Note liminaire:
Dans cette éture, les références aux ouvrages de Paul Farellier seront codées comme suit :
- L’Intempérie douce : LID
- L’Île-cicatrice : LIC
- Une main si simple : MSS
- Où la lumière s’abrège : OLSA
- À l’obscur et au vent : AOV
- Dans la nuit passante : DNP
- Tes rives finir : TRF
- Parlant bas sur ciel : PBC
Des paysages surgissent au gré des poèmes. Ils retiennent l’œil et l’esprit sans révéler leur mystère autrement que par l’étrange présence qu’ils manifestent. Qu’ont-ils à dire ? Nulle description, nulle explication en eux. On croit les reconnaître, un instant les tenir, ils s’échappent, reprennent leur autonomie et s’offrent à nouveau à la contemplation, libres et essentiels. Le vers qui les sous-tend, enfante son propre matériau, se fait corps par sa chair même et dégage pour le lecteur un propre espace où il peut se tenir. Elle frappe alors la conscience, cette ligne frontière maintenue entre le poème et celui qui le reçoit, la disponibilité qu’elle procure permettant à chacun de prendre la juste mesure de ce qu’il est. De même apparaissent alors le lieu du poète et le motif qu’il parcourt. Pas de recherche d’une quelconque fusion, mais un extrême respect, une reconnaissance confiante de cette manifestation d’altérité qu’offre le monde pour qui l’observe et l’écoute.
D’où vient cette posture originale, alors qu’un poète est souvent plus enclin à saisir les choses par la force de son verbe ? La réponse est peut-être dans la conviction profonde et silencieuse de Paul Farellier quant à son rôle ou à son devoir en tant que poète. Chez lui, la raison d’être de la poésie, son mode, sont secondaires. Seul l’objet qu’elle travaille doit concentrer son attention. Nulle volonté de construire un monde autonome, nulle recherche de maîtrise, au contraire, son vers comme lui-même a déjà disparu derrière l’obligation de l’ouvrage.
Une telle discrétion, qui traduit aussi un sentiment d’urgence par la concentration des moyens qu’elle manifeste, laisse à peine deviner la démarche qui structure la poésie de Paul Farellier. On trouve ici ou là quelques traces de l’espèce d’ascèse à laquelle se soumet le poète pour gagner les marges de liberté nécessaires à sa création : ainsi de la recherche patiente d’un équilibre nouveau entre le mot et la parole pour oser dire, le dégagement minutieux de l’instant pour permettre la rencontre, ou le travail entrepris pour disparaître à soi et se tenir sur cette frontière où se reçoit le souffle du monde, ce mystère d’une présence toujours neuve, toujours fondatrice. On suit le cheminement prudent, plein de pudeur pour effectuer cette marche immobile jusqu’à l’accueil des dehors. On mesure la force d’une volonté soucieuse de rester au plus près du motif, d’échapper à toute forme de bouillonnement spirituel ou mystique qu’une telle force d’écoute pourrait susciter. Ayant ainsi fraternisé avec le poète, il est alors possible de plonger avec lui dans ce bain de la contemplation qu’il propose, de recevoir avec lui l’extraordinaire présence qui se manifeste dès lors que les sens ont reçu cet ordre d’accueillir par la frontière l’altérité anonyme du monde.
L’ascèse du poète
Entre mots et paroles
« Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète » (LID, p. 8), tant de douceur au cœur du tonnerre. Le poète cherche un lieu pour poser son ouvrage. Quête de l’impossible commencement. Où et comment oser un commencement ? Peut-être une des clés tient-elle dans cette phrase où sont réunis les mots du prophète livrés à la lecture et la parole qui les sous-tend, cette proclamation absolue qui se refuse à toute limite et en même temps ne se départit pas de son humanité. Le début serait donc dans ce matériau d’une phrase où se rassemblent la parole qui lance et le mot qui revient. Reste que ce matériau suppose un extérieur et un intérieur, le choix d’une frontière.
Le poète se tourne vers la beauté, cette force qui l’entraîne vers le monde. Etrangement, la piste un temps suivie dans « L’Intempérie douce » est vite abandonnée, comme un excès de force, une inutile protection face à la nudité du monde. Il faut la table vide pour que « l’esprit écoute » (LID, p. 9). Premier dépouillement, premier renoncement.
D’autres suivent. Le désaveu de l’invisible. Les mots n’ont pas tant un lien avec l’invisible, qu’avec la présence du visible qu’ils illustrent, contiennent, tels des « fragments déterrés » de l’ici. Et comment d’ailleurs s’échapper, fût-ce par le verbe ? « N’es-tu pas dans l’aujourd’hui » (TRF, p. 7). Nul regret, juste un rappel, une prière à soi pour un surcroît d’attention. Il y a aussi le retrait des terres blanches de l’éternité où parfois se tiennent les mots. Oui, ils n’ont pas tant affaire à l’éternel, mais à l’aujourd’hui où l’écriture par eux s’efface en se faisant patience : « qui me dira// – qui pourrait me dire –// où se cachent ces lignes » ? En vérité, le poème se tient entièrement dans un de ces lieux vivants où par exemple la neige « tombait d’un soleil éloigné ». Seul le lieu, cette manifestation de vie, enseigne le poète. Les mots surgissent à cet endroit, que le poète ramasse. Par eux, se garde une présence attentive dans l’ici et le maintenant. Le mot vient alors au poète comme une sève nouvelle. Il surgit soudain de l’ombre (TRF, p. 24).
