J’étais en quête de la proposition d’une poésie forte et vivante, vivace, non sentimentale. Ainsi Gabrielle Althen caractérise-t-elle si justement, en introduction à ce livre, la recherche ardente qui la conduisit, dans les années soixante-dix, à une importante suite de poèmes, parmi lesquels ses tout premiers publiés [[Précisons, incidemment, qu’ils furent alors publiés à La Revue de Belles-Lettres.]]. Sous le titre La Belle Mendiante, elle les réunit aujourd’hui [[Le recueil se divise en deux parties : La Belle Mendiante et Le Cœur Solaire, ce dernier titre étant celui du premier ouvrage de l’auteur publié chez Rougerie (1976).]] et les fait suivre de la correspondance que lui adressa dans le même temps René Char, destinataire de ces textes au fur et à mesure de leur élaboration. Il y a donc ici des lettres échangées dans la proximité du pays comtadin, et souvent des lettres poèmes que l’on devait retrouver par la suite en Chants de la Balandrane. De là le double intérêt de cette publication : elle met en miroir, comme le fait Char lui-même du printemps et de l’hiver dans Verrine, les très purs poèmes qu’appelait alors, impérieuse, une témérité première, et le regard aîné d’un maître qui rend compte ici de [sa] fraîche surprise.
Dès le premier poème, c’est face à un monde de mensonges et cris, et pleurs de la vallée oblongue, en un mot face à un désastre que s’érige cette figure : La Mendiante au bord du monde à mendier devenait belle. Pour accéder là, il n’y aura pas eu déni du monde, mais active confrontation et, en définitive, un retrait essentiel, une mise en marge ; d’ailleurs pur événement de l’intériorité, car c’est dans la clarté vacante régnant au cœur de soi que s’est dressée une tour : la forteresse de l’appel. Peut alors s’inscrire – choix lucide du diamant – cette devise : Etre beauté de ce qui n’a pas lieu. De cette hauteur vraie, le poète, nous le savons, ne devait jamais descendre.
Quitte à donner, dans la suite de son œuvre, plus de corps, plus de fièvre sensuelle à sa parole, avec aussi plus de soif du monde et même d’un au-delà du monde, Gabrielle Althen, dans ces années, s’assigne d’abord un devoir de purification. Il lui faut abstraire vers un essentiel qui tient à la fois de l’ordre de l’évidence – la lumière jette du sable blanc sur l’évidence – et de l’ordre d’une impitoyable justice – le soleil est ce qui tranche sans aménité – ; il lui faut tenter de vaincre, décelée dans l’intramondain, cette faiblesse qu’est l’impuissance de l’homme à demeurer le riverain de son propre sacre. D’où la recherche d’une « Alliance » (titre de l’un des premiers poèmes) pour laquelle s’entame un parcours – alors commença cette marche entre la larme et le nuage – dont les poèmes successifs jalonneront l’anabase. L’enjeu aussi en est fixé : moins de m’élancer que de comprendre tout l’espace possible, la limite du vent… aller au devant des flèches transparentes qui affilent l’ubiquité de la lumière… Et le récit se développe d’une ascèse, d’une initiation personnelle. On y perçoit très tôt les accents d’une véritable « révélation », ce qui se dit aussi, n’est-il pas vrai, « apocalypse » – et le ton comme l’idée s’en imposent avant même que résonne le poème de la page 16 : Et voici que dans le cortège du soleil une trompette prophétique danse sur les eaux de la mer.
