LE POÈME POUR CONDITION

Une approche de Lionel RAY

par Paul Farellier

Changement et mobilité

Au début des années 70, à la fois pour tirer un trait sur une œuvre antérieure, qu’il juge convenue et empreinte de poétisme, et pour marquer comme une mutation de la personne dans son rapport au « faire », Robert Lorho s’invente un nouveau nom. Les quelques années qui suivent la « crise » de mai 1968 voient en effet celui qui se fait nommer désormais Lionel Ray adopter, comme quelques autres (Michel Deguy, Jean Ristat, Denis Roche, Jacques Roubaud, Jude Stefan…), une forme de dissidence par rapport aux conventions de l’ordre littéraire établi. S’ouvre alors, pour lui comme pour eux, la période d’une intense « déconstruction » ; celle aussi d’un totalitarisme linguistique où le poème aura bientôt peine à trouver sa respiration. Mais, trop vrai poète, l’homme auquel nous avons affaire pouvait-il se démettre longtemps de sa liberté ? Devait-il se figer définitivement dans les postures et les partis pris des livres qu’il publia alors : Les métamorphoses du biographe (Gallimard, 1971), Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité (Les Éditeurs Français Réunis, 1971), L’Interdit est mon opéra (Gallimard, 1973) ?

En réalité, il va très vite entamer une nouvelle métamorphose à la fin de cette même décennie 70 ; et c’est donc plutôt là, semble-t-il, qu’il convient de situer l’événement fondateur d’une figure du poète, parmi les plus exemplaires de notre temps. Lionel Ray en dresse lui-même l’acte de naissance dans la prose liminaire, « En marge du poème », de son livre Partout ici même (Gallimard, 1978):

 « Alors j’ai décidé, faisant table rase de mes fausses terreurs comme de tout terrorisme linguistico-théorique, de saisir la coïncidence la plus exacte possible entre écrire et vivre, et comme l’un de l’autre se fortifie, d’interroger cette rencontre de l’événement, du regard et du poème. »[1] Et, pour assumer ce penchant qu’il se reconnaît à se transformer (« me voici autre. Autrement autre »), il se métaphorise lui-même fleuve héraclitéen : « Je suis le changement, la mobilité, non une eau fixe : je suis ce que je deviens. »

Car c’est bien une poésie en constant devenir dont, au cours des années, nous recevrons l’offrande multiple des signes. Peut-être même le mouvement, le mouvant, l’équilibre instable, la base incertaine en sont-ils la marque essentielle. Tout cela, sous la seigneurie et le fouet du Temps, partenaire inévitable dans la partie d’illusion et de vérité que joue le poète avec sa vie et toute sa mémoire : ce jeu qui, non sans un goût troublant pour le silence et l’ombre, l’erreur même et ce qui la surmonte dans la hantise d’une identité fuyante, nous entraîne aux miroirs du moi et de l’autre, aux vertiges de la mort, aux abîmes du vide et du Rien.

Un livre pour naître : Partout ici même

Le poème, chez Lionel Ray, n’est jamais le déversoir d’une plénitude ; il vient en contrepoint d’un manque, comme la marque d’un dénuement qui obligerait le poète à se jeter dans l’espace verbal.  Dans Partout ici même, c’est d’un monde désolé, d’un nihil existentiel, d’une véritable Terre Gaste que va se prendre le vrai Départ :

[…]

maintenant que je

suis nul et froid sans

le moindre feu aux

lèvres et rien n’est sûr

ailleurs (le néant

même) et ras désert

rejeté du temps

l’opéra défait

les oiseaux tombent le

ciel pourrit l’eau m’é

touffe ! […]

Et c’est là, dans le plus sombre et le plus dépourvu, que, reprenant au mythe le fil du Labyrinthe,

quelquefois je rêve

au nouveau dédale

je rêve – il y a

de puissantes paroles

à dire ! à faire ! et

la terre intacte ! le

soleil droit ! […]

Premier élan d’un lyrisme – non pas du moi, mais du monde au miroir du moi – où pourraient s’amorcer la quête du sens et l’exploration des limites, où naîtrait au fond du cœur le seul vrai désir poétique : celui d’un dévoilement de la face de l’être.  

Partout ici même est ainsi un livre inaugural : il porte en germe la plupart des enjeux d’une œuvre à venir. Mais rien en lui ne respire la solennité prophétique ou l’abandon aux certitudes. Le sentier choisi est chaotique, et ce n’est nullement d’un pas sûr qu’on s’y engage. La prosodie haletante de son écriture (qu’on ne retrouvera plus dans les livres ultérieurs) entre d’ailleurs pour beaucoup dans le climat d’une sorte d’insécurité qui caractérise ce livre. Aussi n’est-il pas inutile de s’y arrêter un instant. Le vers est ici, sauf très rares exceptions, à cinq syllabes. Bien entendu, le « compte » des syllabes n’y obéit pas aux règles classiques, ce qui se vérifie en particulier par l’élision la plus fréquente des e muets, aboutissant à ce type de métrique que Jacques Réda a pu appeler, un peu ironiquement, « vers mâchés » :

[…]

travail des paroles

la photo des ombres

je vous cherch(e) parmi

les sévèr(es) fantômes

les oiseaux vieillis  

élision non seulement en fin de mot comme ci-dessus, mais aussi en plein milieu des mots qui, eux-mêmes, peuvent être scindés par la coupure des vers :

[…]

je me souviens des

crêt(es) immobil(es) c’ét

ait au détour du

sombre tout dev(e)nait

effac(e)ment c’était

[…]

Ces rejets à l’intérieur des mots ne sont pas pour faciliter la lecture, mais le mérite principal de ce parti pris est d’assurer la liberté rythmique, essentielle à la poésie contemporaine pour laquelle il importe au plus haut point de ne pas confondre le rythme et la métrique ; la « barre de mesure » que constitue le repos en fin de vers ne doit pas corseter le rythme de la pensée, pas plus que dans le discours musical où, selon Arthur Honegger (Je suis compo-siteur, Éd. du Conquistador, 1951, p. 73), « la mesure doit jouer le rôle de borne kilométrique sur une route », et pas davantage. Dans Partout ici même, la pulsation de base reste toujours à cinq temps, avec coupe variable (3+2 ou 2+3) ou sans coupe, mais souvent la phrase « oublie » la barre de mesure en une échappée de liberté rythmique venant à l’appui de l’idée nouvelle pour bientôt la faire comme atterrir sur le compte invariable des cinq temps.

On s’étonne à la constance de ce livre sur la « battue » de cinq : les cinq premières suites et les cinq dernières sont constituées de cinq strophes de cinq vers de cinq syllabes, les deux autres suites, centrales, variant seulement le nombre des strophes qui restent formées de cinq pentasyllabes ! Étonnement qui s’accroît encore quand on constate qu’un autre impair – le sept – vient compléter l’ordre assigné à la structure : les cinq suites initiales et les cinq finales sont invariablement composées de sept poèmes ! Se met ainsi en pleine lumière l’affinité du poète et du nombre. Il trouve là un principe de construction de son écriture, quelque chose comme, aux peintres de la Renaissance, le bâti qu’ils traçaient pour le « souverain bien » de leurs visions. Cette affinité se manifestera dans plusieurs des ouvrages futurs : par exemple Comme un château défait (Gallimard, 1993) où l’auteur, dans sa note finale (« Comme une encre invisible ») rend compte de cette mathématique : « Si j’ai choisi le plus souvent un dispositif simple : trois vers, puis deux, puis trois, mariant le pair à l’impair, jouant sur les marges et les interstices, le tout comme une boiterie – démarche et emboîtement –, c’est que je crois à l’effet de chaîne – résonances, échos –, à cette rhétorique de l’insistance sans quoi la poésie s’affadit ou se perd. » Un autre exemple saisissant est offert par la composition du livre Syllabes de sable (Gallimard, 1996) dont les dix suites sont constituées chacune de quatorze poèmes de quatorze vers, obéissant ainsi à la coupe du « sonnet » sans en adopter les règles.

La sujétion au nombre, telle qu’elle est ici consentie, ne fait que masquer l’ivresse d’une liberté conquise en esprit. Cette liberté qu’il fallut gagner sur une pensée totalitaire, la parole la ressent d’abord comme « innocence » et elle se précipite sur la totalité du monde, là où il s’agit de

dire innocemment dire

les roses l’aigle en

flamme qui se brise et

son ventre dessine

un ciel différent

dire la serrure que

les clés interrogent

dire l’oreille parlante

et le souffle des chats

le ramage des mains

Là où ce « dire » qui est « désert nul désir » se mue bientôt, oserait-on penser, en interrogatoire d’identité :

qui êtes-vous qui mes

beaux miroirs mon sable

atténué qui

je suis qui vous êtes

en moi dans l’attente

parce que seul ce parti pris d’une « innocence » autorise à poser les seules vraies questions qui importent au moi : origine, nature, destination… connaître qui se prend « à l’image » de qui :

mais je vous vois chose

surprise blessée d’ongles

de dents de griffes chose

de moi pareille à

moi-même peau même écume

même fleuve à travers moi […]

miroirs bleuissants

si pareils à moi

travaillés d’yeux de

racines de mouches de

larves cendres sur cendres  

et alors, connaître en quels recoins du temps, quelle mort vaudrait quelle naissance :

se pourrait-il en

core que j’existe dans

cette masse de mort ces

nœuds mêlés comme un

coucher de forêt […]

je marche sans y voir

oui j’y suis toujours

Pourtant, dès le milieu du livre Partout ici même, affleure le sentiment (pointé plus tard par le poète dans son article Poésie à la revue Europe, n° 1000 – Abécédaire) d’une « impossibilité en nous d’atteindre à la saisie de ce monde idéal, objet de notre quête ». Les deux suites centrales du livre « Imaginez, dit-il » et « Vivre double » – celles précisément où varient le nombre et la disposition des strophes par rapport à « l’ordonnance » générale du livre – amorcent en révélation négative la pente du poème, du monde et même du couple humain :

si je connaissais

ce feu très noir le

sable des orages et

l’escarpement des

phrases l’averse l’avers

[…]

mais encore si toi

je te connaissais

soumise aux travaux

enfantins ô flo

raison ô parole

[…]

écoute comme ré

alisant la nuit

ces mots que j’ai for

més pareils à tes

bras ton corps ta bouche

[…]

là où plage est ton

regard et commen

cement de nuit ce

mythe de vivre double et

c’est toujours la nuit.

Certes on peut vivre ce monde, demeurer dans « l’ombre-chose », se mouvoir dans « l’ombre-jeu », retrouver parfois le refuge de « l’ombre-joie » près de celle qui sera « l’ombre-rive » :

[…]

il y a tes mains où

le temps se tient se

rassemble tes mains au

dessus de la mort

comme un nuage de

genêts comme une source

droite léchant les vitres

[…]

                        je

ne savais pas que

les rideaux brûlent de

peur mais nous dormions

dans tes mains plus fortes

[…]

                        ainsi

nous nous regardons

dans les fêtes du sel

dans l’attente neuve et

les mots pour demeure

Mais décidément le monde aura manqué : la vie projette sur « un futur mal ancré » les « remous de l’oubli » ; elle part de trop loin ; c’est trop en dessous, dans le trop infime que sont nés son désir et son foisonnement pour pouvoir atteindre aux plus basses branches de la connaissance ; et les provisions de route n’étaient pas suffisantes :

je n’ai pas assez

de ciel pas assez

de bouches de mains de

feuillage pas assez

de vie et de hâte

[…]

il m’aurait fallu

des rasades de ciel

tourbillon de poudre

ce lait de prairie

ces filles de la grêle

À qui « cherche le centre » il n’est donné d’étreindre « que le dehors », à qui, dans « l’eau belle comme une robe », « cherchai[t] [s]a ressemblance » il n’est rendu que « vestige de visage ». Un adieu amer est lancé, l’élan est brisé, dérisoirement « la farce est/ dite ».

Et carrière ainsi laissée à l’absence.

L’absence

« Si j’ai acquis au fil des années, au fur et à mesure de ce que j’ai pu lire et de ce que j’ai pu écrire, une certitude, ce n’est rien d’autre que ceci : si la mémoire est la muse, le vrai sujet de tout poème c’est l’absence. Non pas l’oubli mais l’absence. « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente » (Camille Claudel). C’est-à-dire le manque, la privation. Plutôt que d’une perte, il s’agit de l’impossibilité en nous d’atteindre à la saisie de ce monde idéal, objet de notre quête. J’écris par insatisfaction, par étonnement aussi devant l’inaccessible » (Lionel Ray, Poésie, revue Europe, n° 1000 – Abécédaire – août-septembre 2012, pages 221-229). Une telle leçon ne peut que s’imposer, tirée de la longue et lucide expérience ; et elle oblige à s’interroger sur la nature même de cette absence, « vrai sujet de tout poème » : quelle est-elle ? comment se manifeste-t-elle ?

La réponse n’est pas simple au cœur d’une poésie qui, sur tous les fronts, combat contre des adversaires d’autant plus redoutables que ce sont au fond des inconnus : le Temps, qu’est-ce que le temps ? Où est-il ? En nous ? Hors de nous ? Sommes-nous en lui ? Si oui, pouvons-nous en sortir ? Qu’est-ce qu’être hors du temps ? Est-ce mourir ? Ne peut-on mourir et rester dans le temps ? Etc. Que fait la mémoire, que fait l’oubli ? Qui est celui qui dit « je » et que dit-il quand il dit « je » ? Qui est absent dans « l’Absence » ? ou même qui donc y est « présent » ? Cette poésie se développe dans un climat de profonde insécurité : elle dit « sable », elle dit « cendre », « poudre », « poussière », et presque jamais « rocher ». Ce n’est pas le ciel qu’elle contemple, mais « une sorte de ciel ». Elle coule dans le perpétuel devenir d’eaux courantes et de torrents, de rivières, de fleuves ; si elle ignore les eaux stagnantes, elle connaît le gel qui, souvent, vient figer les moments les plus durs de l’expérience.

Et surtout, dans toute cette œuvre, à l’exception peut-être de quelques entrevisions ultimes, c’est la perspective d’une transcendance qui fait défaut, ce que reconnaît et confirme ce distique « philosophique » du livre Comme un château défait (p.70) :

Rien de ce qui est n’existe en soi, mais le manque

du dieu remplit le monde de douleur et de vide.

Pour ce poète, l’absence est donc d’un ordre essentiel : au cœur même de l’être, et avant tout rapport au monde, elle est ce qui réunit dans un absolu originaire ce qui nous est intime et ce qui nous est autre. Un poème capital de Nuages, nuit en dresse le constat sans appel :

avant les choses

il y eut l’intime, l’autre.

l’en-dedans.

[…]

c’était sans mémoire.

ce n’était fait pour aucune mémoire.

[…]

avant les choses

d’un bout à l’autre de l’imaginaire

il y eut entre l’éveil et le songe

ce fil du rien cette science rêveuse

cette absence exacte cette roue immobile

et cet écartement.

