La poésie de Michel Passelergue, ici en prose, a l’heur de nous surprendre, non seulement par son originalité mais en ce qu’elle se veut, et y réussit bien souvent, tentative de l’impossible : dire au-delà des mots, capter à la pointe du verbe ce qui relève précisément de l’indicible et qui soudain se cristallise, respire et scintille, par la magie de l’image, dans le prisme du poème. Cette écriture est tension de l’être vers l’essence des choses et l’auteur de nous avertir : « Je vous écris entre deux eaux, dans l’opacité ou la lumière, pour éprouver à la pointe de l’instant l’inquiétude de ce qui sera. » Assurément une écriture qui ne pèse ni ne pose, qui n’est que transparence, mouvement d’eau, frissons de miroirs où la réalité – les réalités – apparaissent en filigrane du texte pour s’évanouir tout aussitôt et laisser la place à ce flux continuel qui nous anime : « … Car nous buvons l’ombre aux mêmes phrases tranchées, sous une âme en lambeaux. Et d’une commune lampée d’absence, afin de graviter au plus près du vertige dont nous vivons encore et qui brûle les lèvres. » Présence-absence, fuite inexorable et héraclitéenne du temps, angoisse de l’insaisissable, ce sable de notre vie que Michel Passelergue tente de retenir, instants qui ne sont déjà plus qu’une ombre sur la page : ‘L’hiéroglyphe obscur qu’y trace (notre) passage’ et qu’exaltait si finement Toulet.
Ophélie, beau et riche symbole féminin, coule ici, entre les rives de chaque poème à la surface des mots-silence, des mots-miroirs, des mots-absence. Elle nous frôle comme nous frôle ‘la vraie vie’ dont Passelergue lie les fugaces reflets. Qui est Ophélie ? La poésie peut-être et tout simplement ; fluide médiatrice avec cet au-delà qui est en nous-mêmes.
Curieusement, à la lecture de ce recueil, j’ai éprouvé tout à la fois un sentiment d’oppression et de libération. Cette plongée dans l’obscur, cette remontée vers la lumière sont certes chargées d’angoisse, celle que véhicule la vie et qu’exacerbe la création du poème. Passelergue, en digne héritier du surréalisme et d’un certain ‘merveilleux’, n’a crainte de se porter aux frontières de l’illimité, là où précisément nous saisit le vertige de vivre, ce que nous dit clairement le poème page 53 : « Je vous embrasse de silence, rivière aux sourcils étonnés. Œil bleu sous les arbres. Aux obliques de l’ombre de vous envelopper d’une rumeur hors langue, de troubles ondoiements du sens. Où vous atteindre, ma transparente ? »
©Jacques Taurand
Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.