Claudine Helft nous conduit ici à l’aboutissement d’un triptyque dont les premières étapes s’intitulaient Métamorphoses de l’ombre [[Belfond, Paris, 1985.]] et L’Infinitif du bleu[[L’Âge d’Homme, Lausanne, 1992.]] . Les quatre parties du nouvel ouvrage (La preuve, Les pavés du ciel, La flèche et le bouclier, Le monopole de Dieu) figurent à nos yeux les degrés mystiques d’une destinée par lesquels un amour humain s’élève. Au terme de son parcours sacré qui le transcende, il devient témoin et répond du divin. Mais, si cet amour retourne à Dieu, c’est qu’il lui appartenait dès l’origine, comme le suggèrent d’emblée les poèmes décisifs de La preuve :
Il est ce bien venu d’ailleurs,
qui les a pétris d’un même levain,
[…]
houle qui les roulera sur le pardon du jour
décidé malgré eux, et qui déjà
a fait de l’un la preuve de l’autre.
L’Homme et la Femme furent lavés en fontaine de Joie, et bénis par plus grand ; et ce qui les unit – par delà l’Absence même, que ce livre affronte de part en part, et qu’il apprivoise – était écrit dans la lumière d’avant la Parole,[…] dans la ferveur du bien plus fol / que nous-mêmes, dans l’indicible édit de la Grâce. De là, une présence trop forte pour supporter l’absence, et l’intuition pathétique que l’absence est ce Lieu où tu vis encore.
Et c’est la vie, précisément, que les poèmes réunis dans la seconde partie, Les pavés du ciel, font chatoyer – mais toujours au bord de l’éternel – avec les émotions du bonheur :
Sous la paix des paupières closes :
la perfection du matin,
la lente suspension d’une éternité,
le signe de l’eau et de l’ambre.
Quelques images d’une beauté et d’une simplicité rares suffisent, dans les courts poèmes intitulés La petite fille et Son château, à nous rendre évidente la merveilleuse fragilité du vivre. Épiphanie du sommeil de l’enfant : Madone au premier visage,/ l’enfant surprise en son sourire / a joint ses mains dans le sommeil / où les cils dessinent une ombre. Parabole de son château de sable :
Il l’emmène devant la mer, lui trousse un rêve.
Il suffit d’un peu plus de sable, d’un peu moins de peur.
Il suffit de pousser un nuage
entre deux horizons d’eau, de cueillir
cette perle qui tout à l’heure a fleuri ses cils,
de déplacer une vague sur un songe,
c’est elle qui construira leur château.
Et vers cette vie fragile, menacée et pourtant souveraine, au cœur inouï de cette chance accorte, […] à l’herbe qui coule des prés en soleil,/ couleur d’été, de reines-claudes, mais aussi vers la mort, cohorte de la vie, monte, dans le poème intitulé Chance, la plus émouvante des actions de grâces.
Cependant, avec La flèche et le bouclier, on devra quitter cette sérénité, il faudra boire au revers du ciel, […] il faudra répondre de l’instant qui fit défaut :/ pour l’homme seul,/ l’attente désespère du chemin. On subira même le tempo d’une véhémence, on ira jusqu’à la violence insoupçonnée :
Ne crois plus rien et souffle ton rêve ;
j’avorte d’un ciel.
[…]
Je nous aime : je te hais,
en te reniant, je me renie,
tu rentres dans le rang,
je rentre dans la nuit.
[…]
Je plaide pour la flèche et contre le bouclier.
Pourtant, au plus fort du fracas de cet orage, un cap de fidélité sera gardé toutes voiles ouvertes, un pari sera tenu coûte que coûte : pour l’impossible auquel je ne renonce pas […], pour l’absolu et pour le risque.
Place est ainsi faite au monopole de Dieu, à l’inouï du Pardon, à tant de cieux pour un même Ciel. Enfin sera suivi et retrouvé l’absent comme on suit l’âme des morts,/ que l’on protège. Le poème de Claudine Helft, comme un unisson étoilé en cette fin de livre, consent au dialogue des ombres, à l’envol de la Durée :
nous ne sommes qu’une parenthèse accordée
au Temps, quelque virgule semée au hasard
d’une phrase qu’un Autre ordonne.
À cet Autre s’accorde l’absolue confiance : en son sein, avec le toi retrouvé dans le nous, le poète pénètre déjà la pérennité claire de sa propre mort, fait offrande de sa dernière mue, quand le fil s’amenuise où Dieu simplifie. Irrécusable, la vie aura été le témoin :
Pourtant dérisoire et belle, cette terre,
où tout s’écrit à revers, témoigne, seule,
d’un Ciel.
Il faut lire ce très beau livre, comme ceux auxquels il fait suite. L’extrême densité, l’intériorité de la parole y favorisent mystérieusement l’éclosion des clartés essentielles. Livre de poète et livre de vérité.
©Paul Farellier
(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 1, 3ème trimestre 1997)