C’est là tout le champ de la « terre d’avant », telle qu’elle apparaît dans le livre Une sorte de ciel (Gallimard, 1990) : « Terre d’avant les mots d’avant l’oubli terre noire/ De l’âme. » L’absence originaire, la pureté d’une « substance » dont rien ne peut rendre compte : « Sphère du temps fermé, bloc de silence gelé ». Un lieu insituable que le poète ne cessera d’interroger, par exemple dans Comme un château défait où l’avant et l’après se rejoignent :

Qu’est-ce à la fin que cette nuit

d’où tu viens, et cette nuit finale

où ni les mots ni les morts ne font signe ?

Un autre poème, beaucoup plus tard, « La Nuit antérieure » (dans la première partie, « Paysage du temps » du livre Matière de nuit, Gallimard, 2004) prendra le relais de cette thématique en l’amplifiant à la démesure d’une « substance inconcevable » : ce sera « la Nuit/ D’avant la nuit, »… :

                            l’absolu soleil

De l’avant-monde, un en-deçà parfait,

Un manque plein, […]

Tu connais le bonheur de n’être pas toi-même

De n’être rien qu’absence,

[…]

Seulement ce peu de nuit qui ignore la nuit,

La profonde inconscience de l’abîme dont tu fais

Ta demeure comme un bruissement secret

Enfoui dans l’obscur,         interminablement.

Aussi cette « nuit antérieure » n’est-elle pas sans faire étrangement écho, chez ceux qu’il aura marqués, à l’extraordinaire suspens que Pierre Gabriel éprouvait dans sa nuit de La Vie en gage (L’Arrière-Pays, 1994) : « Il vient parfois un instant de la nuit où la nuit même se tait […] Il semble alors que le temps se retienne de sourdre et que tout, à nouveau, soit proche et frémissant dans le bonheur d’attendre. » À ceci près que la nuit de Pierre Gabriel ne serait pas « antérieure », mais plutôt « dérivée » et « successive », c’est bien cette même nuit, absente de la nuit, que Lionel Ray rejoint et prolonge dans Matière de nuit :

Là où nous allons

Pas d’hiver

La nuit éteint

Toute amertume.

[…]

N’être rien qu’un corps insubstantiel

Corps de brume   plus léger qu’une

Trace      comme une

Preuve      que rien n’efface.

L’absence – ainsi placée au principe de toute poésie – a non seulement privilège d’antériorité par rapport aux « choses », mais, paradoxalement, vu l’« inconséquence » que celles-ci font paraître aux yeux du poète, elle les surpasse aussi en cohérence et en solidité et, du coup, se voit dotée aussitôt d’un attribut mental qui n’est autre, quasiment obligé, que le sentiment irrépressible du vide ; ainsi dans Le Nom perdu (Gallimard, 1987) :

Ce trou en excès dont on ne sait le centre

qui est en moi comme une ville monstrueuse

[…]

la masse du temps

le vide interne.

ah que j’échappe enfin

à l’inconséquence des choses.

Combler ce vide ? C’est à l’écriture du poème de le tenter ; mais là résident – tout à la fois force et faiblesse – son illusion et sa vérité. Dans Nuages, nuit (Gallimard, 1983), un texte, portant en manière de suscription cette parenthèse : (du poète), révèle l’écriture comme une simple « veille » entre des mains de nuit, de sommeil, dans un rêve à qui ne peuvent être assignés ni éclosion ni achèvement. Et c’est avec cet instrument somnambulique, et munie des « clés très attentives » que lui confère la lumière dans son « sûr silence », que chemine la liberté du poète,

cherchant terre opaque cherchant terre à fruits comme

terre à douleurs terre gravée dans le vent des nombres

et des phrases […]

D’un autre poème du même livre, (d’une syllabe, une femme ou une ville), on apprend que, plus que du regard sur les choses, plus que des efforts de la pensée, plus même que des mouvements de l’âme, c’est du cœur des mots que, pour surmonter l’absence, naît toute poésie. Lionel Ray l’a fait savoir dans nombre de ses textes « théoriques », par exemple dans Poésie, cet article à la revue Europe cité un peu plus haut : « le poète n’existe que par l’écriture, il attend d’elle qu’elle le modifie et le construise en quelque sorte en tant qu’être lyrique. Ainsi la présence au monde et à soi-même s’opère dans le langage, par le travail des mots et sur les mots qui ouvre un accès possible à « la vraie vie ». » Mais ce poème de Nuages, nuit en témoignait déjà, et même à l’extrême puisqu’il condense toute force évocatrice, voire créatrice, dans la « syllabe », qui, déjà étymologiquement, est lieu d’un rassemblement :

une note nouvelle. une halte où tremblerait

un nom à naître. une syllabe seule. un théâtre

de sons, syllabe fée. merveilleuse comme la fête

enfantine […]

                            syllabe couleur d’abîme,

je t’appellerai justice.

Pouvoir verbal irremplaçable que célèbre à son tour le poème intitulé (des paroles amoureuses) :

je prends appui sur vous paroles ici nuages.

je vous touche des mains et de l’ouïe jusqu’au profond

du temps. […]

Les paroles, c’est de leur « ombre », « chant parmi les chants », c’est même – admirable métaphore – de leur « eau/ simple splendide et ténébreuse » que s’accroît la lumière (« cette éclaircie/ des pages »), que même, par le « retour du temps au centre vivant des/ phrases », se dompterait l’éternel adversaire, se ferait « nôtre » le temps, « inaltérable insoumis » et s’effacerait même l’absence. Paroles qui ne peuvent être qu’amoureuses et conduire :

                            au centre vivant de toi. là

où rien n’est absence. où tout est vrai. inchangé.

[…]

ainsi je vis en toi comme au fond des paroles.

prenant appui sur leur âme de chair.

L’œuvre du poète se parsème ainsi, de loin en loin, de sortes d’îles où s’estompe l’absence, qui sont avant tout des îles amoureuses. Une grande île de ce genre, la suite intitulée  « Célébration », émerge au centre du livre Le Nom perdu : on y comprend que c’est en soi que gît l’absence, tandis que la présence est en l’autre. Cette « Célébration », à laquelle nous consacrerons un développement spécial, est comme une île de présence dans toute une œuvre-vie d’absence fuyante, de doute et d’arpentage du vide.

Hors de ces îles bénies, en effet, ce qui domine, c’est obstinément l’absence, prenant toutes formes d’aspect et dans toutes sortes de confrontations : on s’émerveille ainsi, dans Nuages, nuit, de cet admirable poème sur le jeu de l’absence et du temps, dans lequel l’absence, en son secret, en son mystère, semble invoquée comme une puissance quasi tutélaire :

Vous, absence. vous, ombre.

invisible rose.

bouche à jamais secrète.

qui dirait que le temps

vous ensemence

et que ce feu obscur

suscite

plus loin que toute mémoire

vos royaumes, vos courses, vos ciels.

Et il est de fait que la poésie, dans ce fol espoir qu’elle perpétue malgré tout d’avoir prise sur le réel immanent qu’elle sait par ailleurs indéchiffrable, reçoit ici l’absence, comme on le voit dans Nuages, nuit, tel un renfort paradoxal :

cela qui dort de loin

inapprochable

et qu’on ne peut surprendre.

[…]

on cherche la source dans l’infini réel

quel est le dieu quel est le lieu

en toi en moi

l’embrasure la floraison.

L’absence pourrait-elle n’être que transparence ? Autrement dit, quelque chose qui, pour les aveugles que nous sommes, ne ferait pas obstacle à notre palpation du réel, à notre soif de connaissance intime de l’intérieur du monde, ce que le poète de Nuages, nuit exprime merveilleusement :

permettez que je touche

cette musique de plumes

que j’approche

la foudre et le givre.

le réel insiste dans l’anonyme loriot

dans le lait au goût d’azur

l’inexplicable puits des choses.

Le même poète reconnaissant bientôt que ce n’est pas le réel qu’il veut entrevoir derrière l’absence (« rien/ ni les fruits ni l’azur/ ne prévaut »), mais l’absence elle-même (« tu cher-ches l’ombre/ la cendre/ le sel parfait »), rien que ne désire éternellement Orphée : « regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît » (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire). Et il aura suffi de quelques pages tournées après « Célébration » pour que, comme dopée par son repos dans l’île, reprenne la poursuite désespérée du Nom perdu, à travers l’entremêlement des thèmes lancinants du Rien et de l’Absence, dès lors exponentiellement aggravés :

Rien ne cherche : tout est vent

ni clé ni serrure

chemin de nul sommet

tout est manque tout est sable.

[…]

[…]   silence d’avant ou d’après

pour descendre hors du temps au plus profond

du rien hors du visible jusqu’à l’ombre serrée

du rien, […]

[…]          lorsque les choses

ensemble et disjointes redeviennent

une.

[…]

devenant poudre fuite et dispersion

au-dessous de l’absence même.

[…]

dans le non-vu et le non-présent

dans le gel et l’épaisseur grise du rien.

Attirance d’un néant qui se fera de plus en plus insistante jusqu’à cet extraordinaire poème (critique de la poésie) venant clore le livre Matière de nuit et s’achevant sur ces mots, qu’on peut aussi entendre à demi ironiques et désabusés : « Maintenant nous voici […] Sans souffle, au bord des choses qui ne sont que/ Surface, avec la perspective somptueuse/ De regarder enfin au-dedans de Rien ».

L’intime pour univers

Tout aura commencé – et même ces chemins de l’absence et du rien – avec les mots que murmure l’intime : « je disais quels sont/ ces mots de mes lèvres […] ces mots nés de moi » s’interroge déjà le poète de Partout ici même qui, au fil des pages, se demande « combien pèse le/ regard que nous sommes » :

comme un journal dont

je tiens les pages comme

une enquête aveugle

[…]

je suis la page qui

boit son encre

[…]

j’entre dans

la chambre des pau

pières

[…]

où est le dedans

le dehors ?

Ce qui paraît sûr, en tout cas, c’est que le flux du poème circule du dedans au dehors, quand ce n’est pas du dedans au dedans : initiant la troisième partie du livre Le Corps obscur, cette page qui confond « la fenêtre et l’oiseau » nous livre ainsi tout le secret de son intériorité : une « buée » pour aborder aux images d’un monde frêle et indécis comme le ferait « sur un miroir/ le souffle d’un enfant » ; intériorité d’ailleurs pleine de risques et de périls quand se lit cet aveu, à la dernière page du Corps obscur :

il se défait il se quitte il sera bientôt

sa propre variante une phrase apocryphe

gérant de son suicide son image-témoin

L’origine intime du poème ne peut ici faire de doute. Rappelons-nous ces vers de Nuages, nuit, aux accents de Genèse, que nous avons déjà cités :

avant les choses

il y eut l’intime, l’autre.

l’en-dedans.

Mais dès la première page du même livre il est dit au poète : « dans le répit des nuits tu veilles dans tes mains » ; et encore ceci, portrait limpide (d’un homme que je suis) :

                                               ici commence

mon corps cette écriture ces boucles du désir.

en dedans la caverne la danse l’escalier.

Et vers la fin du livre :

nous commençons d’être,

vrai lieu […]

L’intime à qui est donc confirmée l’insigne qualité de « vrai lieu » va pouvoir essaimer vers le monde et peu à peu s’y enraciner en quelque manière ; dans sa quête du Nom perdu, l’intime (du dedans) se sera ainsi « dissous/ dans l’étonnement » et instruit dans « Le Grand Livre » (du dehors) :

On s’est inscrit. on s’est enfoui. on a germé.

on est devenu la Terre.

on s’est rassemblé. on s’est accepté.

on a regardé le Grand Livre.

Devenu le chant d’un tout, trop vaste et trop fragmenté pour lui, l’intime ne peut qu’humilier sa nature d’intime. Alors qu’il en est l’origine, par un étrange retournement, il s’in-cline, dans les merveilleuses « Élégies » du Nom perdu, devant le chant qu’il a lui-même suscité :

Si vaste soit le chant je ne suis que son ombre

sa bougie aux fenêtres son toit une poignée d’eau.

Si le « vrai lieu » reste bien l’intime, c’est précisément ce que l’intime pourrait presque oublier, qui, à de certains moments, croit devoir situer sa vérité dans le monde où lui-même s’est fondu :

les clefs sont dans les fleurs dans les pierres perdues

dans les roues fracassées et le cri incurable

et dans les corps absents nocturnes oubliés.

Mais ce que tisse une élégie, une autre le détisse : l’intime se reprend, se retrouve lieu distinct, toujours autre :

Puisque ce n’est pas toi ces choses lourdes qui n’ont

aucune fin.

[…]

Puisque ce n’est pas toi le bleu de la fenêtre

[…]

Puisque ce n’est pas toi. les lèvres des statues mortes […]

l’intime retrouve sa vraie nature, « syllabes/ du silence », « lieu à lire » : c’est en lui, par lui et de nul autre que viendra la parole. Il demeure « un nom jeté hors de lui-même/ comme un jardin ouvert à la première page. » Dans Une sorte de ciel, il entendra et parlera cette « langue intérieure » que suscite l’ombre d’un automne. Car il sera « entré dans la nuit difficile. »

Dans Comme un château défait, ce livre où s’exacerbe la question cruciale de l’identité et du rapport au monde, n’est-ce pas le temps lui-même qui usurpe les traits de l’intime avec ce « visage affamé de l’intérieur » ? C’est en tout cas l’intime qui à soi-même lance de terribles adresses :

Écoute au-dessus de ta tête

passer les mots silencieux ! et tous ces bruits

muets des intimes désastres […]

[…]

Tu ne dis rien, tu es en proie à toi-même,

tu cherches la place d’être

un autre ou personne.

Syllabes de sable est tout entier livre de l’intime (« tu es le lieu du souffle, aussi loin que possible : toi-même et devant toi » – « Dans l’espace intime tu approches/ une imperceptible enfance »). Revenu à soi-même, retourné à ce qu’il est, à la fois mémoire et extinction de toute mémoire (« flamme enterrée/ qui ne se souvient plus »), immergé dans « le silence […] si vaste », et « entré seul dans la demeure du regard », l’intime est une solitude habitée de visions ; c’est de voir qu’il vit et se perpétue, « moi oublié » qui « ne s’appartient pas », devenu cet étranger désormais sur nos bords, loin de celle qui est « entrée dans la nuit/ avec la cohorte des songes » :

Moisson d’attente, Nuit

tu rêvas

[…]

Tu aurais voulu graver

son nom sur la porte

interdite, dessiner

le feu de sa bouche

La syllabe de ses jambes,

la lettre de ses doigts.

L’intime est devenu cette ombre où « il n’y a personne », qui fuit « vers le dedans,/ dans l’exil muet/ des choses » mais que la fin du livre aura sublimée « silence », « poussière », « parole inhumée/ dans la nuit ». De sorte que l’intime en vienne à se retrouver « vivant » et comme à la fois libéré et effacé dans une déperdition transfigurée :

les mains à même le vent, tourné vers

l’étendue, face invisible enfin.

Rêve donc d’une dissolution dans le souffle et la distance des dehors pour une poésie qui aura pourtant préservé de bout en bout son ancrage quasi tautologique dans « l’inté-riorité de l’intime ».

