Poète, nouvelliste et chroniqueur bien connu de nos lecteurs, Jacques Taurand est l’auteur d’une bonne quinzaine de publications. Proche des poètes de l’École de Rochefort et de Michel Manoll, sur lequel il a donné un essai de référence (Michel Manoll ou l’envol de la lumière, L’Harmattan, 1997), le poète cultive néanmoins, avec sa propre voix, cette filiation fraternelle. Son œuvre de nouvelliste, qui a commencé avec la publication d’Un été à l’Isle Adam (éd. Clapas, 1997), s’est développée parallèlement à sa création poétique. Le texte court est le genre de prédilection de l’auteur, qui a également été tenté par le roman. Avec ce Château de nulle part, Jacques Taurand aurait pu écrire son premier roman. Ce n’est pas le cas. Peut-on le regretter ? Oui, car ce récit comportait tous les ingrédients, à commencer par le souffle, pour rebondir et être prolongé. Non, car il nous paraît abouti, tel quel. Comme d’habitude, Taurand laisse le soin à son lecteur de poursuivre lui-même l’histoire, en l’intégrant à son propre imaginaire. Le Grand Meaulnes est évoqué, assez tôt, par le narrateur, et ce n’est pas un hasard. Il est vrai que Le Château de nulle part se situe délibérément dans le cousinage d’Alain Fournier. Est-il vraiment de « nulle part » ce château ? Nous apprenons qu’il se situe dans l’Oise, au sein du Domaine du Bois des Biches. Le narrateur se souvient de son adolescence et nous conte un séjour qui bouleversa sa vie, dans l’immédiat après-guerre, au début du printemps. À cause d’une fragilité pulmonaire, Pierre est placé par ses parents chez des commerçants (amis des patrons de la mère) qui, à la campagne, tiennent un curieux établissement, tout à la fois épicerie, débit de tabac, buvette et restauration. Sans le savoir à l’avance, mais en le pressentant, le jeune Pierre va s’éveiller, s’émerveiller et faire l’apprentissage de la vie, de l’amitié comme de l’amour : Les êtres, les objets qui peuplaient les endroits que je fréquentais constituaient pour moi le premier maillon, la première lettre d’un message que je m’efforçais de déchiffrer : celui de la vie dans laquelle mes quatorze ans se frayaient un chemin… On apprend à connaître les choses de la vie avant d’y être soi-même totalement investi. Entre l’étude, le matin, et les villégiatures de l’après-midi, les jours s’écoulent au contact de la nature, de la vie rurale et de ses acteurs, dont le jeune Michel, dont Pierre devient l’ami, et Claudine la servante au teint coloré, à la ronde santé et qui mordait à la vie sans faire d’inutiles complications. Ce récit se veut initiatique. Il prend véritablement son envol, avec la découverte, à travers les bois, du château : les baies à meneaux et croisillons faisaient songer à de grands yeux noirs dans lesquels se reflétaient des éclats de ciel. J’eus le curieux sentiment d’avoir déjà vu cette demeure en rêve, comme avec l’entrée en scène de la comtesse de M., et de ses petits enfants, Eric et Elisabeth : ses yeux d’un bleu soutenu jetaient, de temps à autre, des éclats d’améthyste. Dés lors, Elisabeth devient le pivot du récit. La relation ambiguë qui la lie à Pierre constitue la trame et le fil conducteur de cette histoire qui nous tient, avec son lot de mystères, de passions souterraines et de douleurs aussi, et ce, jusqu’à l’épilogue qui intervient durant la guerre d’Algérie. C’est à ce moment que Jacques Taurand lâche la bride et nous laisse le soin de poursuivre l’histoire, en nous confiant ses personnages. Le château est une blessure lumineuse et toujours vive dans un coin de la mémoire. « Nulle part » est l’autre nom de la solitude et du secret que chacun emporte.
©Christophe Dauphin
(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)