Comme porteurs de ce lent travail de dépouillement qu’opère le poète sur lui-même, les mots doivent se défaire de leur contenu transcendantal, oser perdre leur pouvoir d’illusion. Pour ce combat, le poète peut compter sur une alliée : la lecture qui par son indécision, les « désarme en éternité ». Les mots doivent revenir à leur rôle de porteurs de parole, fût-elle intérieure. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le conseil que le poète – « écolier des arbres » – se donne : « écris la même terre » pour mieux dérégler les prisons du signe. (TRF, p. 55). Plus libres, plus légers, les mots retrouvent leur mesure sans mesure. Et le poète, sur sa page, redevient « écolier » (TRF, p. 17).
Pourquoi préférer cet étroit chemin unissant la parole à l’écrit ? La parole ouvre au monde par son aveu de faiblesse, de « miette emportée par le flot » (DNP, p. 11). Et puisque la terre parle, se fait ronde et rugueuse parole, « loin couchée dans le souffle » ne faut-il pas lui répondre, s’unir à sa présence forte et infrangible ? Par le mot, le poète prend la mesure de sa participation au monde, agit librement en lui. Ainsi, par les deux mouvements réunis, comme celui de la respiration, le poète peut dans un sens « établir la nuit et le matin sur terre » et dans l’autre « s’abreuver à la densité du songe ». Un pont s’établit entre l’une et « l’autre blessure » (TRF, p 47) qui est la réconciliation des contraires, « ce deuil enfin voilé d’un sourire. » (TRF, p 51).
Il ne s’agit pourtant pas d’une union mystique avec le monde. Ce jeu entre mots et parole ouvre le poète à la conscience de son humanité. Acteur, participant à ce vaste ensemble, oui mais aussi, étranger à lui. Il se découvre comme hors du monde, né du mauvais côté de la haie. Il peut regarder par dessus, suivre et se perdre dans la blancheur mystique de son innocence, l’accueillir, taire en lui l’esprit qui est « dans le reflet du monde », mais non pas le rejoindre là où l’appelle sa soif (TRF, p. 43).
Premier écart, premier éloignement produit par le verbe. Ainsi le poète ne vient pas entreprendre le monde, mais se mettre à sa disposition, le dire. Son premier travail – et peut-être l’unique – est de se forer soi-même pour oser le regarder pleinement, « infliger le regard à cette cécité blanche, en faire éclater le masque » (LID, p. 13). Mais comment quitter « le quotidien qui foisonne et meurtrit » (LID, p. 13) ? Démuni, le poète se tient face à la profusion, à la dispersion du monde. Pourtant « le passage existe » (LID, p. 13). Entre mots et parole, il est comme invité par une muse à la folie de cette respiration profonde qui unit en se retirant : « tu me connais dans le rassemblement des choses » (LID, p. 15). Pudeur ultime qui se désapproprie des fruits de l’instant consommé.
Sortir de la durée, faire advenir la mémoire
Travaillant sur son art, le poète travaille aussi sur lui-même. Pour faire surgir le regard en quête du verbe, il doit renouveler son esprit, en particulier son rapport au temps. Désapprendre la recherche de l’éternité qui sonne comme les tympans de la mémoire, car dans cette quête, « nous étions perdus » (AOV, p. 12). Il s’agit de fuir ces miettes d’absolu qu’on collecte par un bricolage de la durée – « Et la durée se révèle infime » (TRF, p. 25).
Restent la flagellation des instants, l’impossible apaisement, la course aveugle « dans l’agenda des vivants// sans connaître et sans savoir » (TRF, p. 53). Le temps se fait « de plume et de cendre » (MSS, p. 29), qui en appelle moins à un phénix en nous qu’à la fragilité du nid et de sa perte.
Dans cette nuit de l’esprit, l’attention du poète se reporte sur la proximité des choses autour de soi : les objets et les coutumes prennent des proportions de géants et une indépendance de peuples qui se coudoient. Une épithète, un participe passé suffisent à les faire surgir : « la fleur sombre », « l’allumette craquée », « la tulipe ardente », « la tonnelle incendiée des fleurs » (AOV, p. 7, 12 & 13). Le temps remonte dans l’âme. Avec un sentiment d’absence reconnu face au déploiement de l’univers, le temps devient une chose comestible. Il procure une « saveur » (TRF, p. 35), un bien à manger avec délice, confusément, secrètement.
Déjà s’instaure une temporalité différente, « sans sillage » (LIC, p. 29), tapie « dans les assises du silence », qui affaiblit « tout le flanc de l’univers » (LIC, p. 34) et amène « au plus près de [la] franchise » (LIC, p. 54). Eclôt une nouvelle présence au monde qui ose « faire le trou du silence ; se confier à l’oubli (…) L’esprit dételé – simplement dételé » (OLSA, p. 23).
Comme figure majeure est évoquée la femme qui se lance toute entière dans sa vie de mère. Puis se tournant vers ce qu’elle fut, reconnaît combien elle n’a « rien compris » avec « son jour/ si près de la terre », et découvre alors « ce rien// qui reste pour s’accomplir » (TRF, p. 26). Union de l’heure et de la mémoire, moment où l’esprit en suprême vigilance traverse l’instant sans le trahir et l’unit à la mémoire. Douceur de la mémoire, « comme une main posée sur l’épaule » (TRF, p. 35), absence amie, fraternelle, lieu sans force qui vainc le cercle étroit de la durée. Vient alors l’instant d’équilibre, d’immobilité, un appel du monde à se joindre à lui sans se trahir.