Lire la poésie de Lionel Ray est-il rien d’autre en effet qu’habiter au plus profond d’une âme, en éprouver tous les climats, en décliner les intermittences, s’iriser des nuances et variations de son spectre ? Le poète ici n’est pas celui qui érige devant les hommes le monument évocatoire par lequel il croit et nous fait croire qu’il a soumis le phénomène à sa puissance verbale. Il n’est pas ici de parole conquérante et dominatrice s’efforçant, dans l’imaginaire, de planter le monde comme un décor d’épopée pour créer ainsi l’objet d’une réalité seconde, détachée du « sujet », nécessairement pourvue de tous les caractères de l’extériorité et pouvant, par une vue directe, être prise pour spectacle. Tout au contraire, chez Lionel Ray, le « dit du monde », exceptionnellement riche lui aussi, ne tente jamais de procurer cette illusion d’être directement offert aux « perceptions sensorielles ». Ce que le poète donne à voir, c’est sa vue elle-même, le « comment je vois », avec toute l’acuité mais aussi toutes les incertitudes de cette vue propre, ce monde intérieur où s’expriment en définitive le « ce que je suis » et le « comment je suis » ou le « comment je finis par n’être pas ».

L’identité fuyante

À lire cette œuvre dans son entier, on prend la mesure de son véritable « objet » : non pas une écriture détachable de la personne de son auteur, ce qu’on appelle communément poème – ou exquisément « aboli bibelot » – ; c’est son être même que le poète passe dans son écrit ou, pour aller au plus proche peut-être du vrai, ce qu’il écrit, c’est lui-même (cf. Le Corps obscur (Gallimard, 1981) : « l’espace des mots que nous sommes » ; cf. également Comme un château défait, page 45 : « Tu es toi-même chaque mot que tu dis/ et chacun te conduit en ce lieu/ où tu es plus toi-même que toi »). L’œuvre apparaît ainsi comme le « log book » d’une périlleuse navigation à la recherche d’un « nom perdu », dans l’espoir qu’il pourrait répondre à l’obsédante question « qui suis-je ? » : ici est donc mis à nu un destin de haute et sombre solitude qui se récite à travers les nuées de l’incertain, de l’insaisissable, parce qu’il a parié sur l’impossible franchissement du vide et de l’absence ; et la quête est le plus souvent désespérée où sont cueillis de loin en loin les instants d’une clarté bouleversante, mais bientôt frappée, chaque fois, d’un soupçon d’illusoire.

C’est à l’obscur du monde que va se chercher le « nom ». Mais la clarté du mythe veut que ce nom, toujours, reste « perdu » ; qu’il soit comme l’épouse à tout jamais inatteignable dont ne cesse pourtant de se rêver l’impossible reconduite au jour. On suspecte quand même que, tout « perdu » qu’il soit, ce nom n’aura jamais fini d’être intimement lu par le poète. Il le lit dans l’invisible d’une absence évidente que lui seul peut traduire en présence, tant il est lui-même, à tout moment, sur le point de douter de sa propre présence ; tant il s’est fait le familier de sa propre absence ; s’est mué, tout à la fois en dit de la vie et dit du poème, cette chose qui se récite, se raconte elle-même, et finit par devenir un destin vivant. Et n’est-il pas vrai qu’à force d’être le vécu du poème, de sentir vivre en soi le devenir du poème, plus rien ne sépare le poète du poème ? Son poème, c’est lui ; et lui, devient son poème.

Comme on est loin des « mémoires » ou des « confessions » ! – qui ne représentent jamais que des relations distinctes de la personne, des chroniques essentiellement séparées des épisodes rapportés. Ici, le texte vit directement le poète. Et c’est sa manière à lui, singulière et si captivante, de constituer un « lyrisme » donc, mais que l’on sentira tenu à l’écart des catégories habituelles, tout aussi éloigné de la poésie personnelle que de l’impersonnelle. Le poème, ici, précipite sur le tout du monde une parole qui regarde les êtres et les choses ; dans le livre Le Corps obscur, cette parole fait son « chemin/ sans époque ». Celui qui la profère la façonne comme « une construction en éveil ». C’est par elle qu’il suit dans l’étonnement « la variation infinie/ d’aimer, la jeunesse des heures », « le chemin fée » dont il est lui-même le souvenir indélébile. Et, à tout moment de l’œuvre, c’est lui-même qu’il poursuit :

[…] et tu cherches les yeux pleins de sable la grève

le bout du chemin une étoffe inconnue toi

regardant ce monde obscur pour la première fois.

Il n’est pourtant, dans sa voix, qu’une identité douteuse (« Est-ce que je suis ? »), aux limites du songe et de l’amnésie :

dans cette voix la nuit monte est-ce moi est-ce un

autre qui me ressemble et ne me connaît pas

avec des perceptions constamment suspectées (« dans cette voix tes yeux qui voient sans voir »… « je croyais entendre »). Mais toujours, sans nul repos, se perpétue la recherche avec, pour cible fascinante, « un cercle en devenir », le « noyau du commencement » :

ce serait une ville sans itinéraire

un lieu sans précédent ici dans cette voix.

« Un lieu sans précédent », quelque chose donc d’inconnu, d’inexploré, d’inviolé, l’expérience vierge de toute expérience, le point que n’atteindrait aucun souvenir et que pourtant seule une mémoire situera. La Mnémosyne, semeuse impénitente d’énigmes et de vocables de hasard (« Nous étions venus d’une mémoire distraite »), n’est-elle pas le témoin irrécusable de l’origine et de la destination, ce complice éternel, seul artisan, seul garant d’un juste rapport aux artifices du temps ? (« Nous étions venus de l’avenir »). En nous, qui « avons/ si peu de temps pour vivre si peu de rêve si peu », la mémoire crée une souveraine infinitude :

[…]           nous étions des morts de combien

d’années ? la vie en nous cherchait son origine.

avec l’irrépressible sentiment que le domaine parcouru reste celui de l’inépuisable :

on n’en finit pas d’être. le temps ne passe pas.

la même question grandit comme la soif au désert.

et que nous sommes la chambre noire de l’être, le lieu choisi de toute éternité pour miroir du monde et de nous-mêmes :

[…]          quelqu’un en nous regarde intensément.

Le poète le redira bien plus tard, dans son livre récent, De ciel et d’ombre (Éd. Al Manar, 2014) : au jeu du temps travaille une mémoire qui est puissance totalisante (« tout est mémoire »), mais aussi, par paradoxe, « pays absent » ou encore « drapeau de silence étonné ». Il en a, bien sûr, connu les limites : « Je n’oublie rien et rien ne ressemble », constate-t-il dans le poème intitulé « Adieu, dit le corps… ». L’ici où nous a transportés la mémoire est un « adieu d’au-delà/ du voyage », façon de faire entendre à quel degré d’énigme peut atteindre cet ici où nous sommes rendus : « ici est l’autre côté/ de toute question ». Pourtant, avec la troisième partie du même livre, « La lumière du noir », c’est encore à la mémoire – et à son double, le« pur oubli » – qu’il appartient de nous rendre à nous-mêmes (« Aucune ombre/ ne fait écran/ tu es proche de toi… Ce qui s’efface en toi/ bientôt/ te ressemblera »), mémoire qui aiguise, épure et simplifie :

Mémoire creuse,

je ne suis plus que moi-même

solitude comme une île

ou vêtement.

Et la route mène

plus loin que le vent.

Restitué ou non par la mémoire, cet ici où nous sommes, dans une géographie que figurerait notre existence, c’est « le pays du dire » qu’avait cartographié Le Corps obscur comme« l’espace des mots que nous sommes ». Manière d’impliquer que les mots eux-mêmes recèlent plus de présence et de réalité que le visible du monde. Car il arrive que « tout s’affaisse dans le visible et/ la dépossession », que « le vu s’effondre » alors qu’il y a, derrière ce que l’on regarde, quelque chose à notre image essentielle, une réponse peut-être, mais qui nous est cachée :Ce que le visible cache

     ce qui nous ressemble

cette autre chose en chaque chose.

Cela même dont il y a pure révélation à travers les mots, dans les moments les plus clairement orphiques de l’œuvre :

[…]

je parlais dans le tumulte des pierres

grises semence fraîche ou sommeil anonyme

[…]

je parlais dans la force et dans

la pesée du futur pour des yeux chastes pour

un souffle insensé une herbe à jamais sourde.

[…]

je parlais dans la nostalgie

de quelque obscur devoir et c’était

                                                            comme

si une tombe violente s’ouvrait en chaque chose

avec une étrange voix un éclat cruel et vain.

Mais l’émouvante confiance dans les mots, que révélaient ces poèmes du Corps obscur, irait s’émousser plus tard, avec le développement de l’œuvre et l’accumulation de son expérience ; le livre Comme un château défait s’ouvrira par l’affirmation de la dépossession de soi :

Je ne suis pas qui je suis,

ce masque dans la nuit anonyme

cette voix qui monte comme un fleuve

ni ces pas      ne sont miens.

Et le poème, deux strophes plus loin, témoignera bien au-delà de la dépossession : le moi, chosifié dans une chair opaque et encombrante, devient obstacle à soi-même :

Qui es-tu  qui que tu sois

ce mort en travers de ma route

cette chose de sang et d’ombre

qui bouge et ne bouge pas

Les mots auraient-ils donc perdu le pouvoir et la dignité que le poète leur avait reconnus qui écrivait dans Le Corps obscur : « l’espace des mots que nous sommes » ? Les mots, qui avaient alors cette puissance étrange et magnifique de nous assurer l’être, qui étaient « notre demeure » et qui « accompliss[ai]ent le temps pur », le poète maintenant les interroge, profondément désabusé :

Quelle est cette lampe qui ne s’allume pas,

cette lumière en eux qu’on ne voit pas ?

Le poète se retrouve

Perdu, sans lieu, naufragé de quel

voyage, dans la fraîcheur nouvelle

du plus vaste oubli.

Et dans cette « fraîcheur d’oubli » se pourrait-il qu’il y ait l’amorce d’une nouvelle métamorphose du poète, « comme s’il venait de quitter sa propre statue » ? Comme l’« exilé d’aucun souvenir », irait-il, « plus vrai que vivant », « dans l’invention de [lui]-même/ debout      dans l’avenir » ? Vain espoir, bientôt délité, quand le poète constate que « rien n’a changé vraiment » et qu’il crie toujours sa faim (« Visage affamé de l’intérieur ») :

ce grand discours muet

de la terre,    ce naufrage

et cet accomplissement.

et que, hors ce « discours », il n’est que

Le peu de poids que l’on pèse

dans le soir ! le peu

de cendres !       comme entre les mots

Le soudain silence !       et l’énorme

nuit !

Avec le temps, qui, n’est qu’un « vieillard impénétrable », une aire pour les « dieux morts » où ne s’entendent plus que « paroles mortes », « l’âge » est entré par effraction :

La vie a défait pour toi sa robe

de cendre, et les objets

se sont endormis.

[…]

L’âge aux pieds de voleur

sur toi       pose de calmes griffes

et mord.

Aussi, à travers le temps, il ne peut être que des itinéraires improbables et sans boussole, aux origines insituables autant que peut l’être l’issue :

Tu es ce navire parti d’un port que nul

n’a jamais connu, dans la dissipation du temps

et la chute intime des choses.

Dans la blancheur que s’invente un sommeil, le poète s’écrit à lui-même une sorte de voyage somnambulique aux confins d’une mort étrangement respirante :

[…]

     le temps creuse en toi

                             un lit profond.

[…]

     tu te lèves au milieu de la page.

[…]

     une mort légère

                             respire au-dehors.

Au passage du temps le poète perçoit une parole qui lui « ressemble », et d’ailleurs, en de très nombreuses occurrences de l’œuvre, le poète, poursuivant une identité qui se dérobe, aura multiplié ces « choses » qui lui « ressemblent » :

[…]                                    ce qui parle au bord

du gouffre et dans l’horloge et dans l’effondrement

des heures, te ressemble.

Au-delà même de toute ressemblance, un poème central de Comme un château défait (page 65) établira une consanguinité entre le poète et une parole originaire à caractère inspiré et évocatoire (appelée ici « le dieu ivre ») par laquelle est exprimé le temps. De cette Parole éminente, aux attributs divins, le poète, toujours en recherche du « nom perdu » est non seulement « l’image » (homme créé à l’image de son dieu) mais encore rien d’autre que « la syllabe imprononcée ».

Le moi défait

Il y a, dans Nuages, nuit, un poème qui brille d’un éclat singulier dans l’inachevable quête d’identité entreprise par le poète. Ce poème, qui s’intitule (d’un homme que je suis), mériterait, à première vue, d’être considéré comme une étape capitale sur l’itinéraire d’accomplissement d’un « gnôthi seauton ». Portrait du poète à la fois tel qu’il est et tel qu’il se veut : portrait qu’on l’imaginerait donner de lui-même et, tout ensemble, de son être et de son art, comme on songerait, par exemple, à la série des autoportraits de Rembrandt. C’est, de fait, que l’image reçue est ressentie d’abord comme d’une évidente ressemblance ; le poète, d’emblée, se présente en homme automnal :

je suis un homme d’octobre précisément.

item un jardin noir les ailes enfumées

noir de soupirs d’eaux changeantes de vêtement-

nuées.

Il est à la fois le contemplateur des « ombres qui s’allongent » et la victime de celui, éternel adversaire, qui surgit derrière ces ombres, sur le chemin :

[…] et sur ses pieds de velours le voleur Temps.

voyant volant son visage à rebours. son poids

d’étoffe gaie imprévisible sa densité.

Et c’est là que le portrait commence à révéler les fragilités et les délitements. L’homme sans toit est livré à l’errance. C’est celui qui partout hésite, chercheur irrésolu d’une terre intense. Il se dit homme aussi inextricable que le mythe qu’il poursuit d’un Labyrinthe en leitmotiv. Constructeur d’un nulle part visible. Voix désirante. « je vais à l’illusion comme au désert fait la chaleur ». Sans miroir. Sans image. Mais quand même avec une fidèle attache à une « terre » mémorielle :

mémoire est ma terre promise. mon profond

sol. aimant charnel. onde et choc. sirène syrinx.

ma terre disjointe ajourée crevassée panique.

en toi je suis je meurs en toi je continue.

matin de vivre mon oreille ma langue mon regard.

Qu’adviendra-t-il de cet homme, de ce poète, de ce vivant pour qui « Être est la formule » ? Dans la note finale de son livre Nuages, nuit, intitulée « Les soldats de Noël », le poète raconte le sort qu’il réservait, étant enfant, aux rares soldats de plomb descendus, « entre deux oranges », dans la pantoufle de quelques-uns de ses pauvres Noëls : son vrai plaisir, une fois admirées les fraîches couleurs des figurines, consistait à les faire fondre à la flamme, mêlées toutes ensemble « dans une louche de fer ». Il ne lui restait plus qu’à en jeter le « magma neutre et gris ». Et le poète d’ajouter : « Que n’en va-t-il ainsi des poèmes, cette broussaille de paroles… », confiant aussitôt : « Rien ne me fascine autant que ce qui se défait… ». Et il clôt ainsi cette note :

un fantôme ici se lève, insaisissable et partout présent, au fil des poèmes, un moi très vague et douloureux, quelquefois fasciné par une aube subite qui le regarde avec des yeux d’amante, ce moi fragmentaire, calciné, cendreux, si proche et si lointain de son modèle, d’ici et d’ailleurs, d’autrefois et de demain, et qui, singulièrement, vous écoute et vous ressemble. Ce n’est que mots pourtant, mais comme ces beaux faons échappés d’une fable de Supervielle, les miens, les vôtres.

