LA SAGESSE ARTISTE, Jean Granier (Les Editions du Cerf, Paris)

Il n’est pas si fréquent que la chronique « littéraire » ose aborder les écrits du philosophe. Elle le doit quand celui-ci risque lui-même sa pensée « en poésie », rendant ainsi manifeste au poète leur communauté de destin. L’important, c’est alors, au delà même des sentences éblouies, ce qu’elles permettent d’apercevoir, pour l’atteindre en Ailleurs ; c’est leur intense « consanguinité » avec les devenirs poétiques, ce en quoi leur sagesse mérite d’être appelée artiste. Aussi les fervents et les magnanimes, à qui Jean Granier dédie son dernier livre, trouveront-ils dans ces pages ardentes et salvatrices le vrai lieu de leur lucidité. Nul doute que, pour tout esprit libre et créateur, la rencontre d’une telle œuvre doive être comptée comme une chance ; voici en effet que, délaissant pour un temps l’appareil des concepts, un authentique philosophe – et non un estimable ingénieur de la philosophie – vient traiter de l’expérience commune avec les mots de tous : une haute pensée, forgée au long d’une existence consacrée au « service de la vérité » (« le plus dur service », selon Nietzsche), se met à la portée de la vie simplement naïve, en prenant modèle sur l’art et sur la poésie.

Le héros de ce livre est celui que Jean Granier appelle l’En-dehors. Qu’est-ce qu’un En-dehors, que l’auteur voudrait nous enseigner à devenir ? Est-ce un moi frileusement recroquevillé dans l’abri dogmatique de certitudes figées ? Un homme qu’isole son mépris ou son indifférence ? Un tel individu n’aurait que peu de points communs avec le poète ou l’artiste vrais. Mais justement, l’En-dehors est l’opposé de tout cela, et Granier nous l’a déjà dépeint sous ses traits véritables en concluant son précédent ouvrage, L’Intelligence métaphysique :

S’il est indifférent au succès et à l’échec, parce qu’il veut d’abord être le constructeur de soi-même, et non le manipulateur des autres, il est ardemment présent au monde, parce qu’il met sa ferveur dans chaque parole, chaque émotion, chaque initiative. La beauté est le thème de ses liturgies métaphysiques.[[L’Intelligence métaphysique, Les Éditions du Cerf, Paris, 1987.]]

L’En-dehors apparaît ainsi comme un frère pour le poète et, s’il s’est délibérément placé hors du système des valeurs dégradées et des fausses valeurs dont la mentalité ordinaire « modélise » un bonheur de mensonge, sa présence au monde reste entière et passionnée. Il est au monde, est dans le monde, mais, du seul fait qu’il voit le monde tel qu’il est, prouve qu’il n’est pas lui-même de ce monde, comme en tout procès l’on ne peut être à la fois juge et partie. Or, sous son regard, le monde est bien ce qui doit être jugé. Il constate impitoyablement la perversité du monde que révèlent les trois phénomènes du mélange (du bien et du mal), du mensonge et de la banalisation. Il importe donc à chacun, tout en accomplissant son parcours et sa tâche dans le monde, d’en refuser l’asservissement, ce que seule peut permettre une visée d’absolu :

On est voué aux ténèbres tant que l’on n’a pas compris ces deux vérités, qu’il faut tenir ensemble d’un poing ferme : le monde est une imposture, mais celle-ci ne peut être que dénoncée, non supprimée. Car elle consiste en une usurpation des valeurs qui sont l’âme de la vie authentique et seraient anéanties par la violence nécessaire à la destruction de l’usurpateur. Le monde doit donc être démasqué, non fracassé. La victoire absolue excède les forces humaines ; elle relève de la puissance divine ; car dissocier le néant de l’être est du même ordre que tirer l’être du néant.

En ce monde le vainqueur, à l’échelle humaine bien entendu, ne peut être que l’En-dehors, puisqu’il refuse les violences du Titan et ne compte que sur la vertu du retrait, par quoi la lucidité triomphe, avec la liberté du sage.

Le monde étant jugé, les mensonges de la modernité doivent aussi être dénoncés : bonheur de masse, médiocratie, fourvoiement de la science, dégénérescence de la culture, dévoiement de la démocratie, trahison du socialisme en nihilisme de masse. Granier aventure même une réflexion sur les moyens concrets de subvertir la modernité. Mais on aura deviné, malgré ce vœu d’une légitime défense, que l’En-dehors, peu doué pour la praxis sociale, n’accorde qu’un mince crédit aux chances de l’emporter sur le système ; aussi doit-il envisager ce qu’il appelle le recours ultime : l’édification des monastères de l’esprit où nous mettrons à l’abri des fureurs nihilistes non seulement la civilisation, mais son principe – la grandeur humaine !

La dureté, l’âpreté de ces premiers chapitres (Le monde jugé ; La modernité : une histoire de fous) créent le climat nécessaire au Grand Refus, la sorte de catharsis qui, à son tour, permet à une pensée ascendante de quitter les régions du doute pour gagner celles des certitudes, au delà du monde, dans la métaphysique.

