Serge BRINDEAU sur LE DAMIER BLANC ET NOIR

Avec le poète, nous allons tenter d’« ouvrir ou clore un paysage ». L’un de ses paysages, car Serge Brindeau en a de nombreux. J’ai choisi un paysage cérébral et philosophique, un damier blanc et noir qui nous apparaît sous une lumière éclairante dans l’œuvre mais sera parsemé, sans doute, de tout ce que ce paysage diffuse de nature, d’éléments et d’approche du monde creusés dans le blanc de la lumière et le noir des ténèbres.

Le blanc, récurrent chez Serge Brindeau accueille à l’ouverture les premiers poèmes, des poèmes sous forme de récits qui racontent les gens, le monde du quotidien, la réalité de vies diverses et racontant, le poète nous dit, je le cite :« Les Rois de mon enfance, avaient de la terre humaine, plein les mains » (SB p 13). Dès ses premières publications, Serge Brindeau suit un chemin dans lequel il va nous conduire, il marche vers une main qu’il veut nous offrir « une main nue » écrit-il « un visage pur comme ce jour sans passé/ que dans la nuit préparent les grands ouvriers ».

Mais qui sont ces grands ouvriers bâtisseurs, hommes et poètes associés à cette « belle ouvrage » qu’espère le poète ? De la belle ouvrage, Serge Brindeau sait faire en philosophie, en poésie ; poésie pour vivre soi-même mais aussi pour faire vivre les autres sur ce chemin partagé, un chemin d’amitié, de rencontres, d’expérience et de poésie, un chemin éclairé et qui va droit, à la verticale de la lumière quand le soleil est à son zénith. Brindeau est toujours appelé par la lumière et comme le suggère son ami Wellens dans un entretien publié dans le numéro spécial de La Sape, il semble vouloir toujours se tenir à proximité de la lumière même si le soleil en biais peut faire dévier certaines lignes ; mais affirme aussi Gaston Bachelard dans une lettre publiée dans ce même numéro, chez Brindeau « on y voit clair, on y voit droit ». Pour être en règle avec soi-même écrit le poète.

Au début il y a le blanc et la lumière, il y a le noir et les ténèbres, ces forces en opposition parfois brutale mais que le poète va devoir regarder avec la même intensité. Il faut comprendre pour combattre, mais il faut aussi comprendre pour aimer. Il le sait, trop de lumière peut aveugler, mais la lumière peut aussi éclairer violemment et révéler des zones que l’œil ne supporte pas. L’œil sait aller au-delà de cette lumière aveuglante et tel un oracle, le poète annonce comme il en ressent la nécessité impérieuse et je le cite, que :« Les murs se couvriront de linges noirs ». Le poète nous dit bien que le monde en effet n’est pas que belle lumière, il est aussi l’obscur sur le damier blanc et noir du hasard.

Ainsi son poème va du blanc au noir, du noir de la mort inscrite dans la destinée humaine au blanc d’une absolue connaissance et songe-t-il avec une grande maîtrise : « Nous prenons méticuleusement de l’espace/pour oublier que nous passons », et il affirme quelques vers plus loin « Nous irons rejoindre [un] jardin blanc ».

Nous avançons aux côtés du poète, un pas blanc, un pas noir, mais ces pavés sont du ciel et de la terre et la terre de Serge Brindeau embaume de thym, de sauge, de menthe, d’églantine et de basilic. Les paysages dessinent des ombres et des lumières, mais savent fixer le motif qui réconciliera les contraires.

« … Touffe très secrète du basilic
Un gravier remonte au ciel bas vers les parfums
La terre et l’eau communient
Pour donner sens à nos regards aux feuillages enfouis
Le souffle renaîtra plus vif et plus acide
À la graine du fruit
Qu’on protège et réchauffe en soi-même.

Nul paysage
N’a prévalu sur la demeure souterraine
Familière aux battements du sang
Nous sommes faits d’humus et de passions
De sève puisée dans le tombeau de la lumière
Tout retournerait au désert où la nuit se concentre
Si je ne veillais à recréer le diamant d’eau
Pensée d’aurore qu’il faut offrir à son visage…. »

Le monde est noir. Le poète colère. Bien sûr les mots liberté, tolérance et fraternité tiennent place forte dans son lexique, mais il est des limites qu’il ne supporte pas. Il y a ceux qui savent et ceux qui savent moins. Son métier de professeur ne peut le quitter entièrement quand il est poète. Il doit transmettre, clarifier, faire comprendre. Aussi la poésie doit-elle s’écrire, selon lui — et quelques autres —, dans un langage compréhensible et presque immédiat. Mais le poète doit garder toute sa liberté, toute sa vérité et n’adhérer qu’à son propre ressenti, son quotidien, sa vie ordinaire. Écrire pour l’homme ordinaire donc, comme un poète ordinaire ? Programme qui a fait grincer quelques dents dans certains milieux poétiques. Cette « Poésie pour vivre » signée par Serge Brindeau et Jean Breton en 1964 retient notre attention même si nous savons, tout au moins concernant Brindeau, qu’il n’était plus tout à fait d’accord quelques années plus tard avec certains passages du livre.