Ce moi, dont la recherche occupe une si grande part de l’œuvre, ne serait-il donc pas au fond un « moi défait » ? Et surtout, défait presque originellement, comme s’il ne s’était jamais réellement constitué. (Mais, à vrai dire, n’est-ce pas toujours ainsi qu’il en va pour chacun de nous ?). Ce moi résume les intuitions qui ont traversé toute l’œuvre de Lionel Ray : « le voyageur immobile/ que je suis et que je ne suis pas », dans le livre récent De ciel et d’ombre, fait écho à ces vers de Pages d’ombre (Gallimard, 2000) : « Peut-être n’es-tu rien que le rêve/ de quelqu’un qui n’existe pas ». De même, « Tu es partout et nulle part/ Tu n’es personne tu n’es rien » se perçoit comme résonance de Syllabes de sable où, « Séparé du lieu – de toute parole », le poète constatait : « Tu n’es personne », d’où se déduisait que rien non plus n’existe « sinon/ l’abîme du rien ». Il s’agit donc d’un moi pour le moins incertain qui ne fait qu’imager la vie humaine, comme dans ces vers du livre De ciel et d’ombre :

Laissant à l’horizon de soi pas même une forme vide

Sauf cette poussière de mots cette dentelle

Obscure qui a pour nom « souvenir ».

Où l’on voit que, bien entendu, c’est avec le vieillissement que s’accentuera la dispersion temporelle et spatiale de ce moi inclinant à son effacement, comme il est écrit dans Pages d’ombre :

Je sais maintenant combien peu

dure le cœur combien peu la lumière

du matin […]

[…]

Après tant d’années il est venu le temps

de rejeter son ombre loin de soi

et qu’elle s’efface avec le vent

dans un dernier frisson de feuilles.

Ce livre confirme ainsi que le moi s’est défait « pour mesurer la distance/ et pour tendre l’oreille/ vers quelque son/ qu’on n’entend plus »; qu’il n’est plus qu’une vie « à distance/ parmi les mots originels ». Une autre vie, déjà quittée, demeure en arrière, dont ce livre redit la merveille dans sa douleur :

Ce visage disait-il

je l’ai autrefois habité

et j’ai parlé par cette bouche

j’ai vu avec ces yeux

mes paroles ont traversé

le pays clair de cette voix

[…]

et j’ai entendu

le murmure de gorge des crépuscules

— la terre était sans limite

notre secret était sans âge.

Qui est, d’où vient et où va Laurent Barthélemy ?

En 2007, Lionel Ray publie L’Invention des bibliothèques (Gallimard) avec pour sous-titre : Les poèmes de Laurent Barthélemy. Dans la prose liminaire de cet ouvrage, il explique comment il a « imaginé » cet autre poète ainsi nommé, mais qui reste lui-même et, « relisant » toute l’œuvre de Lionel Ray, écrit « un texte parallèle ». Rien de vraiment semblable à d’autres expériences : il serait vain, par exemple, de tenter un rapprochement avec celle des « hétéronymes » très structurés, différenciés et en quelque sorte « spécialisés » d’un Fernando Pessoa. Par ailleurs, le poète le précise : « Laurent Barthélemy n’est pas une simple hypothèse. Je n’écris pas comme si j’étais un autre. Je suis cet autre qui me ressemble et qui ne ressemble pas. » Il suggère aussi qu’avec ce double, il s’agissait de se mettre à une nouvelle distance de ce qui hante en permanence le centre de l’œuvre, autrement dit de se tenir « loin de l’incurable mélancolie des regrets » et d’explorer le « savoir muet des choses », le « théâtre de l’anonyme ».

Et, de fait, les poèmes de Laurent Barthélemy présentent, à première vue, l’aspect d’un gigantesque kaléidoscope, avec une écriture foraine et non contrainte où fourmillent, dans l’improvisation débridée, les visions et entrevisions les plus variées et les moins attendues de notre vie de tous les jours, fuyante, insaisissable.

Toujours en première approche, des remarques s’imposent qui ont trait simplement à la forme, à l’aspect extérieur des poèmes. Il est frappant, en effet, de constater d’étranges similitudes : ainsi les poèmes de Laurent Barthélemy sont intitulés et encadrés de deux traits (l’un au-dessus et l’autre au-dessous du texte), exactement comme dans Les métamorphoses du biographe de 1971 et dans la première partie (« Hors texte, I ») de L’interdit est mon opéra de 1973 ; ainsi encore, tous les poèmes de Laurent Barthélemy sont délibérément privés d’incipit (que remplacent trois points de suspension), présentation exactement reprise des poèmes de la Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité de 1971 et de la partie centrale (« Récit ») de L’interdit est mon opéra. Ces analogies n’ont évidemment qu’un caractère superficiel, mais reconnaissons-leur toutefois une valeur d’indices. Analogie plus sérieuse entre ces publications que séparent plus de quarante années, celle du caractère « éclaté » de l’écrit poétique dont l’auteur lui-même relève les « élans brisés » et les « phrases sans commencement et dont les fins se perdent dans un écho d’abîme ! »

Peut-on inférer de ces simples indices une continuité retrouvée entre le poète des années 70 et l’auteur dédoublé des années 2000 ? Faut-il voir en Laurent Barthélemy un « wagon » qui n’aurait pas suivi « l’aiguillage » opéré avec Partout ici même en 1978 et aurait continué, sur une voie parallèle, la course initiée par le « biographe » ? Peut-on même imaginer, au moins pour certains des poèmes de Laurent Barthélemy, des dates d’écriture moins récentes que ne le laisserait supposer leur date de publication ? Questions trop indiscrètes sans doute pour envisager qu’elles soient posées et que, d’ailleurs, une approche plus attentive des textes devrait permettre d’écarter. Notons encore que Lionel Ray lui-même relève chez Laurent Barthélemy la continuité que nous soupçonnons : « il en a gardé l’esprit (je parle de mes premiers livres), le délire, la part ludique de la manipulation des mots, provocation quelquefois, dans une syntaxe éclatée, la gaieté souvent, et surtout la liberté, infinie. »

C’est précisément « sur le bon usage » de cette « liberté » qu’à notre avis les poèmes de Laurent Barthélemy marquent un réel dépassement de ceux des années 70. Ceux-là – même secrètement animés de l’influx rimbaldien, même exempts de la froideur stérile réclamée par le « terrorisme » ambiant – pratiquaient l’accumulation la plus désordonnée. Dans l’appel des réalités convoquées, ils jouaient à fond l’arbitraire des choix et leur totale gratuité (plutôt que l’automatisme psychique des surréalistes). Comme pour bloquer toute possibilité de sens, ils misaient surtout sur la brusquerie syncopée des ruptures et des ellipses. Exemple tiré de Lettre ouverte à Aragon… (II, 25) :

… des sourcils voyez la langue ; le vent vire (les bruits où bat l’ombre au lieu de fuir) inventant une chose bleue trente-cinq ans plus tôt j’étais cette horloge en attente dans la texture des pierres endormies chacun des mots de cette page avant l’explosion proférant le crayon encore pâle

que j’étouffe ici le sens l’alpha à jamais composant un complexe de sillons et l’homme affiché sur toile de saltimbanque puis parler aux mousses au triomphe aux boucaniers […]

On n’en est plus du tout là avec Laurent Barthélemy, en tout cas dans ce qui nous apparaît comme le meilleur de sa poésie : un art qui, plus ou moins consciemment, s’est nourri de toute la riche évolution de l’œuvre de Lionel Ray. Prenons-en à témoin, dans sa forme incontestablement « libérée », mais avec toute sa charge d’émotion contenue et d’expérience vécue, le poème le pays des fées, dans la deuxième partie (« Machinerie féroce du moderne ») du livre L’Invention des bibliothèques :

… trop dire n’est pas rêver ah ! donnez-moi le vent

Du soir ses jambes bien tendues ses cheveux tièdes ses

Kangourous brûlants donnez-moi ces choses profondes

Qui se cachent dans la musique ces portes rares et le

Spectacle de la beauté grise comme les cris de douleur

Que j’entendis dans un lit très doux mais tu reposes

Désormais dans l’herbe où les rails n’ont plus pour

seul

Visiteur qu’un soleil de rouille les yeux fixés sur les

Lointains du monde […]

Tel, en son poème, Laurent Barthélemy : non pas résurgence d’un art d’abstraction et de formalisme « scientifique », mais parole vivante avec laquelle Lionel Ray aime à se mesurer, échangeant avec son auteur favori des Lettres imaginaires (Les Écrits du Nord, éd. Henry, 2010) dont l’un des thèmes principaux d’intérêt se situe dans les soupçons de « poétisme », de « poésie-poésie », nourris, par endroits, à l’encontre de Lionel Ray par son alter ego à la fois critique et admiratif. Soupçons qui amènent le poète à mieux resserrer son rapport à « l’émotion » – terme qui n’apparaît quasiment jamais dans son œuvre – et à finalement dessiner le vrai statut de l’émotion dans une poésie authentiquement contemporaine : « En fait, ce sont les mots qui me font entrer dans un autre monde où l’émotion ressentie n’est pas celle d’où procèderait le poème mais celle qu’il déclenche. »

Ni fiction ni hypothèse, Les poèmes de Laurent Barthélemy ne sont pas davantage un accident dans l’œuvre poétique de Lionel Ray, mais plutôt l’une des formes, l’une des saisons, l’une des captures du temps et du cœur des choses. Dans le livre Entre nuit et soleil (Gallimard, 2010), est-il si téméraire de deviner, en cosignature, le paraphe « L.B. » sur trois des cinq parties de l’ouvrage (« Visages, lieux d’ombre », « Variabilité », « Éclats, brisures, soleils froids ») ? Ce moi encore : fait, défait, refait ; « autre et le même ».

Le maître Temps

Avec le temps, la poésie de Lionel Ray entretient une relation continue dont le caractère privilégié, parce que ressenti comme essentiel, le fait accéder à un statut consciemment établi et même revendiqué par le poète : « Le temps en effet est notre grande affaire et certainement le « sujet » – secret ou invisible – de toute poésie. » (Lettre du 16 juillet 1998 adressée à l’auteur de ces lignes).  

Dans Syllabes de sable, par exemple, ne lui décerne-t-il pas le « titre » de « maître Temps », comme pour signifier, à son égard, le double lien d’asservissement et d’enseignement : maître-esclave et maître-disciple ? À l’écoute du temps, on apprend : « Le temps est un savoir » avait déjà noté le poète dans Nuages, nuit, tout enobservant aussitôt que ce savoir est « plus fugitif que l’écriture/ de l’eau ». Car ce sphinx a bien deux visages : s’il en est un certes redoutable, le temps n’a pas que cette face ennemie, et la poésie a connu que nous vivions aussi d’une étroite alliance avec lui : « tu savais que nous sommes// Les noms du temps », et qu’il « nous rêve et nous construit […] inscrit en nous des questions sans réponses ». Et même, un peu plus tard, dans Pages d’ombre, le temps parvient à prendre le visage à la fois faste et mélancolique d’une maison de vérité que le poète aura maçonnée de sa propre parole ;

Avec les mots tu as construit

une maison mentale           la maison du temps

masse de nuit qui pense à voix haute

et que traversent des regards jadis aimés.

D’autant qu’à aucun moment ne sera perdu, pour le poète de Syllabes de sable, le message que lui délivrait, fermant son livre, celui de Comme un château défait : « le temps qui se dépose comme une encre invisible dans les paroles, j’ai voulu lui donner une chance, et qu’il persiste dans l’envol et dans la chute, dans la fraîcheur des nouveaux élans et dans la catastrophe. Le temps est mon Icarie ». Ainsi peut se comprendre cette minutie dans le mystère qui est dépensée pour offrir, du temps, les images de la plus délicate simplicité :

sable sur sable l’heure épuise

l’heure au nœud du temps.

[…]

dans le retrait,     tu écoutes

se disperser les oiseaux futurs.

Et c’est aussi pourquoi tant de respect se devine dans l’intime approche du poète et de son « heure inhabitée », cette heure « qui n’a pas eu lieu », qui vient « dans l’imminence/ et l’impalpable »et, avant de basculer dans l’avenir, mérite d’être nommée « temps pur ».

Un temps dont le cours puisse être vécu non comme hostilité, mais comme alliance, c’est d’abord celui que vient partager la compagne de la vie ; ainsi dans Nuages, nuit :

(des yeux de l’aimée)

paroles ouvertes fermées que sont tes yeux

fraîcheur dans la fracture des phrases. en eux

je meurs. en eux le temps désapprend la durée.

en eux je brûle de tout un ciel inachevé.

C’est ce temps qui, dans les admirables « Célébration » et « Élégies » du livre Le Nom perdu, devient le pays et la demeure de l’amour :

L’amour est notre territoire. […]

[…]

Écoute. cette année-là l’amour fut notre église.

je parlais dans la hache des miroirs aveuglés

et toi tu répondais avec des fenêtres de soie

des paupières d’eau sourde et des rosiers futurs.

[…]

Amour qui fut notre forêt nos yeux nos mains

cette pluie à notre oreille la mer et ses buissons

ses quatre épées. et toi tu répondais avec

la vérité le cri et le corps désarmé.

Un temps qui, sans vibrato, soi-même se poursuit et se dépasse dans une infinie mouvance ; un fleuve qui vient à connaître le calme, confusément, d’un lac où il dissimule, pour un moment, son irrésistible continuité :

ce qui en toi s’enfuit en moi s’enchaîne. c’est toujours

toi.

la chair est devenue parole. c’est la rose-abîme

où je me vois. c’est le temps qui passe et ne passe

pas c’est l’eau amoureuse ailée qui me revient

mais successive blanche infiniment continuée.

D’ailleurs, le poème ici ne cherche à figer rien de ce qui surnage dans les calmes plats ou qu’emportent les courants ; il se laisse entraîner lui-même avec le tout de l’éphémère et du périssable ; il accompagne cette onde obscure où le réel est submergé jusqu’à l’absence. Un vertige fondamental, quasi originel, semble avoir saisi le poète dans le ciel du temps pour qu’il puisse lui-même y accomplir, « de mots furtifs en images brèves », son « métier d’oiseau », comme il le dit dans la prose finale de Comme un château défait. Il y a là toute une fragilité dans l’équilibre, et le poète la reconnaît à ses moments suspendus par la grâce amoureuse, où le temps vient à s’incarner dans la femme aimée :

Le temps c’est toi. pour qui je parle. toi divisée.

continuée. unique. le temps des deux côtés

de cette seconde. ou de cet œil ouvrant sur toutes

les horloges. au rythme du sang qui bat au poignet.