Carrière est ouverte pour une nouvelle sagesse : celle-ci faite, grâce à l’intelligence métaphysique, à la fois d’adhésion fervente à la vie et du recul nécessaire pour interpréter la vie selon sa juste mesure : celle d’un absolu mélangé au relatif. […] La dernière leçon de la sagesse sera donc de consentir à son échec dans le monde, à la relativité des vertus qu’elle inspire […] La sagesse graniérienne, on le voit, n’a rien à faire d’une vérité décrétée par la pensée : […] la vérité dernière de l’homme n’est pas du ressort de la pensée, elle est enfouie au plus intime du cœur, là où se prennent les choix pour ou contre le salut, qui dépend uniquement du sacrifice à un au-delà de la vie humaine […]

C’est pourquoi Jean Granier préfère, plutôt qu’aux purs exercices de la raison, recourir aux trois indices de l’absolu dans le monde, que sont l’intelligence, l’amour et la mort : l’intelligence, notre passeport métaphysique ; l’amour, le magicien par excellence (N’écoutez donc pas les philosophes lorsqu’ils se déclarent épris de la seule vérité ! Car dans cette vérité même c’est aussi l’amour qu’ils cherchent, ou regrettent…) ; la mort, car c’est l’attitude en face d’elle qui, rendant superflue l’alternative pessimisme/ optimisme, exprime le plus authentiquement la vérité sur la vie. (La grandeur de la mort : chacun n’y pèse plus que son poids de vérité.) À partir de tels indices, seul compte l’absolu. Le sage ne conseille donc pas nécessairement la prudence ; celle-ci n’est justifiée que si elle ouvre à une forme d’accomplissement supérieure et non à la tranquillité du petit rentier de l’existence ! À l’inverse, on ne trahirait point une vocation d’En-dehors à choisir, contre la prudence, une vie de corsaire, dans les orages et les tempêtes./ L’essentiel, c’est de ne pas être un recalé de l’absolu.

Dans l’art seul, et en cultivant les motivations du désir, parviendra à se manifester la part de vérité de l’existence humaine : tel est l’enseignement des deux chapitres centraux de l’ouvrage (Les constellations de l’imaginaire ; L’amour à l’occitane) :

La sagesse ne consiste pas à modérer ses désirs, mais à ne compter que modérément sur la réalité pour les satisfaire. Lorsqu’on attend peu du monde on change l’orientation des désirs, et l’on obtient le meilleur – des jouissances d’art !

[…]

En ce monde, seul l’art est bon inconditionnellement. Parce que l’art efface, jusque dans les fibres les plus délicates de notre sensibilité, la déchéance du monde.

Quant à l’amour, sensualité devenue poème en ce qu’il révèle le merveilleux, prisonnier en chaque être, il n’est véridique que par l’espérance métaphysique, comme reflet d’une vertu surnaturelle. Et, parce qu’il est en recherche permanente de notre amie la vérité, c’est encore l’amour qui accomplit la vie humaine dans la philosophie, l’activité humaine par excellence. Quand l’homme s’adonne à la philosophie, il se donne à soi, il accomplit sa singularité dans l’universalité./ La philosophie est l’amour qui pense. Paroles qui, à certains, paraîtront dictées par l’expérience poétique…

Ce livre de sagesse ne peut évidemment se réduire aux quelques lumières que nous avons tenté de refléter. On y trouvera d’ailleurs, outre l’approfondissement indispensable des thèmes évoqués dans cette chronique, les vues les plus pénétrantes vers d’autres horizons, notamment le politique et le religieux ; mais surtout, cette lecture nous rend intensément disponibles pour une perspective de salut, en nous aidant à porter le regard de l’intelligence sur le versant de l’âme : Non, nous ne nous sommes pas fourvoyés en naissant au monde, car chaque être doit y entrer afin d’apprendre à devenir ce qu’il est. Notre existence dans le temps ensemence notre être absolu.

L’assimilation de la pratique artiste enseignée ici, et que seul pouvait offrir un tel philosophe, ne nécessite nullement la référence à ses recherches spéculatives, pas plus qu’elle n’impose, à l’évidence, d’avoir eu la connaissance factuelle de son destin – on le devine pourtant meurtri par, comme il dit, le terrible qui donne, mais si riche en désir sur l’abîme, et il confère à ces aphorismes leur assise et leur autorité existentielles – ; mais il est clair, à l’inverse, qu’une fréquentation de la philosophie de l’Intégral ne pourra qu’aider à repérer des enjeux, pénétrer un sens, admirer une exemplaire fidélité.[[Outre L’Intelligence métaphysique, déjà cité, on lira Le Discours du monde, Éditions du Seuil, Paris, 1977, Penser la praxis, P.U.F., Paris, 1980, et Le Désir du moi, P.U.F., Paris, 1983.]]

Fidèle encore, Jean Granier le reste puisqu’on annonce, de lui, aux mêmes éditions, la parution prochaine d’une philosophie de l’art sous le titre Art et vérité. Rien ne saurait mieux séduire hommes et femmes de poésie, venant d’un auteur qui propose l’excès lyrique et la nostalgie du lointain.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-2, 1997)