Le Lynx aux lèvres bleues est une œuvre fascinante, dont le titre, l’écriture et l’histoire, relèvent du hasard objectif. Les aventures du Lynx ont été écrites à Los Boliches (un petit village d’Andalousie), en août 1963, alors qu’Hervé Delabarre se trouvait en vacances avec Régine Laurent, Annie Le Brun et Jean-Pierre Guillon, qui relate : « C’était le plus souvent le soir que le lynx faisait son apparition. Hervé prenait alors un de ses petits cahiers d’écolier, frappés en couverture d’un énigmatique félin, pour raconter à sa façon les aventures, les rencontres ou les avatars d’un lynx qu’il avait doté de lèvres bleues… Tant d’invention à partir du premier mot qu’il s’était donné, tant de surprise dans le déroulement des phrases, cette façon purement ludique d’en user avec le langage me sidéraient et m’enchantaient au plus haut point. On aurait dit l’esprit de la langue, le vocabulaire, le goût de la narration ramenés à leur fonction poétique initiale, sans remords ni repentir, malgré les embûches du chemin. Il faut noter d’ailleurs que ces deux cahiers livrés aux flots de l’automatisme furent pratiquement bouclés sans ratures. » De retour en France, Hervé Delabarre et son petit groupe gagnent le Lot et Saint-Cirq-La-Popie, afin d’y retrouver André Breton. Subjugué par le Lynx, comme il le fut par le « Poème à Louise Lagrange » (cf. Les HSE, n° 17/18 et Danger en rive, éd. Librairie-Galerie Racine), Breton décide aussitôt d’en publier un large extrait dans la revue La Brèche ; ce qui sera effectif dans le numéro 7, de décembre 1964. Puis, le manuscrit, constitué par deux cahiers, se perd. Il faudra attendre octobre 2004 pour que Jean-Pierre Guillon le retrouve. C’est d’ailleurs ce dernier qui, témoin attentif de cette aventure, signe la préface de la présente édition, rappelant, à juste titre, que le langage du Lynx est dénué de toute utilité pratique, du moindre effet sentimental. Les phrases, les mots eux-mêmes s’y enchaînent dans un respect tout apparent de la syntaxe et des procédés narratifs traditionnels, mais c’est pour mieux les subvertir de l’intérieur. Le Lynx est très certainement l’une des œuvres les plus puissantes qui aient été produites par le biais de l’écriture automatique, qui vise, rappelons-le, à atteindre les états seconds de l’esprit, en laissant de côté les visées logiques, esthétiques ou morales qui enferment et compriment l’individu : La lune sur les yeux, un cormoran aux lèvres, je quittai les lieux, salué par une haie de moignons enduits de sucre, auxquels je ne prêtai guère d’attention, d’autant qu’un émissaire du Vatican s’était dissimulé parmi eux. Avais-je rencontré la mer ? Sur l’hippocampe en feu, à forme de comète, ma main demeurait, en visière, toujours prête.
©Christophe Dauphin
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)