[…]

                                        le temps c’est

toi. c’est le geste de vivre le corps. les lèvres du monde.

tous les échos dans les miroirs. et les racines

des fleuves. les blés inachevés. les villes debout.

Comme est précieuse cette prise inespérée sur le monde ! Le poète l’a toujours su qui déjà, dans Nuages, nuit, avait, d’une telle faveur, mesuré ce que lui vaudrait l’éclipse :

(des jours sans toi)

ce temps de fin du temps quand le froid nous saisit

nous empoigne nous mord se referme comme un

coffre. le temps sans toi le sable où je m’enlise.

que serait-ce que ce temps sans ton corps et ta bouche

ta chaleur ton désir tes yeux tes mains ton sang

que serait-ce que ce temps sans question ni réponse.

Et, dans les poèmes toujours menacés d’« Aveuglant, aveuglé »(deuxième partie de Nuages, nuit), ne l’a-t-on pas entendu, de-ci de-là, jeter à l’adresse du temps, des cris qu’on ne saurait entendre sans émotion ?

Rien ne commence rien ne finit

le jour est une aventure

une boue un miroir introuvable

[…]

Nous sommes seuls

dans cet orchestre d’ombres

[…]

Nous nous éloignons

comme un couple brisé

Toi dans les années faibles

moi dans l’improbable lendemain

[…]

Le temps oblige alors à jeter le masque (« Et celui-là qui feint/ de ne pas mourir »). Nous aurons compris qu’il eût fallu un temps « sans face ni profil » pour trouver le « vrai lieu », là où « nous commençons d’être », faute de quoi il n’est que « sciure où paissent nos fantômes » :

                               ce tas du Temps.

devant nous, sans effigie, temps figé,

sillon absolu.                     derrière :

l’horreur sans rupture,       le blanc

sans ride.

C’est donc une autre face qui va se découvrir entièrement, le visage néfaste du temps que Syllabes de sable évoque sous l’image d’un fauve traîtreusement lové en nous-mêmes :

Terrible est le visage du temps

tapi en toi

dans un détour de l’être

et qui attend, prêt à surgir.

Face à cet interlocuteur insaisissable et redouté, « Le monde alentour se défait », se résout en « une géographie frêle dont on a/ perdu l’usage ». De même, en nous absorbant, le temps ne fait rien d’autre que nous dérober discrètement à nous-mêmes : « L’heure/ cette bouche/ qui t’avale/ – puis une autre.// Ainsi tu te défais/ de toi-même/ sans violence/ sans retour ». Comme le temps « creuse » dans les objets, comme « il dépose/ en eux sa parole de sable », il conduit tacitement en nous son ouvrage de sape : « sans mémoire, sans voix, ses marteaux/ frappent de grands coups de silence/ en nous et contre nous ». D’où le désir d’échapper à ce temps insidieux, de triompher de « la quotidienne imposture ». Il n’est, dès lors, d’autre recours que de se placer hors de soi-même, dans « l’heure vide », « l’instant sans poids », l’essentiel retrait et « la parfaite absence »:

Séparé du lieu — de toute parole,

de tout objet obsédant — retranché

hors de tous         et de toi-même.

[…]

Tu n’es personne.

Et, comme il n’y a personne, rien non plus n’existe « sinon/ l’abîme du rien ». Le poème, dont les pas semblaient s’égarer « dans le temps massif », va migrer hors du temps, hors de tout lieu, au lieu nul de « l’âme vacante », là où même la mort, cette « sœur difficile », cette « institutrice » (comme le temps est « maître »), s’annihile dans une vraie mort de la mort, « disparaît/ dans son propre écho, […] n’est plus/ qu’un mot insubstantiel,/ secret vide, lieu de nulle part ».

Aux îles amoureuses

Cette œuvre qu’obnubile sa recherche de vérité, nous apparaît tout entière occupée – plus et mieux qu’à percer ou à dissiper ce voile d’illusion que nous appelons « vivre » – à en déplier et replier soigneusement les ondulations. Pourquoi ne craint-elle pas de s’y égarer ? Simplement qu’à son tour, elle y a trouvé ce « sens mystérieux des aspects de l’existence » dont, selon Mallarmé, « la Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel » (lettre à Léo d’Orfer du 27 juin 1884). Le poète d’aujourd’hui renoue avec la leçon mallarméenne : il sait que la poursuite de l’ouvrage « doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle » (ibid.).

Parmi les voix discordantes de la Maya, sous le désordre fabuleux du multiple que l’œuvre emprisonne dans ses formes et ses nombres, par-dessus l’horizon du doute et de l’incertain, il n’est pas rare ici de distinguer, précise dans le concert, une voix à nulle autre semblable. Quelle est cette présence lointaine ? Quelle est cette île mélodique qu’on croit percevoir à différentes hauteurs de marée orchestrale ? Ce cantus firmus venu de quel avant ou arrière-monde et qui résisterait à tous les brouillages polyphoniques où s’épui-sent toujours nos sensations cousines du trop-plein et du vide ?

Cette voix est « tienne ». C’est maintenant, encore, hier et toujours « toi », qui es la « Dame », nommée, perdue et, de nouveau, pour jamais nommée. Celle que, même « sans nom », le poète identifiera toujours comme « la présence », ainsi dans ce distique de Comme un château défait :

Ici même est la présence, dame sans nom

que rien ne pourra dissiper.

Celle en qui le poète d’Une sorte de ciel trouvera même la perfection charnelle d’un « Tombeau » pour une « mort » désirée :

Mourir est parfait, mon amour, en toi encore

Une fois je meurs, à chaque fois désirant

Mourir, ma toute blonde, entre tes cuisses, en ce

Jardin, disparaître en château de chair, mourant

En douce prison fenêtre close la fleur du monde :

Si violentes les aubes et vivante la mort.

« Célébration » – l’une des îles de la Dame – se présente comme un ensemble de quatorze poèmes au cœur du livre Le Nom perdu et constitue, dans la totalité d’une œuvre traversée d’absence et de manque, le lieu privilégié de cette œuvre où la Présence est le plus vivement ressentie. Une suite introductive de cinq poèmes intitulés respectivement (du nom), (de la présence), (de la mer), (de la mort), (de l’absence), conduit à un texte « oraculaire » titré (demain, ton nom), lequel vient s’ouvrir sur les sept parties d’une véritable « aria » que le poète a entièrement cerclée de guillemets comme pour en affermir le caractère incantatoire ; une « coda » esquisse une « positive » leçon d’expérience, où s’ennuagera pourtant, in fine, la plus sourde inquiétude.

Le poème intitulé (du nom) suscite la présence ; c’est en nommant que l’on fait monter au monde ; c’est à nommer que se forge l’union :

je te nomme

et j’ai tellement pris l’habitude de m’unir à ton nom

que nous ne sommes plus qu’un même chemin

conduisant à la mer.

[…]

je te nomme.

je me pose dans ton nom.

je vois en lui tout ce qui me manque.

[…]

pas une minute sans ton nom.

pas un pas. pas une nuit. pas un silence.

Et voici cette île amoureuse, l’île-présence que révèle le poème intitulé (de la présence), le seul lieu que pourrait nommer la lumière du pronom « toi » :

il n’y a pas d’ombre en toi.

[…]

seulement le poids des gestes

tes jambes ouvertes

le présent précis infiniment réel

sans après ni ailleurs.

Une île dont le « bonheur » ne dérive en rien d’une quelconque plénitude, si communément attendue ; au contraire, en est seul responsable un essentiel retrait dans ce qui pourrait ressembler à une marge évidée du monde, là où l’on n’aurait pas été défait ni dispersé ni spolié, mais tout précieusement « soustrait » et « retranché », comme l’atteste ce vers :

c’est comme un vide sans perte.

Là s’est arrêté l’instant, sorti du devenir ; là règne, immobile, la nudité d’une certitude :

une fin de monde où le doute est détruit.

où rien ne manque. où tout est rien.

[…]

tu es là. heureuse. fixe. froide.

n’étant pas.

n’étant plus.

On comprend qu’un tel « point fixe » ne puisse être tenu bien longtemps. Et c’est sans tarder, avec le poème suivant, (de la mer), qu’à son tour, pour un nouveau « dit du monde », la présence, de s’être éperdument arrêtée sur le temps, va se rompre à la « voix déferlante » d’une absente retrouvée, « la mer, qui te ressemble » :

et nous écouterons

                 l’ouverture du monde

la vérité qui est dans l’écume

                 et le gémissement.

Et c’est à ce jeu perpétuel des éclipses de la présence/ absence et sous le titre qui suit, (de la mort), qu’est une fois de plus dans la poésie, repris et renouvelé le cheminement mythique qui enchaîne l’amour, la mer et la mort. Le poème qui s’écrit en accomplissement du désir peut-il être alors autre chose que le dévoilement de l’être-femme à travers l’être-monde ?

j’écris tes yeux. j’écris tes genoux

comme on écrit une ville.

[…]

j’écris tes seins qui sont un buisson d’oiseaux

chanteurs.

[…]

j’écris ton sexe

comme on cueille une plante.

La mort surplombe. Le poème s’est mis en alerte et la regarde ; il conjure cette menace, mais il en demeure le « Voyant » :

reste. ne t’éloigne pas.

dans la distance

passe l’oiseau de la mort.

c’est encore toi, mon amour.

Au cours des intervalles d’absence que ménage le cours de la vie simple, comme on le voit dans le poème intitulé (de l’absence), le poète ne cesse d’explorer, aussi intensément qu’il l’a fait pour la sienne propre, l’identité de la femme qui, pour l’accompagner, vit en lui-même :

je cherche en moi ton double – qui

es-tu –

Et cette quête le fait passer par tous les états et toutes les formes que peut prendre en nous-mêmes l’éloignement de qui nous aimons et qui nous aime ; ces formes, ces états, le poème, en les « dépliant au ralenti », nous les désigne, dans la profondeur, en termes assez forts et justes pour nous en manifester la sombre évidence. Oui, ce manque permanent qui nous hante et réapparaît jusque dans les fissures de la vie heureuse, c’est

la perte la présence poudreuse la

distraction d’être

Il faut alors, absolument, que la présence « se réincarne » dans le retour :

                                 et tu m’arrives

de loin de très loin comme l’eau vive

qui devient obscure et tendre

Avec (demain, ton nom) et sa longue partie centrale, dont, ayant déjà dit que nous l’écoutions comme une « aria », nous reconnaissons la densité éminemment lyrique, le poème, « mesurant de toutes parts notre âge qui est de vivre », sonde les richesses d’univers que forme le couple humain. L’union-unité du couple, le poète la situe d’emblée dans un « intermonde » :

cette région où tous les vents déferlent, où toute chose

commence recommence ne s’éteint, écoute-moi,

nous voici retranchés dans la profondeur à distance

égale de l’incompréhensible ciel et des prairies.

Intermonde qui, pour être ainsi ce « retranchement » quasi-métaphysique, n’en revêt pas moins les couleurs du proche, de la vie « lourde et simple/  comme sont parfois les nuages ou les fleurs » :

écoute-moi dans la pierre dans la fumée d’orage

dans l’ordre simple des saisons l’intense mélodie

là où le mouvement se compose de pages de dates

de silences, écoute-moi sur la crête des jours

On peut se demander pourtant si « le nom » se sera totalement et définitivement « retrouvé » dans ce « demain » intercesseur qu’annonce le poème ? De fait, dans ce qui continue là de s’écrire, la quête du nom, d’un moi, d’une identité insaisissable se poursuit encore. Cette fois, c’est le couple qu’elle cherche, et d’abord l’autre dans le couple – cette autre qui emprunte beaucoup à un monde assidument sillonné :

il y a en toi des villes des ruelles des chambres

où nous entrons à pas intérieurs minutieux

silencieux. et tous ces mots intraduisibles dont

nous sommes surpris, le monde en eux qui va

qui revient avec ses couleurs ses astres ses danses.

L’ancienneté, l’ancrage du lien dans le temps du couple, « comme ces racines profondes/ comme le jour au fond de la terre l’eau enfouie », ne peuvent seuls garantir qu’une telle recherche aboutira ; elle a besoin surtout du « réel infiniment rapproché » que composent de petits événements, grands et décisifs dans la ténuité de l’histoire intime :

                                               ces fragments

de pays la promenade à Saint-Germain parmi

hêtres et charmes sous les branches brusques des

chênes.

[…]

dans l’oraison des vents nous revenons au bord

du monde sur la terrasse trois fois centenaire […]

L’enluminure sera définitivement fixée de ce pas courtois, de ces silhouettes qu’éclaire le soleil de leur plus haute journée.

Même dans la figure du couple ainsi éternisée, un insistant « qui es-tu ? » a pour un temps pris le relais du « qui suis-je ? » habituel du poète :

« est-ce que je sais qui tu es sachant ce que sont

tes robes tes montres tes cils tes fenêtres.

[…]

tu es là. est-ce que je sais

qui tu es dans la lune croissante le délié

des minutes heureuses.

L’un comme l’autre, le poète les voit « barques à/ l’amarre », esquifs dont il ne peut y avoir idée sans y naviguer, et dont il sait, intimement, qu’ils sont « inconnaissables du dehors ». Qui, sinon le poète pourrait voir « de la pluie en toi, joyeuse » ? Quel autre pourrait s’écrier : « il y a en toi de l’oiseau et du jour étonnant » ? Qui pourrait voir en toi son « futur/ antérieur qui n’a plus d’autre nom que le tien » ? Mais qui résisterait à cette aube indécise :

« tu te penches. Le feu a pris comme au buisson

d’épines

et le jour dans le jour s’accroît de villages secrets.

Le goût de toi est si proche sur ma langue cette

rougeur

sur les joues ces feux minuscules dans le petit matin.

Tu es sans racine comme une mèche. Tes bras aussi

sont lointains.

Le poème atteint alors à son climax de présence et d’immuable (dont on ne sait que trop que la cruauté du destin, comme la propension naturelle du poète, l’éloignera inexorablement dans la suite de la vie et de l’œuvre elle-même), et à un moment suprême de grâce et de certitude :

« rien ne finit même si les portes sont closes. Rien

ne meurt en nous loin de nous ici ailleurs. pas

même le sang le silence les heures. ne se défait

ne s’éparpille ne s’éteint. tout fait retour. rien

ne s’en va ne se disloque ne s’effacera.

[…]

rien ne part ne manquera.

La vision de la Dame sera gravée pour jamais, « verticale et brillante comme un astre de mai » :

« maintenant si jamais je te vois c’est toujours

comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche

ce beau butin de nuits de portes et de joies.

comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.

Le poète, par elle, s’est fait terre, vent, nuit, arbres, météore de mots et de voyelles et même, lui confie-t-il, « tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »

La « coda » de ce grand poème en parle comme d’un « pays où la main ne tremble pas ». Mais soudain, quel Orphée se sera retourné vers quelle aube indécise ? 

comme venu du monde d’en dessous

quel est ce nom qui oscille dans le vent d’hiver

ce parler incertain le tissu vain des journées

quel silence où coule un sang mauvais?

