Monique W. LABIDOIRE, par Serge BRINDEAU

Nous suivrons l’œuvre de Monique W. Labidoire à partir de « Saisir la fête ». Ce sont ses presque premiers poèmes nous dit-elle.

Le cri traverse le recueil. La vie, individuelle et collective, est exposée à tous les déchirements. Comment oublierions-nous l’histoire, le temps des crématoires et des charniers ? Le vent arrache tout sur son passage. Il semble y prendre plaisir. Monique W. Labidoire éprouve au plus vif le sens de la douleur. Mais elle redoute l’éloquence. Elle use volontiers du «peut-être», du «pas tellement» : « la douleur/pas tellement la douleur ».

Elle évoque avec précision les travaux de la ferme, la vie des villages, autrefois si rude. Elle se penche sur le plus humble. Si elle célèbre le chant des oiseaux, la beauté des plus simples fleurs – minuscules au regard du cosmos mais « extraordinaires » en elles-mêmes, elle voudrait donner une chance supplémentaire à ce qui, dans la nature, nous paraît le plus misérable ou le plus laid (l’ortie, l’araignée que citait Victor Hugo), ou le plus insignifiant (la fourmi).

Partagée entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre l’éphémère et l’illimité, elle s’efforce avant tout de comprendre. Nous attendons le soleil, et c’est comme si le soleil nous attendait.

En ce « court passage », où la femme, particulièrement, « devient son propre passage », Monique W. Labidoire interroge un ciel dont fut souvent rappelé le mutisme. Mais, tissant ses mots comme l’araignée tisse sa toile, ou comme les pauvres tissaient les fibres de chanvre (le langage, a écrit Guillevic, à propos de Monique W. Labidoire « est devenu tissu cellulaire »), elle attend de son travail quelque révélation. C’est sur la lumière que s’entrouvre le poème.

Arythmies (1978) peut paraître, à première lecture, d’une interprétation plus difficile. Le livre se présente comme une suite de chants, distribués en paragraphes de prose au rythme volontairement brisé, heurté. Les thèmes récurrents, sous la poussée de la sève, nous aideront à dégager le sens – comme signification et comme direction intentionnelle.

La nature, la campagne, même dans le monde du béton, restent proches. Voici les saules, les arbres fruitiers – noisetiers, poiriers, oliviers. Il y a quelque chose de pastoral dans cette écriture aux « battements » partiellement ou complètement (c’est-à-dire en quelque sorte, régulièrement) arythmiques. Monique W. Labidoire intègre à sa propre aventure poétique l’acquis de diverses traditions. L’humanité forme une chaîne d’union qui s’est constituée au cours des siècles, des millénaires. Il faudrait, avec les Phéniciens, remonter à l’invention de l’alphabet, étudier les différents systèmes graphiques, passer par l’imprimerie, s’accompagner de « musiques nouvelles ». Il importe de « préciser l’écriture », d’examiner le pouvoir des signes, aux différents degrés de leur usage, d’approfondir l’art de les interroger. Ne sommes-nous pas les héritiers de l’Egypte autant que de la Bible, de Virgile ou de Dante ? Des troupeaux passent dans la trame d’un texte dont la modernité ne doit pas nous écarter de nos permanences. Les signes sont « multiples », mais ils nouent entre eux « d’intimes relations ».

Le texte se présente effectivement comme un tissage. Monique W.Labidoire, qui aime les tapis d’Ispahan, fait aussi référence au métier à tisser de Jacquard – ce métier qui, pour elle, évoque « le tissage encré de la parole ».

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La nature et l’art – peinture, musique – composent la chaîne et la trame du poème. Une telle « géographie des lieux », qui unit, comme autant de « mailles », les continents de l’espace et du temps, laisse progressivement découvrir un « univers intouchable » en deçà ou au-delà de l’univers que nos sens et notre intellect appréhendent dans les limites le plus souvent reconnues de leur structure. Le « scintillement » d’une « nouvelle lumière » se fait déjà « plus vif ».

Le titre « Cassures » (1983) pourrait surprendre. L’expression, avec le tempo et le discret vibrato personnels du poète, paraît plus « limpide », plus « fluide », plus « claire » – ce sont les termes de l’auteur. Mais la musique cherche encore sa « gamme », non que le style manque de maturité, mais du fait que la recherche de la parfaite harmonie n’est jamais achevée. Les mots, comme « déchiquetés », restent en quête de leur « forme ». Le poète à l’œuvre, sujet au « désarroi », sera parfois tenté de rejeter, provisoirement, les rites.
Il s’agit toujours de remettre les mots sur le métier, non pour le seul souci de parfaire un art poétique, mais afin de se tenir au plus près du canevas esquissé. Monique W. Labidoire continue de « faire chevaucher les laines » et de travailler au « remembrement des mots ».