Un espace a donc été conquis, mais surtout compris, et cela dans toute une étendue que le poète évoque et image de façon saisissante par l’échelle des fréquences sonores : Il y a vers l’aigu, les copeaux de la joie […] auxquels répond dans le registre grave le chemin attentif des racines du bronze. Véritable orchestration de cet espace, lieu d’une ivre navigation certes, mais dont l’ivresse ne produit jamais le nébuleux romantique – « s’affûtant » au contraire l’offre du ciel et de la mer pour aiguiser à chaque pas le souci du juste, de la griffure sans défaut et s’obsédant à ce mot « exact » répété en multiples occurrences comme dans l’infini de deux miroirs opposés. Une pensée se mesurant ainsi au fléau de l’oxymore : Sur la munificence heureuse de la mer, l’austérité flambait ; et toute l’âme d’un paysage dans une rigueur cézannienne :
Avec, de proche en proche, d’admirables images (et pourquoi, toutes ces années, tant de contempteurs de l’image ?) pour dire le cœur même d’éternelles saisons : l’or qui bat sous ces patiences plombées de plumes, deux gorges de pigeon au haut de l’hiver nu, comme les poings plus compacts d’une terre encore chaude. Images dont le cours indéfiniment renouvelé dessine l’invisible chemin, celui au bout duquel la Mendiante pourra dire : Je devins transparente.
Place est alors faite pour Le Cœur Solaire. Par lui, s’« il faut oser le sens », ce sera toujours dans le champ de l’énigme, celui que chérit un sphinx intérieur, son regard à la dureté métaphysique. Il s’agit de supporte[r] le silence, peut-être un infini silence. Mais, dur service que celui-là, comme le crie le poète : Devoir aigu que d’assister à la blancheur sans tréteaux de la joie ! Le poème s’est écrit au cœur d’une sécheresse, il s’est fait galet nuptial. Il récuse les herbes folles anciennes et tout souvenir : Il est sûr maintenant que je ne sais pas m’attendre… Comment pourrait-il, à des instants, ne pas rêver d’être coupé de [s]es sévérités d’astre ? Pourtant, « l’austérité » ne cessera de « flamber » : Terre raclée, sèche évidence de la terre […] Bien que le ciel touche terre, il faut hurler à la lumière […] Le cri de l’arbre sec est ma seule saison.
On n’imaginerait pas qu’une telle parole eût pu laisser insensible le maître dont la rigueur solaire exigeait, avant tout, comme l’avait vu Maurice Blanchot dès 1949 dans La Part du feu, « révélation de la poésie, poésie de la poésie ». Et pourtant, comment ne pas s’éblouir d’une « initiation » aussi étonnante, toute méritée qu’elle fût, pour la jeunesse de cette œuvre dont, à peine naissants, les fragments venaient sous le regard le plus acéré qui se puisse rêver ? Peu de créations, sans doute, auront connu tel adoubement.
Les poèmes que Gabrielle Althen lui adressait avaient de plus, mérite suprême, le don à leur tour de provoquer René Char au poème ; témoin, le début de ce billet du 3 février 1978 : Escaladant – le mot est trop fort – une épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi, languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte « La Ginestière » comme titre (ah ! le noble lieu au plus noble d’amont, le connaissez-vous ?) Je vous l’enverrai bientôt.
Mais les lettres de Char ici reproduites n’attestent pas seulement la valeur et le pouvoir insolite des textes que lui adressait sa jeune correspondante. Lui, qu’on aurait tendance à imaginer grand solitaire, altier, hauturier… – les épithètes ne manquent pas pour conforter ce qui a tout peut-être d’une illusion d’optique – ses lettres témoignent aussi de « l’art personnel » qu’il mettait dans la simple et véritable amitié. Et l’on se souvient alors de la force et de la constance des liens d’amitié qui avaient pu l’unir à un Albert Camus, par exemple, ou à des compagnons de Résistance, et comment ne pas songer à ceux qu’il savait hausser à un paysage essentiel, tel ce Louis Curel de la Sorgue[[ in Seuls demeurent, 1945.]] ?
Voilà donc, liant l’œuvre et les jours, ce très beau livre de lumière, qui est aussi le journal d’une étonnante rencontre poétique et humaine.
©Paul Farellier
(Note de lecture à La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)