Cette confiance retrouvée dans la vie réclame une confiance dans le passé, car si l’absolu existe, il doit bien loger dans notre histoire et lui survivre. Un sentiment d’éternité revient alors, non plus sous forme d’exaltation d’une totalité, mais d’une acceptation de cette contemporanéité avec toutes les choses en proximité, comme de notre fragilité au milieu d’elles : « notre attache à vivre/ une étincelle d’éternité… » (MSS, p. 18). Le regard sur les choses dépose en nous comme un pollen.
Où trouver le temps exact, celui dans lequel pourrait s’établir une corrélation véritable avec les contemporains ? Dans la promesse, cette union de l’heure et de la mémoire a lieu. Surgit alors ce temps nouveau, « comme une ombre dans ma voix » (TRF, p. 15). Nul besoin des armes du verbe pour lire un horizon obscur. Tout est là, déjà là, devant la fenêtre et déjà en train de se dire, niellé de silence et d’ombres lumineuses.
La solitude comme une donnée spatiale
L’effondrement du temps chez Paul Farellier serait, pour ainsi dire, jumeau de l’effondrement de soi. De même qu’on assiste à une forme infinie d’écartement du temps, comme si le temps se rejetait, se vidait de lui-même, se produisait par disparition de toute réflexivité, de même, le poète se fonde en se débarrassant de lui-même, s’invente en s’effaçant (DNP, p. 21).
Un des effets surprenants est l’espace de solitude qui se dégage. Elle se remarque d’abord par le très faible nombre de figures entraperçues (Elie, une nymphe, une femme). Jamais signifiée, elle se manifeste comme cette faim d’un supplément de mystère, présent, perçu, encore inaccessible. Et au bout de son expression, elle loge dans la fatigue qui vient la fleurir.
La solitude se montre aussi comme un combat pour se préserver soi-même. Frappe, dans les premiers recueils, l’étonnant registre d’une guerre à la forme désuète : il y a épée, hache, gantelet, la poire à poudre, de hautes tours, rempart, château, brèches, muraille. C’est une guerre avant tout défensive, d’une violence retenue, quoique réelle car il s’agit d’une résistance pour un « sens qui va se perdre ».
Ce choix de se tenir en armes, montre une âme pleine de prudence, qui reconnaît dans le monde alentour une démesure qui peut broyer. Prudence qui n’est pas refus de la confrontation, ni repli sur soi, mais volonté de préserver un lieu d’observation ; ce lieu entretenu, tout embroussaillé comme il peut l’être d’infinis, et qui forme « cette vie à mourir » face à laquelle se dit et se redit : « Je ne t’effacerai pas de mon rempart » (PBC, p. 7).
Une fois mise à distance cette crainte d’une offensive aussi obscure qu’aveugle, il reste un lieu qui s’immobilise, dont il ne subsiste sur les paysages que l’énigme de traces vidées de sens, et « l’obscur féodal de la fuite » (LIC, p. 11). Autour d’un soi effacé, le poète ne trouve que des ruines « que rien ne mûrit,/ rien n’achève » (LIC, p. 74). Une mémoire incertaine les prolonge, les recouvre d’une spiritualité pareille à une musique sans parole : vitraux, voussures, flèches… une espèce de foi comme en creux dans le paysage. Au plus haut, elle exige de lire l’autre « par-dessus son épaule/ avec le doigt d’un dieu écrivant sur la terre » (PBC, p. 15). Le poète y parvient-il ? Non pas, la couleur de la pluie « n’en est plus qu’à chuchoter », « l’heure transhume ». Ne demeure que « l’innommée de la lèvre lointaine » (PBC, p. 20 et 23). Le lieu de toute solitude où se tient le poète garde inaccessible « le cercle des lumières sauves » (PBC, p. 20). Rendu à sa fragilité minérale, isolé en son mystère ébréché par le temps, il affirme pourtant que « quelque chose est en attente » (LIC, p. 67). On peut s’y maintenir, quoique loin de soi, « blottis dans le trou de mémoire » (LIC, p. 68). L’autre n’est déjà plus si loin.
Car dans ce paysage solitaire, l’autre est-il absent ou seulement inaccessible tel l’oiseau, « cette blessure ! », figure entrevue dans le ciel mais aussi présente dans le cœur par un mélange de délice et de tremblement, où s’unit le noir à la transparence, l’ombre à la lumière ? L’oiseau, qui rapporte à soi la valeur du silence. Par son toucher sans toucher, on est visité par le vide, « ce rien/ qui prend son vol au dedans ». On y découvre « les îles à nuages » et l’on se demande « qui nous prend maintenant/ dans ces mains de lumière » (PBC, p. 51). Peut-être alors, en soi-même surgira, par l’alchimie des mots, son ombre, c’est-à-dire cette marque d’altérité confiée à la terre, cette promesse qui porte, inconnu, son propre et véritable visage.
Au bout de cette ascèse, rendu à lui-même, le poète déchire ses pages pour se rendre « à l’obscur et au vent » et produire « ce faible cri de lanterne » (AOV, p. 77). Il est sorti de lui-même et donne, comme première disposition opérationnelle, quoique fruit d’une avancée déjà longue, « congé aux armes ! » (LID, p. 18).
