D’abord une écriture qui se saisit du lecteur, l’entraîne dans un mélange de sympathie trouble et de feinte indifférence, avec une maîtrise qui se surprend elle-même. Une écriture irisée de références, s’en défendant presque, hésitant à y croire. Une écriture véloce, au-devant d’elle-même ; l’espace est si grand et il y a tant de pages en attente d’une rencontre. Et voici qu’une écriture se fait voix, le sait, en est presque gênée.
L’histoire maintenant. Un homme mort, mais bien vivant, raconte sa vie qui se prolonge dans une ville de Tanger si proche et si lointaine de sa jumelle. Mais la question court au long du récit. Est-ce vraiment une histoire ou sommes-nous face à une longue métaphore filée ? Qu’est-ce qui prévaut ? Le plaisir simple de raconter, de surprendre, de piéger ou l’espèce de parabole qui n’ose se dire, ce murmure profond qui choisit le sommeil et le rêve pour se dire ? L’auteur aura-t-il l’audace de se dévoiler, le peut-il sans saborder l’ouvrage ? La tension qui traverse les pages tient à cette interrogation. Où sommes-nous entraînés ? Quelle musique nous verse-t-on ? Le trille potache ou la peau sourde du tambour ? Son personnage rentrera-t-il dans la ville ou restera-t-il devant ses portes, enivré à distance par ses formes et sa couleur d’objet littéraire qu’on tripote pour s’interroger sans en payer le prix. La réponse n’est pas univoque, vacille au gré des pages, hésite avec élégance car l’auteur a perçu par-dessus son épaule le souffle du lecteur qui s’est confié à lui. Alors, il converse, l’auteur, parfois s’échappe, revient plein d’un désarroi rieur. N’est-ce pas assez déjà, le poids de ces soliloques ? Ne supportent-ils pas assez de vérité ? Que peut-on dire de plus sans trahir ce pauvre bien commun, ce maigre humanisme qui nous rassemble ? C’est pourquoi l’auteur préfère la figure du fou, celle qui provoque un attroupement, rapproche les uns des autres mais le condamne à la solitude et au silence. Le lecteur sourit quand le grelot s’agite. Mais quand le grelot s’arrête, aussitôt nous l’oublions.
Un des thèmes du livre est la vie, bien sûr ; la vie entrevue à partir de la mort. Mais comment la nommer ? La vie après la mort, la vie après la vie, ou la mort avant la mort ? La question surprend finalement ; nous croyions bien la connaître, la vie, surtout depuis qu’on a repoussé la mort un peu plus loin, à l’ombre de notre quotidien. Avec La Ville noire, comme il est étrange que la question se fasse si neuve sur nos lèvres ; et comme elle devient étonnante cette vie, dès lors qu’elle n’en finit pas et qu’on ne puisse plus en sortir, et que les gestes accomplis d’un côté de la rive ont encore cours de l’autre côté ; comme elle nous effraie, la vie, dès lors qu’on ne peut plus s’en défaire, tellement elle nous colle, et tellement mieux que notre chair à la plastique si incertaine !
Un autre thème pourrait être celui de la foi – encore qu’on n’écrive pas un roman sur ce genre de sujet, dira-t-on. Ici, il ne s’agit pas de croyance en Dieu, ou d’une spiritualité en open source, mais de la foi au sens d’un assentiment donné à un travail sur soi. La question soulevée est simple : est-il possible de vivre homme au milieu des hommes et vivre sa foi ou vivre de sa foi ? La réponse elle aussi est simple : de son vivant, c’est difficile, mieux vaut y répondre une fois mort car la pression des autres est moindre et le temps plus lâche. Certes, le prix à payer est une solitude un peu plus longue et un désarroi épuisant, mais à tout bien peser, comme il n’y a que cela à faire… Le personnage écrit donc sa vie pour essayer de répondre à cette question de la foi ; il doit évoquer la conversion ou non de sa vie à quelque chose d’innommable. Aussi il en parle sans en parler. L’affaire se joue en creux. Du coup, le récit parle du geste ou de la geste d’écrire, c’est plus convenable. On file subtilement une métaphore sur la littérature. On fait face au même mécanisme qu’on trouve dans L’Art français de la guerre où pour affronter le récit des guerres coloniales, on fixe l’attention du lecteur sur les dessins du capitaine Victorin Salagnon. Question d’époque. Ici, au fil des pages, on affronte la question de la foi sur tous les tons jusqu’à celui du blasphème, avec une gratuité dessinant en secret une forme d’hommage qui sied bien à la nature profonde de la foi, honore son tempérament sauvage et profondément libre. Foi et liberté ne sont-ils pas synonymes ?
