On ne peut que demeurer confondu par la lecture du dernier livre de Jehan Despert. Il constitue sans aucun doute un apogée dans sa création. Souveraine (le mot n’est pas trop fort) est cette vaste composition qui s’offre et s’impose à nous tel un fleuve incandescent de laves verbales. Notre conscience, mise aussitôt en éveil, n’a pas même le temps d’appréhender cette succession d’images, de visions, que nous propose l’auteur, que déjà tout se déforme, se décompose, se recompose, se métamorphose pour atteindre le seuil de concrétion du poème et se figer dans le silence de la page violée.
Certes, l’usage de l’alexandrin blanc, savamment maîtrisé, où sont finement exploitées toutes les ressources de la prosodie, ajoute à la majesté et à la belle unité d’une œuvre qui ne compte pas moins de trente-huit pièces de plus de vingt vers chacune.
D’entrée, il apparaît assez dépourvu de sens que de vouloir s’attacher à une analyse qui se révèlerait vaine et quelque peu dommageable, tant ce grand texte s’y dérobe par sa polysémie, son symbolisme multiforme, ses avatars et les fulgurations d’un imaginaire où sensations, émotions, sont en perpétuel mouvement et se fondent dans un maelström d’images où chaque détail de la vie profondément vécue impose son urgence et son évidence face à sa tragique désagrégation. Les paysages traversés, contemplés par le regard attentif du poète se font alors détenteurs de son éphémère passage, fixant cette complicité silencieuse qui unit l’homme à la nature, cette autre création d’une main invisible.
Qui est Marge ? Beau symbole où chacun peut trouver son compte. Serait-elle celle qui étanche la soif d’absolu du poète ? Serait-elle une Béatrice le guidant dans sa nuit, lui, toujours en proie à ses tensions conflictuelles, entre la chair et l’esprit, à la recherche de son Saint des Saints, de son Graal personnel, tentant de réconcilier dans sa conscience déchirée, pesanteur et grâce afin d’atteindre le point oméga de son être où tout se résout dans l’Unité et bat au rythme copulatif d’un cosmos sans cesse en devenir ?
Oui, une œuvre puissante que ‘Mythe et oblation de Marge’. L’érotisme, cher à Jehan Despert, se fait ici, plus que jamais, voie de connaissance totale, incarnation et désincarnation – oblation – hissant au niveau du mythe chaque instant de chair goûté comme un fruit du péché originel indissociable de sa saveur de vie. Le poème deviendrait alors cette Marge cathartique où s’opère la transsubstantiation, où notre questionnement, empreint d’une légitime révolte, celle qu’engendre notre invalidante finitude, trouve un fugitif apaisement, dans les noces du corps et de l’âme, face à l’immense inconnaissable. Je songe ici à ce qu’écrivit Maurice Druon dans son remarquable livre La Volupté d’être : « Qu’est-ce que ce Dieu qui soi-disant nous crée à son image et garde pour lui l’éternité ? »
De ce même constat participe ce qui suit, prouvant que le poète Jehan Despert ne se prend pas à son propre jeu de re-construction et constate amèrement : « Toujours cette béance au centre de l’icône / Où le poète cherche une autre guérison. / A quel Dieu vainement imploré doit ce vide / D’être où l’Etre s’enfonce à moins que s’y noyer, / Et qui prononcera le pardon face au ciel, / Quand il s’agit de vivre avec ces larmes dures / Exigées en rançon d’un jour de délivrance ? »
©Jacques Taurand
Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.