Les chemins immobiles du monde
La fenêtre, livre ouvert sur l’imminence
Longtemps à l’abri, la « porte jamais franchie » (AOV, p. 22), le poète se tient aux aguets. L’âme dans son abri, soudain se fige dans la « chambre des profondeurs » (AOV, p. 24). Elle affronte le passage par le vide : nul tremblement, au contraire, presque un soulagement de trouver cette zone de résistance, une « grâce de suivre seul/ l’allégement de l’absence » (DNP, p. 15). Méfiante, elle se tient à l’écart d’un désir qui vient « tard dans l’éternel » (MSS, p. 21). Lui sont préférés les premiers fruits du dépouillement qui invitent à monter vers la frontière, comme l’hiver, d’où surgit un ailleurs, « un pur instant sans mémoire » (MSS, p. 23).
Témoin de ce lent travail du poète, la fenêtre. Lieu de vigie et d’affût, elle s’offre comme moyen de défense mais aussi d’ouverture pacifique, tel un « livre ouvert des choses imminentes » (AOV, p. 43). Lieu aussi qui n’abrite nul intérieur car il est entièrement tourné vers le paysage, à sa merci. A son contact, le poète découvre la fertile inutilité de « la splendeur imméritée de l’instant » (MSS, p. 51). « Fenêtre, pourquoi ce bonheur sur la nuit ? » (LID, p. 28).
Au milieu de la fenêtre, la vitre redit « une absence impérieuse », impose un silence, qui de soi « retranche », « efface » (LIC, p. 10). Il est possible d’y habiter, d’y tenir entier, il y a moyen de n’être « plus seulement le siècle qui se hâte » (LIC, p. 70). Par la vitre, on retrouve aussi l’usage de la lumière, à condition d’y jeter au travers ses « longues vies » (OLSA, p. 14). La vitre est aussi cet accès impossible vers l’ailleurs : la promesse infrangible du vivant : « toute l’herbe par delà (…) devant la vitre éternelle » (OLSA, p. 69). Enfin, par son entremise, le corps s’absente, force l’esprit à son nouvel ouvrage. « J’apprivoise mille fois l’instant futur de notre élision mutuelle » (LID, p. 27). Puis, les premiers balbutiements devant les choses vues : « Scansions neuves à la montagne, aux herbes penchées de leur poids de lumière » (LID, p. 29). Tout ce chemin pour venir à la fenêtre et s’y tenir !
Les brouillons de légende
Au gré du calendrier des mois, les pays disparaissent et se noient dans leur saison. La poésie devient plus réflexive, comme soudaine conscience de son ivresse. Dans cette atmosphère, le paysage aperçu s’ouvre à des présences dont il s’honore : liseron, tilleul, mésange, abeille.
La chose observée grandit ou disparaît du territoire de l’esprit : « chose d’aucun mot, jamais puisée// par nulle pensée » (DNP, p. 25). Le poète vient l’interroger et s’interroge sur elle, « aorte noire// d’éternel retard » (DNP, p. 25).
Pas de tristesse, pas d’affliction de pénitent, mais une écoute restée disponible au jeu des formes qui se dévoilent : « une brume/ laisse un masque de cendre qui te ressemble » ; loin de s’en plaindre, il faut y ajouter un « rire où le ciel descende » (DNP, p. 22).
Rêve, éveil, mémoire, oubli, les points cardinaux du poète élargissent le cœur de ses interrogations tant il scrute et se délecte de son appartenance au monde. Le pur et le vide, « le piqueté tendre de l’air » (MSS, p. 52).
A force, il faut bien affronter « la peur/ d’éveiller l’invisible » (DNP, p. 43). Voilà pourquoi la nuit est préférée, car elle seule permet la rencontre sans la dire, d’écouter sans entendre. (DNP, p. 26). Voilà pourquoi « la nuit seule est habitable » (DNP, p. 45). En elle, « quelques traces suffisent » pour se fonder et recevoir les premières possibilités de dialogue. En elle seule, il est possible de reconnaître l’unité profonde et troublante du réel et de l’âme.
Dans ce lent dessillement qu’imposent l’écoute et l’attente, il faut se confronter à la mort, la plus proche et la plus douloureuse, celle de son père. Qu’observe le poète devant la dépouille, cet absolu de l’absence ? « Le rien de personne// apaisé peut-être d’un sens » (PBC, p. 11). Non pas donc la mort, non pas sa figure froide et impersonnelle, mais en face de soi, pour seule mesure, le mourir qui « porte plus loin le sens » (LIC, p. 15).
Puis, enfin, le passage, « des fenêtres se déchirent » (DNP, p. 47). Le monde ancien s’en est allé, fini « ce brouillon de légende (…). Ce qui viendra se tient à bonne distance » (LID, p. 22). Car « il faut satisfaire notre esprit, le mettre en partage » (LID, p. 24).
L’île-cicatrice
Le poète se lance, s’échappe, se risque : « Frontière nue,/ ne m’épouvante pas de mon âme » (MSS, p. 25). Adieu fenêtre. Voici la porte, le « soleil sous la porte » (TRF, p. 40) ; la serrure avec sa poignée qui « a tourné soudain dans ton rêve » et au-delà de « la nuit déjà tombée », « le long regard du matin » (PBC, p. 59) ; puis ce « départ de flammes sous les pierres » : n’imagine-t-on pas alors voir surgir le prophète Elie, « un char de feu » et son envolée vers le ciel ? (TRF, p. 40).