Le poète résiste à l’appel des clans, des écoles de poésie, il résiste aux médailles, aux uniformes, il résiste aussi au noir des ténèbres ; il est vivant pour son poème et celui des autres. Il prend très souvent la route et porte dans sa besace ses poèmes mais surtout ceux de tous ces autres qu’il découvre et qu’il encourage. Inlassablement il va de cafés littéraires en sous-sols discrets, de maisons de la culture en médiathèques et maisons de poésie, réunions poétiques, animations, donnant des articles aux revues, offrant des préfaces, il réalise des anthologies, un travail important qu’aujourd’hui nous nous devions de mesurer. Faisant cela, Brindeau est en parfaite adéquation avec une grande partie de ce livre à deux voix : rester au plus près des gens et leur donner une poésie pour vivre.

Avec le recul — et peut-être dans la période même de l’écriture, mais il fallait que ce livre existât—, Serge Brindeau comprend qu’il n’y a pas que le noir d’un côté et le blanc de l’autre, et il l’a toujours su. Mais qu’il le veuille ou non, il s’aperçoit que la poésie reste dans l’ombre et au secret de quelques lieux ; et qu’elle soit libre, directe, musicale, engagée, cérébrale, humoristique, farfelue, elle est à la fois noire et blanche, reçue ou rejetée. C’est ainsi qu’au jour, le pied du poète se pose sur le carré noir du damier et qu’à la nuit tombée son autre pied se pose sur le carré blanc. Il est ainsi, du haut de sa haute taille, toujours prêt à s’envoler.

Un coup de dé heureux et l’expérience du poème se poursuit de l’autre côté de la terre, au Japon, avec ce très beau recueil « Un bois de paulownias » où les contraires, loin de se fustiger s’unissent harmonieusement. La lumière ouvre sur le blanc et le noir comme autant de chandelles allumées pour fêter une bonne nouvelle. Un ciel/De gravier blanc, la Neige/ Voilée de noir/Visage blanc/ Masque blanc/Héron blanc/oeillets blancs/le noir s’est transformé en Nuit, en nocturne, en vêtements ou en chevelure positivant l’alliance et accueillant désormais le vermillon des torii et le bleu du ciel. Ouvrir le paysage sur l’inconnu, sur une autre civilisation, sur une autre forme poétique. Le poète ouvre grands ses yeux et dans l’intensité du bleu s’approche du jardin zen, du haïku, du cerisier en fleurs et de ce bois de paulownias dont on fabrique un instrument de musique au pays du soleil levant.

Revenu sur des terres plus familières le poète regarde « Par la fenêtre blanche » « La trouée de lumière ». Il ouvre de nouveau le paysage sur le monde habité par une humanité que l’on devine entre pierre et brume. Mais le chemin n’est peut-être pas aussi fleuri que le poète le voudrait car dit-il :

Calciné le chemin

Les feuilles noires
Offrent leur cendre

À l’astre neutre qui s’éteint.

Quel est donc le devenir de ce monde semble s’interroger le poète. Il nous semble bien qu’il ne veuille pas clore ce paysage malgré sa propre affirmation. Mais peut-être n’affirmait-il pas et s’interrogeait-il seulement. Pour faire vivre ce paysage, il parsème son espace poétique de fleurs, de fruits, de bruits, d’eau. La pluie vivifie les plantes, la feuille s’ouvre et dans la forêt, le temps repose. La lumière revient, blanche, pour s’assoupir et attendre.

Il fait si bleu
Quand le soleil
Se lève sur les îles

Le souffle
Avant l’aurore
Énonce la forêt

Toute parole pourrait naître

Un semblable feuillage
Unit au cerisier le chêne

Un jour
Écrit son ombre
Sur le toit.

Oui, le jour, cette nouvelle journée que va vivre le poète, ce jour écrit son ombre sur le toit. Ce toit qui résiste aux intempéries du vivant, aux ténèbres, à la fermeture, au gouffre que l’on retrouve si souvent chez Brindeau. Comme dans ces gares que le poète fréquente beaucoup, ce jour va accueillir la lumière particulière d’un instant privilégié pour s’installer au point rencontre d’une arrivée espérée ou d’un départ attendu. Ici encore les oppositions s’unissent car l’harmonie est appelée par le poète.

Mais où en est le poète de son avance ? Au bout du chemin, a-t-il couvert de ses pas et de ses poèmes chaque carré du damier blanc et noir ? « L’horloge bat » écrit-il, « Je ne vois pas le balancier ». « On dit qu’il neige,… Un rouge-gorge dans le froid ». Le temps est devenu blanc, « Le gris/ est chargé de blancs cristaux » « Les toits sont rayés de noir » « À fleur de terre/Les syllabes sont blanches » dans «Un même cercle blanc» qui pourra m’accueillir, dans un autre espace, dans cet inconnu dont je ne connais pas la couleur, semble dire le poète qui désormais n’hésite plus sur le damier. Noir, blanc, il lui faudra habiter le noir, il le sait. Mais c’est le blanc et la lumière que le poète choisit pour quelque chose qu’il lui faut bien nommer éternité et silence. Ce silence va devenir sa demeure à lui aussi et seulement cinq semaines après la disparition d’un poète qu’il aime, Guillevic. Serge Brindeau aura juste le temps de lui adresser son salut fraternel « in memoriam » en s’unissant à son aîné.

Le poète a nommé sa mort, notre mort, mais en ces instants qui lui sont consacrés ici et maintenant et que nous vivons avec force, nous restons, ensemble, sur le damier noir et blanc du hasard et de la destinée et avec lui nous tentons et nous tenterons pour le temps qui nous est imparti d’ouvrir ou clore un paysage et plus précisément le sien avec lequel j’en suis sûre, nous nous sentons en pays d’accueil.

©Monique W. Labidoire