Ils sont arrivés de Moldavie, de Transylvanie, de Valachie, des Carpates. Ils sont venus vivre, créer et, parfois, mourir à Paris, en contribuant à faire de cette dernière le centre de la modernité. Ils avaient pour noms : Istrati, Ionesco, Brancusi, Tzara, Fondane, Voronca, Sernet, Janco, Cioran, Brauner ou Hérold. Tous étaient roumains. Tous étaient là pour nous rappeler les liens étroits qui unissaient Bucarest à Paris. Certains sont connus, d’autres le sont moins, à présent. La collection « Les Roumains de Paris », que dirige le scientifique et érudit Basarab Nicolescu, et que publient les éditions Oxus, vient, enfin, rendre justice à ces artistes roumains. Six titres, tous de très haute tenue, sont déjà disponibles: Roumanie, capitale… Paris (2003), par Jean-Yves Conrad ; Cioran (2004), par Simona Modreanu ; Mircea Eliade, romancier (2004) ; Benjamin Fondane (2004), par Olivier Salazar-Ferrer ; et deux incontournables. Il s’agit du Victor Brauner (2004) de Sarane Alexandrian, et du Gherasim Luca (2004) de Petre Raileanu. Écrivain et journaliste, ce dernier est un spécialiste des avant-gardes littéraires et artistiques roumaines. Il est notamment l’auteur de : Fundoianu/Fondane et l’Avant-Garde (Paris/Méditerranée, 1999), un volume passionnant qui rassemble les textes de jeunesse, donc d’avant-garde, de Fondane. Le génie est également au rendez-vous avec Gherasim Luca, poète qui, né à Bucarest, en 1913, devait se donner la mort à Paris, en 1994, en se jetant à la Seine, pour quitter: « Un monde au sein duquel il n’y avait plus de place pour les poètes », après avoir été, auparavant, la figure de proue du groupe surréaliste de Bucarest, et l’auteur d’une œuvre (dont la majeure partie est disponible aux éditions José Corti) qui ne ressemble à aucune autre, et qui a réhabilité le rêve en lui donnant le statut de réalité objective. Luca est exubérant, non-conformiste, déconcertant, génial. Sa mythologie personnelle explore les labyrinthes de l’être et du langage. Citons-en les thèmes et les périodes essentielles : l’Anti-Œdipe, la Mort morte, l’Inventeur de l’amour, le désir, l’amour et le merveilleux. Le livre de Raileanu fera date. L’auteur a compris Luca. Ce que Raileanu a réalisé et mis en avant, c’est que la période roumaine est capitale. Cette période, Raileanu l’étudie minutieusement et la décrypte. Il s’agit de l’avant-garde de Bucarest, soit la plus créative, la plus déjantée et la plus ultra d’Europe. C’est bien en Roumanie que Luca s’est construit ; qu’il élabora son œuvre, structura sa pensée et lança les premières fusées de sa mythologie. Seul un Roumain aussi averti que Raileanu pouvait parvenir à se glisser avec autant de facilité dans les arcanes d’un être et d’une création qui sont encore loin de nous avoir livré leurs secrets. Je terminerai en paraphrasant Gherasim et me contenterai d’affirmer : « que le mythe poétique – politique et religieux – des paradis célestes et terrestres – cuit ses déchets – dans la sauce d’un utérus infirme – où l’idée lâche de société idéale – socialiste ou pas – ne fait que polir la chaîne d’être – jusqu’à la satiété. »
©Karel Hadek
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)