Comment se tenir en cet ailleurs autrement qu’en « prédateur » plein d’effroi devant « une saison » (MSS, p. 35) qui rassemble « une beauté de feuilles, d’oiseaux, de cascades » dont le poète demeure « le lien secret,/ chaque jour plus distendu » (MSS, p. 36) ?
Il faut patienter, être à l’affût de « ce quelque chose de caché, valant très cher,/ de chaste et de toujours délogé » (MSS, p. 41). Entrevu, tel un ange, ses « ailes ouvertes d’élégie » (MSS, p. 42), le poète a juste le temps de les révéler – ainsi d’une photo prise à la dérobée.
Il en retient trois marques. La première est la nature de la manifestation : l’inaccessibilité. La deuxième est sa puissance : vigueur d’un appel qui fragilise sa propre présence, « appel dru lacérant ta présence » (DNP, p. 17). La troisième, la plus troublante, est la conséquence sur sa personne, qui malgré la « griffe » de « cette voix », se juge encore incapable de faire face, peut-être obligée pour se survivre de se nommer encore « l’inattentif ».
Reste à suivre le chemin ouvert, « veiller à son éphémère… » (PBC, p. 28), d’où monte un paysage ayant vaincu par sa vivante expression, son faible manteau de neige. Il y a un au-delà de l’hiver et c’est l’île où l’on suit la mer, « le sans-fin du flux (…), le phare sans promesse,/ sans réponse,// sans bruit » (PBC, p. 31). Le silence est un état renouvelé de l’âme, un espace pour sa permanence, une preuve de sa possibilité d’être.
Quel est ce lieu-pays, cette vision paysage, « l’île brève qu’on ne peut retenir (…) la longue approche d’un avenir » (LID, p. 30) ? Un lieu improbable où, tant il scintille, il se perd « de vue/ l’aujourd’hui de ta vie. » (AOV, p. 11). Un temps nouveau aussi, à l’« essentielle minutie » (LIC, p. 9). Enfin, la promesse d’un autre rapport à la vie, où il devient possible de « tenir des promesses précaires » (OLSA, p. 75) et de s’ouvrir à « cette humide liberté » (AOV, p. 12) tant espérée.
L’île révèle également les nouveaux rapports auxquels aspire le poète : fenêtre absolue que cette côte entièrement ouverte sur la mer, l’île sans fin interroge son inscription dans le temps par « le lieu vide, la lumière fossile », et ce rappel insistant des « naufrages » (LIC, p. 49). Lieu de l’enfance, elle invite à y retourner dormir, non pour le jeu des nostalgies et des regrets, mais pour instaurer un nouveau rapport avec le réel où l’épaisseur du temps ouvre plus qu’elle ne ferme. Elle est aussi cicatrice, moins par souvenir d’une blessure ancienne, que par la marque éprouvée de cette temporalité diffuse. Enfin, elle fournit au poète ce pain de spiritualité qu’il recherche, la « bible ouverte du silence » qui globalise sa présence au monde.
La foi inavouée
Pour conclure, est-il possible de parler d’une quête spirituelle ? Difficile de répondre. Dans les premiers recueils, on trouve des dépôts de termes religieux, comme des ruines qu’on interroge. Mais sans pouvoir dans la bouche du poète, sans capacité d’augure ou de signification profonde, ils rappellent l’extrême dépouillement de l’heure. Seul dieu entrevu : un « premier né, le dieu fragile » (LIC, p. 17), qui disparaît comme une improbable vision. Et pourtant « l’invisible grandit » (LIC, p. 75), « l’imprononçable patrie » avance « toute en lignes de fuite » (LIC, p. 63), mais elle est entièrement ancrée dans un rapport renouvelé avec ce monde, dans la promesse d’un temps neuf qui se laisserait lire sur un paysage. Moins quête d’éternité ou d’espérance, que déjà l’acclamation élégiaque d’une présence qui serait disponible. Nulle volonté de se l’approprier, d’en vouloir plus ou de tendre vers elle ; juste la satisfaction, le plaisir d’en effleurer les premiers fruits, déjà ravi par les excès de son absence débusquée.
Il y a aussi un appel à l’aide contre la douleur, non pas à une magie, mais par mobilisation des faibles moyens qu’offrent la régularité, la domestication de l’épreuve, le soutien d’un autre rapport au temps : dans ce registre, on trouve cités « le pain », qui est par excellence la fructification de chaque jour, « la manne », qui transforma les matins du désert en grâce souveraine, et le « latin », cette langue qui se survit par l’acceptation d’une désuétude avec l’immédiat. Ces trois secours face à la douleur proposent trois façons d’affronter le temps : le temps régulier, tellement enfoui au cœur même de la temporalité qu’il en est invisible, le temps du récit, qui ouvre la mémoire à sa recherche de sens, et le temps de l’histoire, qui perfore le temps par excès de fragilité (DNP, p. 10).
Mais on peut maintenant tenter de cerner ce qui, à la fin, fut conquis ; la transformation qui s’opéra ; ce qui, par la fenêtre, fut contemplé pour l’appel d’un monde nouveau – pour matérialiser l’espérance renouvelée.
Paysages et lumières
Jusqu’à l’ombre effeuillée
La quête de cet autre monde commence, les yeux levés sur les façades de pierre où s’observent les travaux du soleil et du vent. Mais on ne peut jamais les rejoindre. La prison se referme donc en lapidation de la lumière (AOV, p. 22). Que faire ? faut-il s’échapper ?