Lentement s’accomplit la métamorphose de l’ego dans sa quête de l’être. La hantise du mal ne nous empêchera pas de nous tourner, comme l’héliotrope, vers ce qui nous éclaire. Attentive au détail de l’existence, préparée à la méditation des symboles que nous offre la nature, songeant aussi à la licorne, Monique W. Labidoire conduit sa tapisserie où s’entrelacent fleurs et branchages, empruntant aux peintres leurs couleurs, aux musiciens leurs lignes mélodiques.

L’originalité thématique de « Cassures » nous paraît résider dans l’importance attribuée au corps, ainsi qu’au pôle féminin de la connaissance. L’anima se joint à l’animus comme les corps se conjuguent dans l’amour, unissant terre et ciel.

Un « nouveau temple » se construit que le poète ornera de son langage et à l’édification duquel ce langage même, langage dit « zénithal », aura contribué. Ainsi poursuivons-nous notre marche vers l’éternité du jour qui se lève. Mais quelque doute ou quelque angoisse reste à vaincre. Nous guette encore la « cassure » de l’ombre.

Géographiques (1991) nous enseigne que « le poème requiert lumière et rythme, mouvement, mémoire, embrasement » et que, de cette façon, « le poème cisèle son mystère ».

Nous avons déjà rencontré dans Arythmies , l’expression « géographie des lieux ». C’est bien une cartographie que nous propose Géographiques et c’est « dans les dénivellations du langage » que cette cartographie se dessine.

L’interrogation sur l’Ecriture et la Poésie est au centre du voyage dont Monique W. Labidoire retrace les étapes, en elle-même comme dans l’histoire et jusque dans la préhistoire (quand elle parle de « l’auroch du trait »). Par allusion, peut-être à une des définitions que Guillevic aime donner à la poésie, Monique W. Labidoire se plaît « à sculpter les mots du silence ».

« Entremêlement », « entrelacement » des éléments (la terre, l’eau, le feu), l’alchimie des formes, des parfums, des couleurs, des sons (musique ou chants d’oiseaux), tentative de « concilier les contraires », tel est bien le sens du voyage entrepris par le poète. Ce voyage, de caractère initiatique, par la sculpture du silence, le travail sur la pierre brute des mots, conduit de l’étincelle aux imperceptibles galaxies. Le « bleu profond des temples », rejoint l’azur qui hantait Mallarmé.

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Sous l’invocation de Saint-Jean l’intuition, autant que l’esprit de Géométrie, conduit par des « chemins de lumière », vers « ce que les yeux » – ainsi que le pressentait Rimbaud – « ne savaient voir ». Le don du poème, lieu d’oraison, est une « Eucharistie ».

Mais ce qui scintille au plus haut du ciel intelligible comme à l’horizon de notre humaine perspective, Monique W. Labidoire garde la sagesse de n’y reconnaître, en ce moment du parcours, avec la certitude de l’ambiguïté, des « ténébreuses lumières ».

Dans « Natures Illimitées » (1995), le regard s’élève sans perdre de vue son espace familier, sachant que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il va du « dehors » des « natures vives », au « dedans » des « natures mortes ». Épris des « intérieurs » (« natures rêvées »), l’esprit insatisfait des « natures désunies » d’« ici », part à la découverte, « ailleurs », des « natures unies ».

Les feuillages de l’imagination se déploient. Le « corps tout entier » participe au déchiffrement du texte. Le rythme auquel le poète a voulu s’accorder est semblable à celui des planètes, des océans. Il répond au balancier de la pendule. La tapisserie s’enrichit de significations renouvelées. Une lumière intemporelle, sans rompre les instants vécus, enrobe les objets. Dans l’intimité du silence, les plus riches partitions laissent découvrir des mélodies, des contrepoints inattendus.

De l’orient au couchant, les signes quittent l’espace restreint où quelque pénombre tentait de les maintenir. La nuit, dont nous aurons suivi les méandres, s’est accouplée avec le jour. Et le silence, témoin de notre passage, reste tout bruissant de formules, secrètes ou murmurées, qu’un poète, effaçant les frontières du profane et du sacré, voudrait transmettre avec confiance, toujours inquiet de l’essentiel.

Que l’harmonie règne entre nous.

©Serge Brindeau