claudine Bohi. Pour ma part, j’en suis persuadé, et vous avez peut-être noté que, dès le début de ce commentaire, j’évoquais à son propos, comme catégorie primordiale, « l’être-femme ». Seul ce principe peut générer des vérités aussi éclatantes dans leur simplicité que celle de ce très court poème (paru en 1984 dans la revue « Poémonde ») :
Le désir clair
monte des chevilles.
Je n’ai de vraie parole
qu’à mes deux bouches
ensemble.
« Vraie parole » : une fois de plus, notre poète invoque son « pacte avec la vérité ».
Un vouloir vivre initial transcendé en vouloir de vérité ne pouvait manquer de s’élever vers le spirituel, autrement dit devenir un vouloir dieu. Et c’est sans doute ce qu’expriment les poèmes d’Une saison de neige avec thé, dans lesquels revient en leitmotiv un « tu veux » fortement insistant.
(lecture de quelques poèmes tirés d’Une Saison de neige avec thé)
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Telle est donc cette poésie, bouleversante de simplicité, dans la gravité de son questionnement, la profonde vérité de son expérience, sa puissance d’introspection et d’écriture. Cette parole poétique revêt de plus, à mes yeux, deux caractères qui nous la rendent très proche et très précieuse : il y a d’abord, à l’image même de notre poète – et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous dit la bonne aventure de l’amour – quelque chose d’accueillant, de profondément affectueux dans ce discours, ce qui fait qu’on s’y sent bien et qu’on a peine à refermer ces beaux livres ; et, deuxième caractère, d’ailleurs tout à fait lié au premier : avez-vous remarqué comme le temps est maîtrisé, sinon vaincu, dans ces poèmes ? Avez-vous ressenti ce temps devenu immobile ? Alors que presque tous les poètes se débattent dans le fleuve, leurs radeaux emportés par le courant, et qu’ils s’efforcent, pour surnager, de réunir les espars de la mémoire, Claudine Bohi nous offre – et c’est sur cette image que je voudrais conclure – un rocher de refuge, non pour y goûter une quelconque quiétude, mais simplement propice à la méditation, au sentiment de l’être, à la connaissance de la beauté.
©Paul Farellier