Condamné à la proximité, le poète confie ses espoirs au regard qui est l’ouïe de la pensée. Unique instrument de sa liberté, l’œil erre sur ces terres offertes en « pasteur indécis » (AOV, p. 50) : « Que pensait-il voir » ? « Plus loin peut-être ? ». Plus loin que la simple pensée (AOV, p. 7).
Comme effrayé par la mission à remplir, le regard du poète se réfugie vers les lointains que propose le ciel. Aussitôt, surgissent des visions sur cette nappe d’infini. Le ciel, « monté de l’horizon, comme d’un brasier, » avance vers lui avec « des pattes griffues », « de lourdes fourrures », « des ourlets de charbon et de pourpre ». Ému, le poète s’interroge : « Est-ce pour brûler le trop profond silence » qu’affluent d’aussi terribles visions, tel un « langage de nuit » ? (AOV, p. 17). Il ne faut pas s’y résigner ; il faut passer outre à cette force de l’effroi et de l’illusion, oser avancer.
Vient alors le vent, « guetteur de la distance, écuyer du passage » (AOV, p. 19). Le vent, non comme un appel, un départ ou le jeu impossible de l’infini, mais comme une respiration, un silence en musique, déployant « sa couleur » comme une bête familière qui « flaire mon faible savoir » (LID, p. 35). Il est possible de rester dès lors, de croire au bienfait de la patience.
Il faut également affronter l’orage, précédé de son silence, « comme un méditant s’approfondit du sombre » (AOV, p. 64). Mais il est aussi la promesse soudaine d’une déflagration de choses nouvelles et vraies, d’une « interminable naissance » (LID, p. 73). Preuve, à son contact, la pleine explosion des senteurs et des parfums, comme « hyperbole de menthe et de raisin » (OLSA, p. 72). Il charme par son pouvoir de rajeunir (AOV, p. 23).
Enfin tombe la pluie « glissant des ailes et des feuilles » (AOV, p. 18). Aveu de cette nouvelle naissance, elle invite le regard à se poser à même la terre. Tendresse de la pluie. Par elle, le lieu s’enchante avec « l’oseraie fumante sous les nuages », ou « les mouillures d’un soleil rebroussé ».
La pluie joue aussi son rôle de guide. Elle vient contrarier l’aspiration au large du poète, le ramène à sa faible mesure, à son rythme régulier. Peut-être qu’à la « nuit finissante », elle cessera, que le monde se découvrira tel qu’il est, avec ses misères, ses « maçonneries défaites », à l’aune de la démesure enfin découverte.
Dans la pluie, comme première chose vue : « une ombre qui éclaire » pour guider le poète vers sa propre exigence. Elle tourne autour de lui, l’invite à rejoindre la proximité, « l’envol calme des collines, les papillons piqués sous la vitre » (AOV, p. 13). Elle se perd dans le paysage, s’abandonne, puis « égrène, égare les paroles » (AOV, p. 14). Qui est-elle ? Une pensée qui cherche, se nourrit de ce peuple de la proximité ; à coup sûr, le feu d’une mémoire, qui se concentre non sur la fidélité qu’elle manifeste, mais sur l’écart au temps qu’elle autorise (AOV, p. 21). A la suivre, faisant halte, le poète découvre « ces débris de genèse » (AOV, p. 68). N’est-elle pas comme un paraphe qu’on ne peut dénoncer ? Indissociable du lieu où l’on se trouve, elle avance non comme une limite, mais comme le point d’origine que le poète espérait. Par elle s’impose une volonté de ré-interroger l’évidence qui voisine plutôt que la dépasser ou la nier. L’ombre s’ouvre enfin à son opposé sans limite : ombre, quelle espèce de lumière ?
La terre pour éveil mystique
Maintenant les yeux se posent sur la terre. Est-ce son poids qui trouble ? La terre se revêt d’une présence particulière, familière et toujours attisant le regard. Elle est un appel à oser prendre racine. Le poète vient par elle s’inscrire dans le paysage. « Je suis un arbre arrêté dans les étoiles » (LID, p. 60). Peu importe si le sens aigu d’un fatum discerne, au tréfonds, le froid d’un « poignard exactement appliqué sur l’insistance inutile du cœur » (LID, p. 48). En retour, le poète reçoit le ravissement du toucher de la terre. Elle possède la précision et le nuancier du brodeur. Elle envoûte à chaque pas de sandale ou de pied nu. Elle éveille à une dimension spirituelle de la vie, offre un lieu où l’esprit se pose et se découvre au monde (TRF, p. 39).
Dès lors, il y a un éveil mystique avec le monde, telle la venue de la rosée impatiente, « visite qui n’attend pas le jour », et « veut d’abord le noir./ Et le respirer » (AOV, p. 28). Sous les yeux du poète, le monde nocturne se réveille : voici le « grand pin bleu » (AOV, p. 30), le « rouvre immobile » aux branches « figées dans le noir,/ ployées de la sourde énigme » (AOV, p. 35), et, venant au plein jour, la « levée bleue de chardons » (AOV, p. 40), le muguet, les talus, le chemin vicinal, l’aubépine, le lilas blanc ; ruisselant « sur les pins pour fermer le pays », emplissant « les grands tilleuls », se reclôt « l’abside douce de la pluie » (AOV, p. 18 à 20).