En réalité, sur le poème qui en est le « Voyant », vie et destin étroitement mêlés n’auront pas cessé d’attiser la hantise de « quelque chose de perdu ou qui n’a pas été », comme le dit un des derniers poèmes du volume Le Nom perdu. C’est à cette pesée, décidément trop lourde dans une lutte trop inégale, que la merveilleuse suite « Célébration » doit ses dernières notes, sombres et inquiètes :

sourdement la poussière avance

elle aussi. ne s’éloigne.

encrasse la voix.

et vibre entre les os.

Vivre et mourir poème

On l’a remarqué : ce poète s’est fait le vivant de son propre poème ; le devenir du poème s’est mué en destin personnel, de sorte qu’il semblerait qu’entre vivre et écrire, tout écart ait finalement disparu. Quand « l’écriture » parvient à ce statut d’être vivant (et donc mortel), quand elle acquiert surtout cette prééminence qui fait que le poète n’existe que par elle, attend d’elle qu’elle le structure et le réédifie « en tant qu’être lyrique » – comme le précise le poète lui-même dans l’article « Poésie » de la revue Europe, déjà cité –, le poème en train de s’écrire devient nécessairement le « corps » le plus précieux que porte le monde. Dès lors se justifie l’extrême attention dont fait preuve le poète à l’égard de sa production : une attention sans complaisance aucune, nullement celle d’un spectateur de régate mais, bien plutôt, le regard soucieux et perçant de l’homme de barre ; il s’agit de bien prendre la vague et de ne pas faire côte.

Tels sont le sens et la raison d’être des écrits « théoriques » dont Lionel Ray a jalonné son œuvre poétique, sous la forme de textes liminaires ou de « conclusions » insérés dans plusieurs de ses livres. Chaque fois il s’est agi de faire le point et de fixer le cap, de dire quelle sorte de poésie était « voulue » et pourquoi. Jamais il n’a été question de laisser faire les hasards de quelque théorie des probabilités verbales, ou « l’inspiration » floue, ou la mollesse « poétisante ». Dès son livre de 1978, Partout ici même, ce qu’on entend dans la prose liminaire « En marge du poème », c’est un langage volontariste : « Alors j’ai décidé […] de saisir la coïncidence la plus exacte possible entre écrire et vivre, et […] d’interroger cette rencontre de l’événement, du regard et du poème. » La direction était donnée, et défini le champ de l’expérience.

En outre, comme par un exhaussement de sa vie d’homme socialement situé et déterminé, l’auteur, qui s’est voulu, dans Syllabes de sable, n’être « d’aucun lieu/ sinon celui que dit le poème », s’est ainsi placé au niveau de cette « vraie vie » dont on sait depuis Rimbaud qu’elle « est absente ». À ce degré, il n’est plus seul, et il est bien plus que lui-même : il devient la main qui écrit depuis l’aube du logos, et il joue sa vie sur l’une des périodes de cette longue phrase qui n’a pas de commencement et n’aura pas de fin. Il est ainsi, non pas un accident existentiel adonné à la poésie, mais, en son essence, l’une des manifestations de la figure même du Poète. C’est pourquoi toute sa vie aura eu charge de poésie, et qu’il naît et meurt avec tous les poètes (voir « Autobiographie », in Le Nom perdu : « Je suis né à Smyrne ou ailleurs    mon nom signifiait « l’aveugle » ou « l’otage » / Je suis né à Montevideo      la première fois en 1846      la deuxième fois en 1884  […]  Un duel mit fin à mes jours à l’âge de trente-huit ans […] Je mourus guillotiné en 1794 […]  Mais je suis mort     définitivement      dans un hôpital de Marseille d’un cancer au genou droit »).

Il y a donc bien là un destin dont le lecteur comprend qu’il veut vivre et mourir poème. Il le comprend d’autant mieux que c’est d’une main douce et fraternelle, très sûre, très pure aussi, qu’il a été conduit tout au long de cette œuvre, sur un chemin de rigueur, de douleur lucide et maîtrisée. Devenu ainsi le confident de mille univers, désertés sitôt que dévoilés, il s’est entendu parler une langue aux variations infinies, à la beauté aussi friable que ses Syllabes de sable – cette quasi anagramme aux allitérations furtives. « Séparé si profondément/ cherchant en [s]oi-même asile », il a partagé avec le poète et dès l’abord, l’épreuve d’une « séparation » qu’un deuil cruel peut avoir rendue manifeste, mais dont il comprend qu’elle préexistait, silencieuse, dans sa permanence de valeur négative originaire. À l’opposé, « l’irrécusable lumière » à laquelle tend explicitement cette œuvre, lui offre toujours un point d’appui, même faible d’apparence et menacé (« jour maigre/ échappé à l’abîme »), et qui va rester de bout en bout, dans la nuit, dans la dépossession et la dissolution que le poète rend si évidentes, l’allié assez sourdement lumineux pour prévaloir à la fois contre et avec les ensorcellements du « maître Temps ».

Un deuil nervalien demeure pourtant au centre de l’œuvre, parole entre les deux rives, recherche de ce qui a fui « parmi/ les oiseaux faibles et le temps étroit », toujours guettant la « voix dans le silence » […] « un visage comme un grain d’ombre ». Et dans la pure émotion, si dominée soit-elle :

Tu n’es plus

qu’un nom sans personne

une voix silencieuse

et sans ombre.

Comme un jardin qui n’a

jamais eu lieu,

flamme sans feu,

regard qui s’efface.

[…]

Mon amour ! ma jeune saison

murmurante ! rose

ensevelie dans l’eau cruelle !

Durement enseigné par l’irréparable, à la poursuite de « quelqu’un// Qui marche plus loin que soi/ fermant les yeux pour entendre et voir/ La nuit de personne dans nulle voix », le poète se sent traversé de toutes les alternances du réel et de l’illusoire, des relais de la présence et de l’absence. Ce qui se présente à lui, spectacle pour les sens ou pour la pensée, est-il « réellement présent » ou ne serait-ce « pas autre chose que du temps// Épars, des heures disjointes » ? Peut-il lui-même exister « comme/ le peuplier, une corde ou une crevasse » ? Au moment où il pourrait s’avouer vaincu dans ce jeu métaphysique de l’illusion et de la vérité (« tu attendais venant d’ailleurs ta vérité […] La vie qui t’arrive du dehors/ n’est pas la vie […] la vérité depuis longtemps t’a quitté […] et tu te retrouves/ dans l’ignorance de qui tu es »), c’est alors que le poème, « l’art insensé de poésie », parvient seul, par son intériorité d’« aveuglante épée lyrique », à délivrer sa part de vérité :

Le poème lui aussi

se lève,

il s’ouvre vers le dedans,

se déchire.

Ce que nous ne savons pas,

le poème le dit […]

Le poème, comme perpétuel devenir à travers l’épaisseur des choses, prend ainsi sa part de destin : « Le monde est mon lieu, dit le poème ». Ainsi débute « Viatique » dans le livre De ciel et d’ombre, imageant avec « l’architecture des montagnes », le haut degré d’« opacité des choses », qui contamine l’émotion elle-même, « devenue chose parmi les choses », entre lesquelles s’écoule le poème, onde héraclitéenne, « rivière [qui] passe avec les mots, toujours autre et toujours    la même ». Mais ce poème, s’il « passe », est aussi celui qui « demeure ». Et c’est bien là la marque d’un destin qui se déploie « Dans le souffle et la mesure, Dans le sacre et l’accident ». Le destin d’une parole jetée « Au plus fort du silence »; et à l’image même d’une vie humaine dont le poète disait que nous sommes les mots. Il ajoute désormais : « Les mots sont nos miroirs ». L’obnubilent surtout « Les mots qu’on n’a pas dits… La voix des endormis » et les « Phrases… orphelines » ou le « silence des violons froids ». Il sait qu’en dépit de tout, se poursuit le creusement de la connaissance par le poème, et que celui-ci demeure afin que l’« on cherche encore/ Le feu qui reste// Et l’autre ailleurs le ciel du dessous ».

« Langage est horizon », proclame le dernier poème du livre De ciel et d’ombre ; horizon où, se retrouvant soi-même « Promesse perpétuée », le poète se découvre en destination, « en partance vers/ un soleil mort… vers tout ce rien impérissable/ infertile et souverain ». Vers un après, nocturne et paisible, « oiseau d’une seule note » : lointain écho peut-être du très émouvant « morendo » où s’achevait la suite des Pages d’ombre (« Ce sera quelques pas dans le soir/ une façon de s’en aller/ sans effort presque sans souffle ») ; la fuyante éternité d’une mort à vivre, un adieu en asymptote au silence, quelque chose comme l’insaturable « Ewig » dont Mahler achève et ne finit jamais son Chant de la Terre – où l’échouage de toute vie, de tout poème, se lit suprême vérité.

S’agirait-il – lisant, écrivant – de s’apprendre à être poème, ne trouverait-on pas là, au sillon d’une telle œuvre, l’un de ces repères inaltérables, si rares, permettant dans une génération à tout un chacun, de l’humble au magnifique, de se situer lui-même quand il en a pris la mesure ? Qu’elle se développe et s’exprime sur le mode de l’indécision, de l’errance, du questionnement, l’expérience poétique ici révélée n’en est pas moins radicale, procurant à qui veut bien la recueillir le sentiment d’avoir été profondément enseigné, sans dogmatique certitude, mais par l’émotion mystérieuse ; enseigné par le doute et les chemins obscurs, par les méandres de la mémoire, par la douleur et par le manque. Ces poèmes vous donnent – autant et peut-être plus que ne le pourrait le prophète, le sage ou le philosophe – un pouvoir de lucidité pour questionner sans fin l’absence, « toujours recommencée ». Poèmes qui laissent au fond de l’âme la plus haute fortune qui soit : la richesse d’un dénuement où battraient les ailes de l’émotion et de l’étonnement.

© Paul FARELLIER
(in Dossier central du numéro 43 de la revue Les Hommes sans épaules, 2017)


[1] Dans cette étude, lorsque les mots ou textes placés entre guillemets sont des citations, ils sont typographiés en italiques.

Frédéric TISON : Aphélie suivi de Noctifer, coll. Les Hommes sans Épaules, Librairie-Galerie Racine, 2018, 126 pages, 15 €.

Après Les Ailes basses (2010), Les Effigies (2013) et Le Dieu des portes (2016), la Librairie-Galerie Racine nous donne à lire un nouveau livre de Frédéric Tison ou, plus précisément, « deux livres en miroir » comme les présente leur auteur : Aphélie, suivi de Noctifer. Ainsi se développe, s’élargit, se magnifie une œuvre dont peut s’observer l’admirable continuité à chaque étape de son évolution.

Au seuil de ce nouvel ouvrage, l’auteur – ce que font rarement les poètes – s’explique, dans un liminaire d’une grande lucidité, sur la part intentionnelle de son livre et sur le sens profond de l’engagement poétique dont ces textes témoignent : laisser parler le lointain qu’il regarde en lui-même, explorer donc son « lointain intérieur » à l’instar d’un Michaux, mais d’une tout autre manière ; quand il regarde ici, c’est dans son propre regard. Et voilà ce que nous croyons être sa « découverte » capitale : son regard dans l’intime « n’est peut-être qu’un immense Regard partagé, éparpillé ». Le poète est allé suffisamment loin – en aphélie justement, c’est-à-dire à la distance où mûrit son retour vers le monde, « chargé de regards étonnés » – pour comprendre qu’il n’est pas à lui seul sa propre origine, mais la soif d’un plus vaste regard, et qu’à son tour, dans la cohorte du logos, peut-être s’abreuve-t-il aux reflets d’une éternelle fontaine Castalie.

D’où vient, alors naturellement, la forme dialoguée qui prévaut sur l’ensemble des deux livres. (« Je t’écris dans les larmes du monde – elles aussi semblent avoir à te dire. […] Comment m’as-tu retrouvé ? As-tu donc su toi aussi te pencher ? Nous sommes deux dans ce miroir. ») Il y a ce « Je » et ce « Tu » qui font route ensemble, s’interpellent, se confondent, se perdent et se retrouvent dans un anonymat qui n’a rien d’un innommé. Le poète, comme son poème, se voit originairement double, comme sont les demi-dieux. Le « Tu » auquel il s’adresse est autant lui-même qu’une tout autre « réalité » qu’on peut deviner : le mot, le poème, le nom, la chose, le monde, le livre, l’Ami (avec un grand A) qui, derechef, se démultiplie en nombre de manifestations, de tendresse humaine en parrainage d’esprit, d’« eau vive et nue » en puissance tutélaire, de périssable en absolu (« Si l’oiseau seul chante la nouvelle du ciel »).

Du « Je » au « Tu », si irrémédiablement éloignés soient-ils, le poème tisse un lien persévérant. Il parle à l’Autre, et c’est dans « une autre nuit » que le poète peut se dire « une ombre qui parle à la vie ». Ce lien, assurément, est celui du Désir. S’il est commun de le trouver à la base de l’œuvre d’art, on reconnaîtra sa singulière primauté dans la poésie de Frédéric Tison, et tout spécialement dans ce dernier ouvrage (détail qui fait sens, ce n’est pas pour rien que l’auteur signe ses livres de cette anagramme de son nom : « désir ton récif »). Le désir est ici responsable d’un Éros qui, se dérobant à toute sublimation, s’affirme en poème : « L’amour ! Non pas lui mais son corps, sa courtine et son port/ Mais le ventre brûlant de son large, mais/ Ses demeures et ses âges, ses heures, ses épaves… ». Dans un monde qui, en totalité se regarde en désir, le « corps », placé au centre, accède à la dignité de « corps vainqueur ».

