Aujourd’hui, la Yougoslavie n’existe plus, mais la tendance qui consiste à amalgamer les pays qui l’ont composée, n’a pas disparu. Chacun de ces pays possède son histoire, sa culture et sa langue, qu’on se le dise. L’histoire de la Croatie est celle de la lutte acharnée d’un peuple pour acquérir son indépendance, et maintenir son identité. Rattachée à l’empire austro-hongrois en 1867, la Croatie intègre le Royaume de Yougoslavie en 1918, dès la fin de la boucherie de 14-18. De 1941 à 1945, le pays est livré à Ante Pavelic qui instaure un régime de terreur, pro-nazi. En 1945, le pays devient l’une des six républiques de la Fédération Yougoslave, dirigée d’une main de fer par Tito. En 1991, la Croatie déclare son indépendance, mais de terribles et violents combats l’opposent au régime nationaliste de Milosevic et à son armée fédérale. Il faudra attendre 1995, pour que la Croatie restaure, enfin, son autorité sur la totalité de son territoire, en retrouvant une indépendance perdue lors de la chute du royaume croate en 1102. On dit fréquemment que les Serbes sont des prosateurs, alors que les Croates sont des poètes. Il est vrai que la poésie a toujours été un art majeur, un des principaux fers de lance de la culture croate. De nombreux mouvements ont influencé la poésie croate contemporaine (principalement le futurisme et l’expressionnisme), mais aucun ne s’est durablement installé. Bien plus qu’à travers des mouvements, les poètes se sont toujours retrouvés, dans des courants, autour de revues. Le poète croate est généralement assez cérébral, et demeure très attentif (peut-être trop) au discours philosophique, à la phénoménologie heideggerienne, par exemple. Il s’agit, d’ailleurs, très souvent, d’un universitaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe aucun lyrique. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer deux noms incontournables: Vesna Parun (né en 1922) et Slavko Mihalic (né en 1928, voir les « Hommes sans épaules » n°15). Aujourd’hui, la poésie croate connaît une importante renaissance et métamorphose, depuis la deuxième moitié des années 90, à travers l’émergence de jeunes poètes aux expressions individuelles et sans poétique commune. Poètes de l’Indépendance, ils doivent aussi affronter un passé douloureux, qui n’est pas si lointain. Aux noms de Parun et de Mihalic, il convient d’en ajouter un troisième. Il s’agit de Radovan Ivsic, poète, essayiste (nous lui devons une belle monographie de la fascinante Toyen) et auteur dramatique, né en 1921 à Zagreb. Ce poète a la particularité d’être, pour ainsi dire, le seul Croate surréaliste. Ivsic fut aussi bien censuré par le régime oustachi de Pavelic, qui désignera son poème « Narcisse » comme le symbole de l’art décadent, que par celui de Tito, qui interdira la publication de ses écrits comme la représentation de ses pièces. Radovan Ivsic parviendra en 1954 à gagner Paris (où il vit toujours). Lié à André Breton, il participera, par la suite, à toutes les manifestations du mouvement surréaliste, et sera le cofondateur des Éditions surréalistes (1969), et des éditions Maintenant (1972). Il faudra attendre le milieu des années 70 pour assister, en Yougoslavie, à une timide « réhabilitation » de l’œuvre d’Ivsic. Sous le titre de : Crno, un important choix de ses poèmes paraît à Zagreb, en 1974. Difficilement accessibles hier, les poèmes d’Ivsic sont aujourd’hui rassemblés en un volume, avec une préface éclairante d’Etienne-Alain Hubert : « Quiconque lit les poèmes de Radovan Ivsic, en français, est frappé par le dépouillement de la syntaxe, d’où naît l’impression qu’une sorte de vide entoure les mots, leur conférant une capacité maximale d’irradier autour d’eux. » Radovan Ivsic nous entraîne dans les profondeurs de l’être, dans les antres du langage et sa forêt de mots, qu’il élague à la machette de ses visions : Je prends un peu d’eau noire et je transforme le nuage en une jeune fille que j’aime follement jusqu’à ma mort, dans la solitude. Les mots fusent, glissent, s’entrechoquent, sortent du décor, créent des engendrements imprévus : un cri entrouvre sa bouche mais ses orteils sont des papillons et ils s’envolent. C’est l’éclair, se dit-elle. Avec Ivsic, le rêve devient enfin la vraie réalité.
©Karel Hadek
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)