Au gré des poèmes, c’est toute l’âme des paysages de France qui se lève : nous traversons les pays de Loire, le Massif Central aux toits de lauzes, le sud brûlé de lumière, les îles embrumées de l’Atlantique. Labour, vigne, buisson, eau du fossé, villages gonflés des sucs d’oubli et de silence, frottés d’une lumière « frugale, mais pleine de pouvoirs ! » (OLSA, p. 22).
La langue thaumaturge du paysage
A force, comme domestiqué, le poète devient participant de ce monde, telle une « cigale obstinée » (AOV, p. 13). Il s’agrandit de ces paysages, où se rejoignent terre et horizons. Il se découvre une identité commune, reçoit une place attendue, « comme une eau dans l’eau,/ comme dans le terreau/ ce gravier bleu d’aiguilles sous le pin » (MSS, p. 14). Nouvelle naissance produite, non par le dialogue ou par l’observation, mais par la révélation incertaine d’une permanence qui nous prolonge : « une distance neuve/ qui s’étonne et s’accomplit » (MSS, p. 10). Car le paysage n’est pas une abstraction de l’esprit. Il se distingue du jeu des significations cachées, tel un livre offert aux travaux du philosophe. Il recèle un ailleurs, retranscrit l’expérience d’une terre baignée d’horizons. A son contact, nulle volonté de communion. Bien au contraire, il s’agit d’enfouissement. D’abord la perte. L’éternité si elle est vraiment, demande de se perdre par les marges, de se résoudre en frontières. Le paysage fournit également cette vision profonde par laquelle s’apprend l’amour « de vraies choses, qui vont mourir » ( Interview du poète par Guy Chambelland, in revue Le Pont sous l’eau, n° 3, 3ème trimestre 1989, p.2.), l’apprivoisement du provisoire : « J’ai pour peu d’instants (…) cette clarté soudaine qu’enfonce le souffle dans le tilleul argenté » (MSS, p. 36). Positivement, le paysage est ce thaumaturge qui rend le poète autonome à soi. Par sa profondeur, il fait deviner « les fonds lointains », « l’épaule de terre et de rumeur (…) aux frontières de la nuit » (MSS, p. 18).
Au cœur du paysage, la terre. Non pas le vent, ni le ciel, mais la terre avec son revêtement végétal où les plantes et les arbres sont autant de parures à nommer, et la lumière, une langue pour la dire. Lumière qui est aussi une sorte de consommation du temps. Il y aurait l’horloge, la durée et la lumière, « monnaie calme du temps » (MSS, p. 20), qui renoue avec notre fonction du dire. Elle fonde le paysage en pays où s’enfonce la pensée-mémoire (AOV, p. 21), où la présence du poète est accueillie jusqu’à se faire par lui habiter.
Mais il y a aussi la ville, ce paysage en perte d’horizon. Elle met du temps à surgir du regard, la ville. Il faut attendre le recueil « Dans la nuit passante » pour qu’elle achève de se livrer. Elle vient au poète, rendue à sa nudité terrestre, ouverte à une temporalité nouvelle que lui versent la pluie, « le violet de la nuit » (DNP, p. 31), la « caresse aveugle et veuve » de ses faubourgs pleins de choses vues « très loin dans la chair désaccordée du temps » (AOV, p. 40).
Le pays où s’apprivoise un monde réuni
Nous voici arrivés au cœur du pays, cet élément complexe où s’entremêlent paysage et horizon. Car le pays se forme par l’étrange frontière de l’horizon que souligne le cri de la buse : « là s’est jeté tout mon désir, dans la hâte de l’espace » (AOV, p. 29). Ou encore, par l’image de la mer, champ parfait d’horizon, « gréant d’étoiles l’ordinaire de la joie » (LIC, p. 15), mer obsessionnelle que le poète transplante en pleine terre pour imager « le point aveugle » que fait un arbre sur la nuit : « mer muette où se résorbent les errants » (AOV, p. 30). Le pays est ainsi ce lieu où le monde se réunit, se renouvelle par son unité : ainsi « la terre marche dans le ciel » (AOV, p. 68), le « buisson veille sur sa lauze », le « chemin/ agrippé de ronce,// commence le ciel ». Il s’ouvre par son poids d’éternel, se vide de sa mort, jaillit sur la minute « griffée d’espérance et de lumière » (PBC, p. 35). Une union plus forte s’établit. L’été peut être inscrit sur l’« invisible mémoire », et n’est-ce pas « vivre à nouveau/ que se lier à l’écorce des pins,/ au sifflement doux des aiguilles » (PBC, p. 37) ? Mais c’est alors, au moment même où se pourrait atteindre la plénitude terrestre, que résonne le cri de la dépossession : « Donne mer, et sable, et nuées/ à demain qui fera mémoire ». Au cœur du pays, le poète se délivre de « l’irréparable,// dont tu n’emporteras rien » (PBC, p. 38).