Mais participe également d’Éros cette autre puissance dont s’irrigue le poème chez Tison : la mémoire, elle aussi omniprésente. Ainsi arrive-t-il que, dans la confrontation permanente qu’elle entretient avec les figures de notre passé et la familiarité qu’elle s’autorise avec les mythes ancestraux, ce soit parfois la mémoire d’un Maître que l’on entende ici, dans la dérive des « anciens vents », à la recherche sans espoir d’un éromène perdu : « – ‟Hylas, Hylas” hèlera-t-elle… » ; cela, même si le grand flot de mémoire de notre poète englobera bien au-delà, « ouvrira les œuvres vives et les œuvres mortes […] élèvera cénotaphes et tombeaux sur les terres aveugles […] conviera les saints et les anges qui devisent sur des terrasses d’or – les poètes qui chantent sous l’arbre de comètes mûres » ; à tel point que, fasciné de son pouvoir d’évocation, au sens propre de rappel des disparus, le poète se demande : « As-tu été le voyageur/ Ou le mort qui se souvient ? » Car, comme l’annonçait son liminaire, « Chacun de nous interroge sa nuit : mais cette nuit est-elle notre origine ou notre histoire ? »

Sur l’étoile du soir gravitent ainsi des questions de feu, car « Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ». On voit que le poète, qui s’est mis lui-même, entier, dans la dualité de son livre, accentue encore, dans sa deuxième partie, l’effet de miroir de ses doubles visages. Noctifer peut en effet se lire comme un vis-à-vis de chair et d’âme, affrontement d’une chair de lumière et d’une âme d’ombre, avatar d’une lutte avec l’ange ; la puissance inspirante, penchée sur l’inspiré, lui souffle : « C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps/ Que tu croyais défendu… » ; et l’inspiré de ratifier cette identification à lui-même qui le comble autant qu’elle le trouble : « Tu es tout entier dans la nuit qui te respire – Et dans mes mains glacées, un peu de cette lumière que tu as façonnée. » ; d’autant que l’étoile illumine aussi l’hymen terrestre : « Éclaire – puisses-tu même éclaircir – nos corps, nos deux visages dont les yeux te ressemblent ! » Le poète sait pourtant qu’il ne trouvera là aucune proximité existentielle, aucune aide pour déchiffrer le grand Livre : « Te lire ! Oh véritable-ment te lire, […] il me faudrait le plus haut, le plus lointain regard […] veiller un siècle en ta présence et me taire, immobile. »

Une limite serait-elle ainsi atteinte pour ce dialogue entre le poète et son Autre désiré, pour ce dialogue avec lui-même et en lui-même ? Un vide ne menace-t-il pas de se creuser comme il est dit qu’il résulte parfois des unions mystiques ? La surdité subite est-elle possible « si tu sais qu’alors personne ne t’entend, et qu’un dieu même est distrait ? » L’engagement poétique touche-t-il au péril des hauts-fonds quand « Les embruns viennent vers moi répandre l’amour dont je n’ai fait que parler » ? Non. La parole, une fois encore, se fait rassurante : « Il y a sur la mer un silence que tu traverses en oiseau qui s’est effrayé…/ L’horizon s’allège : c’est le monde entier qui danse et veut accompagner tes sillages d’argent doré. »

Congé pourtant sera donné, ultime adieu tranchant cette aventure, ce rêve de l’esprit, le poète renvoyé à « l’esquisse de [s]es bois », sommé d’ajouter « aux sèves les trois gouttes de [s]on sang ». D’une nouvelle aube, entrouverte comme « tombeau d’une autre lumière », le dialogue interrompu prolongera ses « traces humiliées », ce qu’il en reste : « nos voix qui augmentent,/ Nos voix qui se souviennent et révèlent/ Une somme d’oiseaux plus clairs. »

Nous avons souvent souligné l’excellence du français, à la fois fluide et somptueux, que sait orfévrer Frédéric Tison. De ce nouvel ouvrage, le lecteur appréciera encore la texture alliant à la vivacité de l’expression moderne les trésors de l’ancienne langue. De fait, il y aurait encore tant à dire de ce très beau livre, comme de ceux qui l’ont précédé, alors que le commentaire s’éprouve ici bien démuni en regard de l’œuvre qui l’occupe. Puisse-t-il au moins mener ces poèmes entre de nombreuses mains et qu’une vaste écoute leur soit offerte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 45, 1er semestre 2018)

Lionel RAY : Souvenirs de la maison du temps, 100 pages, éd. Gallimard, 2017 – 14 €.

Sous ce titre dostoïevskien, Lionel Ray nous invite à partager son regard rétrospectif, à la fois faste et mélancolique, porté sur le temps de la vie. Et l’on devine qu’il le fait, cette fois, à partir d’un lieu qu’il a su atteindre – lieu en marge – par une prise de distance nouvelle. La confrontation au temps, cardinale chez Lionel Ray, n’est plus ici corps à corps sans merci avec le sphinx du quotidien ; le moment serait-il venu de tirer leçon du temps – dont le poète avait déjà noté dans Nuages, nuit (1983) : « Le temps est un savoir » – et de regarder, vers l’arrière, le visage de cette maison de vérité qu’il avait su, dès Pages d’ombre (2000), maçonner de sa propre parole ?

Avec les mots tu as construit
une maison mentale la maison du temps
masse de nuit qui pense à voix haute
et que traversent des regards jadis aimés.

Telle est cette « maison », comme elle fut habitée et que peuvent à nouveau visiter les « souvenirs ». La visite n’est d’ailleurs guidée que très librement, à travers cinq parties du livre que différencient leurs « registres », plutôt que leurs « thèmes », au sens musical de ces deux termes : Sous l’orchestre des astres – « Grand âge… » – La cour aux tilleuls – Le ciel bascule – La neige du temps.

Les poèmes de la suite Sous l’orchestre des astres donnent au plus haut point le sentiment d’avoir été écrits à partir de ce lieu distancié que nous venons d’évoquer et où nous sommes mis à l’écoute d’une mémoire située, sinon hors du temps, du moins dans la marge d’un temps expiré. Ce temps-là « nous avait oubliés » et le poète s’y retrouve « visiteur oublié d’une imaginaire nuit ». Dans le poème intitulé « Mémoire », le poète, « entre le
possible et l’impossible/ Cherchant une improbable clé
», ne peut retenir ce cri qui semble tomber d’un temps sorti du temps :

Je vous salue mes terres de l’au-delà des jours
Je vous salue d’entre les étoiles et des champs dévastés.

Et nous voici placés dans un entredeux, retranché d’une vie qui s’éloigne, mais anuité aux abords innommés d’une mort devinée :

Ici repose ma poussière future
Ici on marche au ralenti
J’y suis j’y suis déjà
Mon autre monde s’appelle « dormir »

Nuit donc et rien d’autre que « la maison du temps/ Le visage pur de l’absence/ Le silence de mémoire/ Un livre de papier blanc ». Et, comme « paraphe silencieux » que le poète finit par déchiffrer, il découvre ce qu’il reste à envisager : « le temps désassemblé ».

Tandis qu’une série de sept poèmes, « Grand âge… », placée sous l’invocation du Saint-John Perse des Chroniques, enchaîne le poème à « l’hiver lieu d’effroi lieu final », là où toute chose tombe sous « ce regard de bout du monde », là où « nous vivons de mots/ Oubliés et même l’ombre est absente », la séquence suivante, « La cour aux tilleuls » rassemble dix-neuf poèmes que l’on trahirait gravement à les ranger sous l’appellation réductrice de « souvenirs d’enfance ». Ils le sont en effet mais, à la fois, tellement plus et tout autre chose : l’immersion retrouvée dans le cours imprévu d’une vie qui « ne comptait ni les jours ni les années », qui connaissait « Des soifs sans limites des fêtes des chemins grands ouverts/ Et des dieux qui interrogent », tout ce qu’une heureuse mémoire peut, à partir de l’enfance, faire un très court instant scintiller, dans l’âme livrée désormais à « l’absence », de ce qui fut, en dépit de tout, « cette royauté furtive// Ces ravissements ».

Lionel Ray fait alors appel, pour une suite de cinq poèmes sous le titre Le ciel bascule, à son « double » nommé Laurent Barthélemy, ce poète-miroir qu’il s’est suscité depuis une dizaine d’années, à la fois, comme il l’a indiqué lui-même, pour lui rester intimement lié mais aussi pour se placer, par lui, à une nouvelle distance de sa propre mélancolie et pouvoir explorer le « savoir muet des choses », le « théâtre de l’anonyme ». Aussi l’apport de « L. B. » à ce nouveau livre le charge-t-il d’une étonnante richesse d’images mémorielles jaillies dans un automatisme partiellement revendiqué, en cinq poèmes néanmoins d’une facture parfaite, et d’un plaisir de lecture particulièrement vif.

Le livre s’achève avec les vingt poèmes de La neige du temps. Vingt poèmes partis à la recherche, chacun à sa manière, d’un incertain détroit pour sortir du temps et, en quelque sorte, remplacer le temps : serait-ce ce semblant de « résurrection », « Dans l’attente vaine d’un futur antérieur » ou « la germination/ Enfin d’un éternel sommeil » ? N’est-ce pas plutôt cette nouvelle « frontière » qu’il reste à explorer ?

Inventer une fin un nom de source
Et qui signifie plus qu’un lieu :
Une approche un passage un regard.

Mais le temps résiste, « se retourne », replace à nouveau le poète au cœur de l’enfance (« Une école l’encre et la craie le tableau sévère ») :

Ainsi parmi les choses périssables
Nous étions cœur à cœur face à l’infini
Le Temps était venu s’asseoir à notre table

Nous parlant à voix basse
Ai-je vraiment grandi ?

Façonnés que nous sommes par le temps, même si toujours en quête d’autre chose qui puisse nous éclairer, alors que nous restons « Incertains de nous-mêmes », nous nous trouvons finalement privés de l’issue recherchée. Ce livre fascinant, où triomphe la Mémoire, nous garde pour séjour ce lieu originel où se tressent des mots « Qui disent la splendeur des neiges/ et des étés d’antan ».

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 44, 2nd semestre 2017.

Jean-Pierre LEMAIRE : Le Pays derrière les larmes, poèmes choisis, préface de J.-M. Sourdillon, col. Poésie/ Gallimard, 2016.

C’est par cette anthologie, composée à partir des sept livres publiés chez Gallimard de 1982 à 2013, que Jean-Pierre Lemaire fait son entrée dans la collection Poésie. Loin de l’addition mécanique des éléments d’une œuvre, tout contribue à faire de cette remarquable publication un livre nouveau et distinct : le choix lui-même des poèmes, sans doute ; mais aussi ce parti pris subtil, que l’on devine, de briser parfois leur flux chronologique de publication (au profit peut-être de leur ordre d’écriture ?) par de discrètes inversions du courant (par exemple, au début, les allers et retours amont-aval puis aval-amont entre les trois recueils La Pierre à voix, Visitation et L’Exode et la nuée ; ou encore, vers la fin, la même oscillation entre Figure humaine, Faire place et L’Annonciade) ; enfin, allant dans le même sens d’unification et de continuité, la suppression des « barrières » qu’auraient pu dresser les titres des livres publiés, seuls subsistant leurs intertitres, souplement reliés.

Amené à relire ainsi une grande partie de cette œuvre (où l’on regrette pourtant de ne rien recueillir des Marges du jour ni de L’Intérieur du monde, parus chez d’autres éditeurs), on peut entendre à nouveau, telle que l’avait saluée, dès 1981, Philippe Jaccottet, cette « voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au monde simple, proche et difficile dont elle parle et qu’elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière. » Voix de ce poème inaugural, intitulé « Préface », placé en tête de l’anthologie, de même qu’il faisait seuil pour La Pierre à voix :

Tu as désormais la page entière devant toi
et tu réentends derrière ton épaule
les sages voix qui t’ont appris à lire
tressées avec ta propre voix pour épeler la vie […]

Tu démêles dans ta voix le fil d’or, le fil d’argent, le fil d’azur
et la veine silencieuse de la Sagesse
comme la ligne pâle des anciens cahiers :
Quand tu chantes on doit les entendre tous

La lumière de sagesse à laquelle accède ici la poésie brille d’autant plus que nul brillant n’est recherché, le poème se déployant sans artifices, ne cédant jamais à la tentation de charmer ou de séduire, fermement ancré dans « la vraie vie », « le vrai monde, le monde ordinaire » (selon l’auteur lui-même, qui s’exprimait ainsi, en 2004, dans un entretien avec Olivier Gallet). Le poème est né d’avoir été vécu : le poète n’écrit que les mots qu’il a su vivre. Ainsi peut-il déchiffrer « l’autre message », le plus précieux :

Quand il a lu le dernier mot
il cherche encore au creux de l’enveloppe
autre chose, un signe impalpable
plus fin qu’une épingle, un souffle
qui serait parvenu clandestinement
ici, loin de la mer, comme des grains de sable
recueillis au fond d’un soulier obscur

Nef de cette « vraie vie », la foi du Christ – dont on dirait que chaque mot la respire – traverse l’œuvre de part en part avec une telle vérité humaine que l’agnostique ou l’athée la reçoit à l’égal du croyant ; on a effacé les piliers du dogme pour la transparence de vitrail d’une « figure humaine » et l’évidence du divin en l’homme. Et cela se vérifie jusqu’à ces poèmes faisant référence explicite aux Écritures et qui se refusent à la paraphrase ou à l’imagerie pieuse ; ils répondent simplement dans le champ poétique de notre réel humain et présent à un signe perçu dans le Livre. Ce faisant, ils opèrent sur le texte sacré, et non sans audace, comme l’a expliqué l’auteur dans Marcher dans la neige – Un parcours en poésie (Bayard, 2008), une sorte d’« incarnation » seconde que rendent possible une profonde attention à autrui et une empathie hors norme : avec Simon de Cyrène, on sent encore sur le dos le poids de la croix ; et, dans Grains du rosaire, le ventre maternel souffre et s’éternise :

CRUCIFIXION
Je suis vidée de lui comme à sa naissance […]
Je suis vidée de lui et je recueille tout
comme une bassine au pied de la croix
[…]

Une poésie certes née d’une expérience personnelle, mais qui s’alimente aux sources de nombreuses autres existences, Lemaire ayant reçu cette grâce de savoir lire les regards entretissés et de croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière où la vie humble rencontre l’exceptionnel, où le « Je » croyant transcende l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Mireille FARGIER-CARUSO : Un lent dépaysage, éd. Bruno Doucey, 2015 – 13,50 €.

Ce beau livre de Mireille Fargier-Caruso : non pas un défilé d’instants, mais leur convocation pour éprouver ce que, tout compte fait, aura été la vie et pour scander, à « relire l’oubli », le vrai tempo d’une mémoire. Le poème se mesure dès l’abord à sa propre ambition :

[…] se réconcilier avec soi-même
S’habiter
Apprendre à se passer de toit

Brûler avec les oiseaux

Il s’agit, pour briser l’enfermement de l’existence tardive, de se redonner sens et dignité de solitude. Une femme, dans un été de contemplation inlassable, avec le retour des images et des visages, part à la recherche d’« un autre été un autre feu » :

Quelques violettes entre les herbes hautes
Encore encore

Leur parfum
Ce qui ne s’oublie pas

Et ce qu’elle redécouvre dans l’insondable, c’est d’abord le deuil (« Brutalement/ Le corps séparé// Cette chose posée de tout son long ») ; cela, qui demeure par le travers de toute mémoire, drame infime et immense :

L’espace dans une tranchée
Quelques atomes engloutis par le temps

Indélébiles aussi, ces images à revivre, les ressentis charnels de l’enfance :

Garder les chèvres courir
Entre les murets de pierre sèche
[…]
Et la caresse brutale du mistral sur la peau

Tout un éveil de jeune enfant pour en venir aux brûlantes découvertes qui bouleversent l’adolescente :

[…] cette chaleur qui monte
De son ventre à ses joues

Cette impatience violente en elle
À crier

et qu’un autre jour affirmera, illuminé à la renverse :

Odeur d’herbe coupée le plaisir là venu
Dans le cliquetis des feuilles de peuplier
Un brin d’éternité

Au sommet du « naître et mourir », l’avènement, l’acmé d’« amour et sang mêlés » :

Pour que vive l’enfant
Le pousser hors d’elle-même
L’éloigner à jamais

Ainsi œuvrée par un temps sans pitié, la vie peut-elle essayer autre chose que d’« amadouer/ La solitude radicale » et écouter :

Le silence
Que font les morts
Quand on y pense

peut-elle longtemps distraire de la mort ? (« La mort si loin/ Elle n’y pensait pas »). Le peut-elle par la répétition « peau de chagrin » du quotidien (« Les emplois du temps avec application »), par « l’ordinaire », qui « empaille l’avenir » ; et ce, alors que le désir ne cesse de s’illimiter (« On voudrait tant étreindre le monde ») ?

