C’est un libre biface que propose Monique W. Labidoire, salut successif à la mère — Mémoire du Danube — et au père — Mémoire de la barbarie — pour dire le trouble infini de l’origine, de cette puszta hongroise d’où elle est issue, à ces camps de la mort où son père a disparu. La Mémoire du Danube y est d’abord teintée d’une tendresse qui sait, d’un trait, d’une image, dessiner cet espace et ses résonances : « Le fleuve suit le chant sinueux de l’archet tzigane », « les sons s’enviolonnent et s’inscrivent à l’envolée ». Puis y apparaissent des hommes : « Les yeux ciels des visages burinés de charrue cherchent dans l’horizon les portes bleues ». Et la nostalgie qui lève ses voiles grises : « le fleuve a porté la mémoire de ses rives » ou « les violons sonnent désormais l’âme de ce qui fut ». Jusqu’à ce constat nu, à goût de craie : « ceux qui sont partis ont emporté leur passage ». Car l’histoire a rongé les âmes et les corps : c’est ce que dit la seconde partie, cette Mémoire de la barbarie qui vise à lever une stèle pour que rien ne s’oublie, quand bien même le temps continue de mouliner les vies. Et ce sont quelques notations émaciées, quelques interpellations marquées au fer de l’horreur : « Tu nourris d’os calcinés les heures blanchies de chaux et l’ombre divagante parmi les fosses vomit et crache le geste du cordonnier taillant la semelle du soulier » ou « les murs s’habillent de lèpre et de sang » ou encore « la main saigne de blessures tatouées au chiffre bleu sur un bras qui doit poursuivre jusqu’à l’heure la plus lasse la taille des chevelures »— jusqu’à ce mot nu, cinglant, seul « Rien ».
Tout est dit, pudiquement, terriblement. Et si ce n’est pas la première fois que la poésie affronte cette « fiente barbare », ce livre le fait avec une économie d’écriture qui, de ne jamais sombrer dans le pathos, donne bien plus de force à ces « marques indélébiles d’une mémoire coagulée de peur ».
Parce que « le soleil éclaire encore les espaces innommables » et que Monique W. Labidoire a aujourd’hui le courage d’écrire le beau mot d’espérance.
©Alain Duault
(Note de lecture in Le Nouveau Recueil, N° 77)