Pierre Gabriel nous a quittés en juillet 1994, entre la parution de La vie en gage et celle de La cinquième vérité. Il nous lègue une œuvre tragique et forte qu’il faudra longtemps relire et méditer. Eric Dazzan, dans son étude au numéro 44 de la revue Friches[[Friches, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix.]] (automne 1993), puis dans le numéro 49 de la même revue (février 1995), pour son hommage au poète disparu, insistait avec raison sur l’étonnante unité de cette œuvre, toujours centrée « sur la même aire de questionnement », toujours au bord d’un secret confisqué au moment d’être révélé, d’une nuit sous la nuit, d’une lumière sous la lumière.
Dans La cinquième vérité, Rougerie a réuni, outre des inédits, plusieurs poèmes de La vie sauve (paru chez lui en 1970) et la plupart des textes de La main de bronze (Chambelland, 1972), dont les tirages sont maintenant épuisés. L’ouvrage a donc pour premier mérite de placer sous notre regard toute la perspective d’une œuvre marquée par la cohérence et la continuité exemplaires d’une interrogation longtemps angoissée, et dont on ne décidera pas si, en « récompense », une ultime et mystérieuse réponse lui fut donnée dans l’échappée finale de La vie en gage. Ce dernier livre, en effet, même si l’on sait que d’autres textes doivent encore être publiés, notamment chez Rougerie, semble un aboutissement où parfois même poindra sous les paroles une promesse toute neuve, sa lumière venue de loin, déjà bruissante de sources, de secrets.
On mesure de même le « parcours », dans l’œuvre de Gabriel, de la figure fondamentale de la Nuit, personne centrale de sa poésie ; un des textes les plus forts de La main de bronze (Mauvais sort), repris dans La cinquième vérité, débute ainsi :
Certains soirs, le monde renie sa lumière, le ciel se vide de ses astres. Et ce que nous appelions la nuit fait place à cette chose qui n’a plus de nom, hideuse au delà de l’horreur, à cette voix sans voix, nuit même de la nuit, qui hurle en nous notre propre terreur.
Cette nuit dans l’homme ouvre tous les vertiges, qui n’est pas sans rappeler même la « Seconde Mort » de certaines théologies, et Gabriel ne pouvait aller plus loin : dans toute sa poésie ultérieure, il devrait garder cette nuit/ En nous plus noire encore et qui frissonne en nous et nous/ Saisit, alors que l’aube à venir s’interroge/ Au seuil de ce qui n’a pas de nom[[Lumière natale, Rougerie, 1979.]] ; le poète resterait jour après jour/ Au bord de l’indicible nuit[[La nuit venue, Rougerie, 1992.]] ; enfin, dans La vie en gage, le schème d’origine (voix sans voix, nuit même de la nuit), toujours présent et parfaitement reconnaissable, irait jusqu’à se transfigurer d’horreur en bonheur :
Il vient parfois un instant de la nuit où la nuit même se tait […]
Il semble alors que le temps se retienne de sourdre et que tout, à nouveau, soit proche et frémissant dans le bonheur d’attendre.
Au delà de la nuit, de l’horrible et familière nuit, au delà de l’interrogation panique dont le symbole est cette main, ce heurtoir de bronze à la porte silencieuse (votre main ne peut plus lâcher la main coupée qui cogne à votre place, c’est votre propre main clouée vivante sur la porte), après toute une vie à piéger le silence, à ne guetter qu’une ombre, un mot sans cesse refusé, on ne peut demander que cette vérité vraie, une cinquième vérité. Le poète, en effet, semble n’avoir pu vivre que dans la recherche incessante de son arpent d’éternité. Il y avait, pour lui, ce double mouvement :
d’abord sa conscience aiguë et douloureuse de la solitude et du transitoire d’une âme dans l’intervalle de ses deux morts ; ainsi dans l’extraordinaire poème Au bord du puits :
Vite. Quelque chose est tombé ! À la margelle, tu te penches. Un frôlement dans le puits d’ombre, une abeille d’écume aspirée par la nuit.[…]
– Non, c’est ma vie qui vient de choir ! C’est mon âme en suspens entre ses deux éternités, mon âme, justement, cette parcelle de silence par un autre silence engloutie.
ensuite, le sentiment qu’une inépuisable lumière existe, dont notre vie n’est que le simulacre indigne (ah ! trop aveugles, consentir à plus haute lumière, nous périssons d’avoir donné le nom de jour à nos ténèbres), et quand « la lampe », « éphémère », s’éteint : Encore un pas, dit le poète. Vers quelle autre lumière ?
Les références aux Ecritures sont rares dans ces livres de Pierre Gabriel, mais comment douter que, même allusives, elles n’aient valeur de signe « épiphanique » ? Même si c’est pour constater que nous l’avons tarie en nous, il fait mention de la fontaine de Siloé ; surtout, il intitule Emmaüs le dernier poème de La cinquième vérité, même si les hypothétiques reflets d’un « corps glorieux » n’y délivrent que des lueurs fugitives dans une paix de ténèbre :
Quelqu’un marchait derrière moi.[…]
L’ombre m’avait rejoint sans bruit. Je faisais face, et la vie revenait tout bas s’inscrire entre les branches, pour le sursis d’un songe, le temps que brasille une étoile.
La prudence s’impose donc dans l’interprétation, d’autant que le poète de La vie en gage interdit lui-même d’assener les certitudes :
Celui-ci n’aura de cesse de proférer l’imprononçable vérité
Et tu feindras de lui prêter l’oreille, masquant sous cet ennui qui tremble au fond de ton regard ton impatience d’être.
Mais ce qui va se déchirer en toi t’écrasera de son silence.
Il te faudra revenir sur tes pas – vers quelle parole perdue ?
Laissant – mais entre quelles mains ? – ton espoir en caution et ta vie même en gage.
Aussi aurons-nous garde de prendre cette œuvre pour autre chose qu’une immense contrée d’espoir, une obscurité fertile, tout à coup plus urgentes que notre vie même, pour nous faire naître enfin ce chant lumineux qui n’a nul besoin de paroles.
©Paul Farellier
(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)