L’amour est un autre thème qui se propose à la méditation d’après-lecture. En le découvrant au gré des pages, on pense à la définition proposée par Octavio Paz : l’amour est cette disposition intérieure qui ouvrant par l’autre au mystère de sa propre singularité, son autreté, dit le poète, fait découvrir l’existence des âmes, la sienne et celle de l’autre. Mais l’amour nécessite de croire à ces figures du monde, produites par le monde, et qui lui résistent en se distinguant de lui. Le personnage y croit-il ? Oui, mais alors malgré lui. À ce titre, La Ville noire est ce livre qui enregistre la propre surprise du narrateur devant tous ses éclats d’âme qui lui remontent au fil de la plume.
Revenons à cette histoire de pages à écrire, attardons-nous sur ces travaux d’écriture auxquels doit se livrer le narrateur, complaisons-nous à ces échos borgésiens d’un univers du livre qui rassemble tous les écrits et unit si étroitement les morts et les vivants. Après tout, ne sommes-nous pas invités à nous lancer dans ces conversations qui nourrissent si bien l’intelligence et telles que Dante les voulut dans les Limbes, en compagnie des esprits les plus brillants qui peuplèrent cette terre ? Mais, il semble que l’objet du propos soit moins le thème de l’écrit que celui de la libération de son âme au moyen de ce véhicule, de la dessiller et de la rendre visible à l’autre, fût-il vivant ou mort, fût-il Dieu ou le diable ! À cette aune, le personnage hésite, recule, retourne à la dialectique des corps, à celui de l’érotisme dirait Paz, à cette grande plage de l’imaginaire qui reflète la nature et offre un premier cadre à communauté des hommes. Mieux vaut finalement ne pas se libérer. La pitrerie pourrait suffire. Reste cette soif et cette faim inextinguibles, cette attente qui semble commune à la vie et à la mort et n’en finit pas ; reste ce mouvement à oser, cette impulsion à recevoir qui élance et fonde la foi et l’amour. Le roman s’arrête avant. Il jette la clef dans un éclat de rire qui s’éteint.
Pour finir, on pourrait tirer des parallèles entre les deux livres sortis cette année, David Grossman, Une femme fuyant l’annonce, et Nicolas Idier, l’un confirmé, l’autre jeune premier. Dans les deux cas, on trouve une écriture soignée, travaillée, un goût pour la virtuosité technique qui laisse peu de place au hasard. Du bel ouvrage. Frappe également une disposition similaire vis-à-vis du lecteur. Les deux livres sont résolument tournés vers lui. Il ne s’agit plus de questions angoissées, d’objets littéraires se suffisant à eux-mêmes, de mise en batterie de concepts esthétiques ou encore de forages furieux d’une énigme obsessionnelle, mais d’écritures qui misent tout sur l’appel du lecteur, sur son interpellation et espèrent une écoute en retour, un écho humaniste. Le lecteur a sa place. Il est attendu. Il dispose même d’une certaine liberté, car il est partie prenante. Autre point commun : dans les deux cas, le récit avance entre des blocs de symboles et de mythes qu’on essaie vaguement de réveiller, de circonscrire, de métamorphoser sans trop y croire. L’écriture les approche, les observe, se garde de les saisir puis repart, les ruminant distraitement. Mais, ce fourmillement d’allusions, ces jeux de correspondances voilées, au bout du bout, jettent une ombre sur les pages, produisent une énergie fébrile qui électrise le récit et lancent une note sourde qui n’ose se dire à pleine voix. Autre rapprochement : pour Idier comme pour Grossman, une place singulière est donnée à la sensualité, et plus crûment au sexe. Dans les deux cas, il joue un rôle d’ancrage, il est le point ultime de la réalité quand tout cède ; il offre, il promet une ouverture vers le champ mystérieux et indicible de l’existence. Sans lui, tout ne serait, peut-être, que silence. Dernier point commun relevé sous forme de différence formelle : chez Idier, nous sommes face à un monologue car il n’y a pas assez de temps pour attendre l’autre. Il y a une espèce d’impatience avide. Chez Grossman au contraire, seul l’échange existe, pas moyen de lui échapper ; il est une plaie nécessaire, purulente, une souffrance inépuisable, l’unique existentiel possible car soi-même n’existe que pour se vivre dévoré par l’autre. Dans les deux cas finalement, il s’agit d’un état d’esseulement profond, d’une solitude face à des voix qui, telles des chants d’étoiles brûlent d’une charge spirituelle qui ne sait ni comment se dire, ni à qui, ni pourquoi. Elles produisent une lumière qui les consume. On voudrait les rejoindre, les toucher, s’unir à elles fraternellement, ici, ou là-bas.
©Pierrick de Chermont