S’il vous semble avoir aimé en cette vie, précipitez-vous dans ce Brasier. Dès les premiers mots, vous sentirez la brûlure d’une parole à la fois souveraine et martyrisée de sa propre pureté, une passion, pourtant toute terrestre, qui se refuse à l’ici et se donne à l’éternité :
Dans l’ombre de leurs mains qui ne s’étaient jamais touchées, l’innocence qu’ils avaient préservée avait une fragilité d’oiseau pris. Face à leurs pages comme face à eux-mêmes, dans leurs rares rencontres, légères d’un bonheur fait de rien, ils avaient toujours contourné la faille où ils se fussent sinon jetés comme deux amants dans le lit de leur mort.
Le livre de Bernadette Engel-Roux, suite de proses judicieusement éditées au format à l’italienne, apparaît comme le carnet d’une passion mutuelle et secrète, où se développent la chronique, attentive à soi-même, d’un amour sans limites, la confession méditative d’une âme aux dimensions de l’autre et du tout, le graduel d’un chant de joie dans la douleur :
[…] Elle avait souhaité baiser ses paupières, mais avait toujours évité son regard. […] J’aimais le sang invisible de sa chair pauvre. Et ces lèvres serrées que le désir entrouvrirait. Je tenais à deux mains et du bout des doigts la coupe d’un visage serti de baisers jamais donnés, le fragile et mat éclat d’un corps que j’ignorerais. […] Elle, l’eût aimé en haillons. […] Elle aimait une sorte d’obscur éclat. Du corps et de l’âme, la part nue, intérieure, secrète, ce qu’il ne pouvait habiller.
Ces citations, trop brèves – on voudrait tout retranscrire ! –, montrent en tout cas la qualité de la langue, la contention de la pensée dans son récit, le privilège de rigueur et de simplicité que s’adjuge un classicisme entièrement renouvelé. Bernadette Engel-Roux nous éblouit en mettant le feu dans la glace du français classique. Le lyrisme y est d’ailleurs intense et culmine en quelques versets, au centre de ce livre de proses :
Comme on cille sans pleurer face au soleil qui tombe,
Comme on mord les poignets maigres de sa souffrance,
Comme on marche dans les jardins de l’aube pour se laver d’effroi,
je vis sans toi.
Cet absent nous rappelle (et peut-être insiste-t-il pour rester le même – qui sait ?) celui déjà entrevu dans un autre livre de l’auteur (Ararat, Cheyne, 1996, prix Louis Guillaume) : tout comme alors, il retrouve la lointaine sous les mêmes étoiles messagères que tous deux, à la même heure, contemplent :
[…] Le ciel leur était don, abri, faste. […] Immense main aux doigts ouverts, impalpable et lumineux, il les tenait en sa paume, infimes et confondus, bouleversés et reconnaissants. […] De vrais amants à l’instant du partage ne pouvaient être plus proches que ceux qui sous ce ciel se séparaient.
Avec des livres comme celui-ci, Bernadette Engel-Roux nous confirme qu’elle peut soutenir toute comparaison avec les auteurs que lui font fréquenter par ailleurs ses travaux de recherche et d’analyse de la poésie contemporaine.
©Paul Farellier
(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004; reproduite in Friches, n° 88, automne 2004)