Le poème aura vécu de supposer « un sens aux souvenirs », « une direction au temps » ; il n’aura fait que « remettre l’oubli à sa place » pour trouver, « entre les blancs », « un lent dépaysage ».

Une lecture envoûtante.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Sylvestre CLANCIER : La Source et le Royaume, La rumeur libre, 2016 –16 €.

L’année même où elles publient, en un fort volume de 540 pages, le premier des trois tomes annoncés des Œuvres poétiques de Sylvestre Clancier, les éditions de la rumeur libre font paraître un nouvel ouvrage du poète, La Source et le Royaume.

Ce titre rayonnant dérive d’un poème de la deuxième partie du livre auquel le visage aimé confère son « absolue présence », où « le miroir des yeux » irradie « la vraie lumière, la source et le royaume ». Mais, tout autant qu’à ce visage et à son regard, le poète ne cesse d’appartenir à sa propre origine – une enfance heureuse, « source » d’une évidence poétique lustrale pour toute la vie – et d’habiter la demeure familiale, le « royaume » édifié sur « la promesse des morts ».

Car c’est bien là le mystère de ces morts familiers : ils créent la sorte de présence protectrice dont nous avons tant besoin quand « la vie » nous absente à nous-mêmes :

tu as ce goût d’enfance, tu te sens protégé
par leurs regards, leurs rires et leur silence.

Et cette présence opère si fortement en nous qu’elle efface les frontières vie/mort, allant au point d’une adhésion fusionnelle :

Ton sang est ce passage ombreux
plein du mystère de ta naissance
il te change en tes aïeux
plus tu regardes par leurs yeux.

De telle sorte que le poème, comme le quotidien même du poète – qu’on aurait tort ici de croire surinterprété – redonne à ses morts forme de vie sensible :

[…] la grammaire de leurs visages
la ponctuation de leur langage […]

la voix
et le goût de la langue.

Le médium qui détermine et permet cette réalité prorogée, c’est naturellement l’enfance : elle n’a su que feindre de s’être enfuie ; elle est restée ce trésor au cœur de l’homme jusqu’à l’heure où celui-ci croit entendre « le cri strident » de « l’oiseau de mort » ; et n’est-ce pas elle enfin qui pourrait rejoindre « la vie antérieure », « vie/ d’avant la vie », « arrière-monde » et « harmonie première » ?

Comme toujours, l’auteur, même dans son lyrisme, s’est tenu à distance de tout « poétisme » affecté. Il parle un langage d’étroite proximité de l’humain, et c’est sans aucun détour qu’on accède à sa parole ; elle reste émouvante dans sa simplicité de vocabulaire et d’expression, avec ce talent de rendre à tous partageable ce que révèle le plus personnel secret.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Max ALHAU : Si loin qu’on aille, avec des photographies d’Elena Peinado Nevado, L’herbe qui tremble, 2016 – 16 €.

Dans ce livre, tout entier innervé de la présence/absence de sa compagne disparue, le poète, « guetteur d’éclairs et d’orages », poursuit son inlassable exploration « pour dissiper [s]es doutes/ pour accroître le parcours et négliger le terme » ; mais, cette fois, ce qui initie le parcours, c’est le malheur de « ce brasier/ qui consacra l’éphémère » :

Avance avec ce dernier feu
qui saura embraser des étoiles
et te conduira plus loin que tes pas,
que ton souffle dans ces territoires
que les mots hésitent à nommer.

Que sont ces territoires, envisagés explicitement, dès les premières pages, dans une perspective métaphysique ?

Tu comprenais
qu’au-delà d’horizons
qui ne se découvrent jamais
résidait le secret du monde, […]

Il semble que le chemin spirituel emprunté par le poète prend ici une nouvelle orientation ; la lente approche dans l’espace médité, à travers l’hésitation et le tâtonnement, l’interrogation continuelle d’un sens, la poursuite d’une vérité fuyante, l’ont maintenant conduit à ce point auquel l’épreuve subie confère un caractère décisif : est-ce alors « la dernière étape,/ ce pont jeté/ entre deux infinis, une pierre lancée/ au-dessus du fleuve/ et qui disparaît/ au loin » ? Se découvre-t-elle enfin au cœur du plus sombre, cette « lumière » qui, jusque-là, s’était dérobée ? Augure-t-elle « des temps/ immémoriaux » ? Rien ne s’assure aussi vite, et le poète se reproche « encore une parole de trop », tant il se souvient « que toute perte l’emporte sur le gain » et que lui-même demeure « la somme/ de toutes [s]es incertitudes », mal pourvu du défaillant butin de la mémoire :

Tu n’as pas assez prêté attention
aux branches de ce cerisier,
aux nervures de ses feuilles, […]

Pas d’avantage tu n’as conservé en mémoire
ce visage si clair, ce regard fouetté de lumière,
ce corps maintenant dissous dans le temps.

La première partie du livre (« Quelques mots qui vacillent ») se clôt cependant sur le souvenir d’une aurore, d’une « promesse d’éternité », sur le gué que l’on franchit, « vers des horizons/ lentement conquis après tant de marches. » Et c’est aussi d’une « terre promise/ pourtant jamais conquise » que s’initie la deuxième partie (« Quelques empreintes sur le sable ») :

ce lieu encore inconnu
pareil à une source
qui ravive et délivre.

Un lieu que l’on ne peut guetter qu’à travers un « surcroît de silence », et qui, à l’opposé d’un « autrefois » terni, se présente comme « à l’orée d’un pays/ aux terres inestimables » ; quelque chose qui fasse que soit « possible/ ce que l’on nomme commencement » et qu’« il ne subsiste rien de nos empreintes », forçant alors à constater :

devant nous tout est à venir,
tel un sentier que l’on tracerait
les yeux fermés.

Et c’est sans doute pourquoi les poèmes de la troisième partie (« En d’autres lieux, au jour le jour ») confrontent le poète à la beauté « fidèle » des paysages où se continue sa marche de « voyageur sans carte ni itinéraire » ; façon qu’il a de trouver dans « l’instant » ce qui « perpétue [s]on destin/ ses failles et sa disgrâce ». Au terme, est-il un seuil franchi, dans un temps « immuable » où « l’arbre et la pierre/ ignorent ce qui les assemble », de même que l’homme peine à « désigner ce qui se dérobe/ et dont l’attente seule/ comble toute impatience ? »

Un livre aussi pur dans la réalisation que dans l’intention, et d’une grande profondeur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 42, 2nd semestre 2016.

Anne LORHO : Histoires de corps, Le Taillis Pré, 2015 – 12 €.

Un livre très curieux et plutôt dérangeant : collection de proses incisives, à égale distance de la nouvelle courte, du récit, du poème, de la fable, du conte cruel ; un texte centré sur le corps dans tous ses états et tous ses territoires, et constamment en partage entre humour et horreur, rêve et réel objectif, positivisme anatomique et fantaisie tératologique.

On est à cent lieues de l’exaltation du « corps », telle qu’elle a pu régner jusqu’à ce jour dans la littérature de plus d’un siècle. Ce qui domine, ici, c’est bien plutôt la lourdeur de l’appareil corporel, l’encombrement existentiel que produisent le corps, ses attributs et ses fonctions. La nausée sartrienne ne serait pas loin, s’il n’y avait ce cynisme de bonne humeur dont fait preuve Anne Lorho.

Beaucoup parmi ces textes s’articulent – ou plutôt se désarticulent – autour d’un signifiant tiré du vocabulaire du corps humain. À partir de ce matériau de base, naissent et prennent vigueur toutes sortes d’aventures, d’effondrements, de ruptures, de métamorphoses évoquant soit les agrégats les moins élaborés d’un art brut, soit, à l’opposé, les plus sophistiquées des compo-sitions d’un imaginaire surréaliste.

Si l’écriture d’Anne Lorho, vigoureuse, se montre rebelle à toute tentation décorative, jamais elle ne confine au dessé-chement. C’est un sourire, non pour vous charmer : seulement pour vous mettre à l’aise dans un contexte qui pourrait vous effrayer :

Je le tue, je l’écrabouille, je lui écrase le nez et les joues et les yeux et la bouche et les cheveux et je lui hurle qu’il est mort, que son corps est broyé, désarticulé, que c’est un corps sans corps. Je crie pour qu’il entende mais je constate que ses oreilles sont à ma droite et son corps à ma gauche, et qu’en conséquence, il n’a peut-être pas entendu. […]

On le voit, il y a chez cet auteur quelque chose comme une verve à la Michaux, avec tout ce que cela implique d’ironie, de maîtrise nerveuse, d’enthousiasme dans le cynisme, de précision imaginative et de perspicacité ontologique.

Un livre à lire pour la robustesse de son humour intérieur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.

Gabrielle ALTHEN : Soleil patient, Arfuyen, 2015 –14 €.

Un « argument », offert au lecteur, et que celui-ci ne découvrira qu’en fin de volume, explicite le « trajet » que jalonnent les trois parties de ce livre. À partir de la grisaille et du manque existentiel (première partie : Trouver manque), un combat protéiforme et tragique est livré au nom du « désir » et pour le « mériter » (deuxième partie : Falloir) et déboucher enfin sur Le Troisième Jour (troisième partie) « de la vie redevenue vivante », patiente comme ce « soleil plus nu » dont le mystère « danse », mais toujours pour un futur. Sous les deux espèces de la métaphore et du symbole, et suivant, peut-être, quel modèle de déambulation progressive, quelle Divina Commedia, n’est-ce pas ici à la quête d’un salut que se confie le poème ?

De fait, c’est tout naturellement la parole qui, à partir du « gris », initie le voyage : Un mot/ Pour attirer la foudre/ Dans le gris sans éperons du moment/ Le mot arrive/ Puis il nous dévisage. Le départ se prend ainsi dans un monde dont la grisaille est moins ennoyée d’eaux stagnantes qu’hallucinée de visions infernales, comme celle-ci : Le ciel a ses épines/ Te voilà écorché […] Manque pourtant la corruption des chairs/ Et le poète comme un chien/ A des yeux carnivores/ Qui font le tour de sa tête/ Et percent des fenêtres – ou encore celle-là : La terre était pelée comme une orange/ Les sentiments couraient par meutes/ Les routes ont des sœurs borgnes/ Où déposer le pus de l’air/ L’été pensant sur les taudis/ Le ciel est pierre parmi les pierres […] Au tréfonds de ce monde à la « lumière indurée », aux « griffes rentrées », il arrive parfois que s’entrouvre un « bref tiroir du temps », un intervalle de liberté qu’on ne sait pas ou ne veut pas saisir au vol, ce qui fait que les mots s’effondrent dans la bouche/ Le moment se referme/ Et ce n’avait été que rameau caressant le vent…

Avec Falloir, deuxième partie du livre, pour se dégager d’un monde où « La beauté […] est un trou sur le vide », où « La pureté […] a les dents noires » et, comme obsessionnellement, « L’idéal a les dents qui pourrissent », c’est une tâche de libération qui commence, de réhabilitation et de restauration du « désir » : Un jour je referai le beau bouquet/ De mes désirs/ Et je le poserai sur un autel vacant […] Je n’ai pas d’aise dans mon cœur/ Mais si un jour faisant la paix/ Mon cœur et moi aimions la même rose/ Crédible/ La même rose agissante/ Et terrible/ Je reviendrais à la maison/ Et de nouveau j’habiterais ce cœur. Mais là, c’est tâche ardue pour la parole du poème : s’il peut conduire « à la porte du temps » c’est bien souvent tout près « de la colonne vive du malheur » que doit œuvrer cet « autre Sisyphe » qui, inlassablement, s’emploie aux combats d’une « lumière débordant la couleur éblouissante de la mort ».

Avec Le Troisième Jour et sa « surprise » d’un « coup de vent heureux », s’établira peu à peu la sagesse d’une sérénité nouvelle : Au travers du sous-bois/ Les anges vont sans perles/ Une beauté se rassérène/ – Jusqu’à la grâce de l’os/ Il nous faudra ôter notre parure – Et c’est aussi jusqu’à « la joie » qui se met « à occuper le terrain », s’appliquant, comme la guêpe en son surplace […] à durer, à mi-hauteur d’homme, au-dessus des iris. La sorte de bonheur épuré qui s’éprouve là, d’avoir su se mériter, arbore un « bleu qui se décharne ». Son paysage confine à un absolu de transparence : Le vent brille/ La chose est sans contour/ Un grand cyprès roussit/ Pour que la mort ne soit pas dite absente.

Au-delà de son expérience existentielle, on lira, qui la transcende, le beau et grand poème qu’est ce livre, où la parole, forte et délivrée pour affronter les aspérités d’un destin, s’est peu à peu donné les demi-teintes qui arbitrent l’éclat et l’assentiment.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 41, 1er semestre 2016.

Gabrielle ALTHEN, La cavalière indemne, Éd. Al Manar, 2015 ; 86 p., 16 €.

Sous ce titre, La cavalière indemne – image de la vie qui passe quand nous demeurons, manquant de la vivacité qu’il faudrait « pour aller avec elle et l’aimer » –, Gabrielle Althen reprend, en le modifiant de quelques ajouts et retraits et d’une judicieuse redistribution des poèmes, un précédent recueil qui s’intitulait Sans preuves (Éd. Dune, 2005), titre qu’elle maintient pour la troisième partie du nouvel ouvrage.

Les preuves, certes, seront négligées dès le départ, au seul bénéfice de l’évidence poétique et sans nul recours à l’étayage des raisons. Le geste ici est de pure passion, et s’il reste une « preuve », elle sera, pour nous illuminer, de l’ordre du désir ; un désir qui, en chacun, s’enrichit pourvu qu’on ait su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.

Dès ce texte liminaire, résonne une parole forte et délivrée, et comme armée pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y puisse goûter par moments de subtils pianissimi, à la limite du silence : ainsi, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire ouvre une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse. Parfois nous frappe, dans la confidence, un surprenant voisinage valéryen : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Le même ton est donné au dialogue flexible d’un solitaire avec sa fenêtre :

Je voulais d’autres mots
Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme

Mais le plus souvent, c’est une vigueur qui l’emporte, avec de coupantes images (La mort, nue comme une offrande sur du verre…), et l’on se trouve dérivé par le flux de ce livre et ses courants tournants : tour à tour il se fait abandon ou désir, mémoire ou projection, douleur ou plaisir. La coloration affective de la parole enfièvre un combat – cosmique aussi bien qu’intérieur – où s’éprouvent et se conjuguent l’exigence sensuelle du monde et une soif, sans cesse naissante et contrariée, de transcendance.

La victoire est celle de l’Art, affirmée dans la dernière page (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. À peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Outre la profondeur du sentiment, comment ne pas éprouver aussi, avec ce livre, le plaisir, devenu si rare, du style ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus délicates lumières : La résonance cherchait en elle le préférable et sa limpidité. Un arbre pur en contre-jour lui écrivit dans la clarté.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 40, 2nd semestre 2015.