Le pays comme lieu de discrétion. Nulle misanthropie de l’âme dans la quête de cet ailleurs, nulle volonté de fuir l’autre, mais une façon de se constituer pour s’offrir à lui. Un sentier, « une rumeur inquiète, en contrebas ». L’autre peut-être ? Non pas, la simple « fraîcheur du torrent qu’on devine » (MSS, p. 46), Mais peut-être oui, l’autre est-il sous la forme d’une attente, d’une espérance. Le pays chez Paul Farellier devient alors une métaphore de l’attente, d’une promesse, tel « un versant rude/ sevré de parole,/ tout entravé d’orgueil et de crainte » (MSS, p. 47). En lui, nous voici « des approchants » désireux de « nous saisir » pour « fixer la qualité de l’humble » (MSS, p. 48). Le pays nous a alors fécondés de son fruit. Nous éprouvons à son toucher « la douce haleine éphémère/ qui fait signe en paradis » (PBC, p. 60), où « l’aube met les yeux dehors (…), verse un jardin à tes pieds » (PBC, p. 63).
Pourtant, inaccessible pays, il peine à s’inscrire dans le regard, « il défaille de lumière glissante et s’enfonce dans le temps » (AOV, p. 45). « Nos terres vraies sont cachées » (AOV, p. 51), où l’on attend « qu’un regard plus dur et plus déchirant y jette l’esprit » (AOV, p. 53). Compagnon de déréliction, ce pays n’est à gravir que par instant de grâce : « Sur l’éclaircie tardive,/ un arbre bleu voyage » (TRF, p. 28).
A l’issue de cette entreprise d’apprivoisement du monde, car c’est bien de cela qu’il s’agit, qu’est-il advenu du poète ? Comme un bâton d’ébonite longtemps frotté, il se trouve chargé de paroles. Une parole neuve, nourrie de sens, récompensée des risques qu’elle fit prendre. Car, face aux pays, « le danger de parole (…) se retient de tomber en limaille » (DNP, p. 24). Il ne s’agit pas d’une lecture symbolique des paysages, d’une parole en recherche d’une signification cachée ou théologique – chez Paul Farellier, on ne trouve pas cet arrière-fond biblique qui lance les mystiques vers une interpellation de Dieu – mais d’une contemplation simple, ouverte, patiente, attentive à la chose observée pour elle-même. Une parole consciente de sa fragilité, au point que le doute la saisit quant à sa retranscription verbale : « sait-on s’il est encore un monde/ avec les mots qui l’écrivent » (DNP, p. 24) ? Le poète se méfie, conscient que le sens est préalable à l’écriture, que les mots ne sont qu’un trésor de pauvre. Or le sens échappe fondamentalement : « vers quel ange va/ ce reflet tremblé des herbes (…), à quel sens versé » (DNP, p. 24) ? Pire, ce sens entraînant n’est-il pas étranger à notre ici ? Par ses lueurs de parole, ne masque-t-il pas « l’issue de ces terres ? » (DNP, p. 24).
Que faire alors après cette plongée dans le monde : « revenir : est-ce déjà le conseil affaibli de l’hiver » (AOV, p. 43), tandis que « le monde soudain se résumait à cet excès de tension dans le regard » ? Le poète ne doit-il pas encore demeurer en recherche du « fin mot », alors que « c’est une parole qui ricoche et fuit dans l’illisible » (AOV, p. 44) ? Nu, dépouillé, survit à cette aventure le spectacle apaisé de la nuit et de la lumière. Enfin, le poète inscrit un choix de vie : « Porte les choses,/ leurs formes terrestres » (PBC, p. 7).
Du soir au midi de la lumière
La découverte de la nuit ouvre aux pouvoirs du silence : « amarré à l’obscur », le poème s’arroge un nouveau territoire, déploie son « grand drapeau de nuit froissé » (AOV, p. 57).
Le soir l’a précédé, moment de suspension, « arrêt brusque des machines », « chemise de silence,/ douce et fraîche sur la peau ». Plus inquiétant que la nuit elle-même, bord dont on s’approche avec vertige, il affiche une finitude, presque narquoise. Il s’interroge sur le sens, sur la promesse d’une « face éternelle à nos yeux de cendre » (TRF, p. 14).
A l’âme accueillant le soir, se révèle sa propre lumière d’être vivant, « souriante amie / par-dessus l’épaule déchirée du temps » (AOV, p. 63). Puis vient la nuit : ici, « toute prière trouve une paix songeuse », un peuple disparu est « à l’éternel rendu par l’oubli » (AOV, p. 72). La nuit avoue comme une sorte d’ignorance protectrice : « Il ne m’est pas donné d’aller plus loin » (MSS, p. 26), même si, au sein de l’obscurité, des forces de connaissance se libèrent, agissent, viennent « élire et ordonner » (MSS, p. 27). Des « vérités obscures », pleines de vigueur, traversent le poème, « ayant à peine vécu » (MSS, p. 30). La nuit n’est que passage. Il faut du temps au poète pour se le dire, s’avouer qu’il s’agit avec elle plus d’une affinité que d’une demeure (TRF, p. 29). Et plus de temps encore pour vouloir transférer son camp provisoire vers l’aube, non pour sa valeur à elle, mais par soif du vierge et du calme. « Une charrette a quitté la nuit et roule ». Le jour après la nuit n’est pas un dû, mais une grâce : « Merci à l’éveil » (LID, p. 64).
Parmi les premières lumières rencontrées, il faut d’abord affronter celles de l’hiver où le temps « bâtit son étable en dur », où « le peu d’avenir se convulse » (LIC, p. 78) ; puis la virginité de l’aube, sa proximité avec le vide premier, sa disposition en lignes de fuite (TRF, p. 41). L’aube, encore une frontière ! Rencontre avec l’au-delà de la nuit, car « nous étions de la nuit » et nous voici au matin, avec son « feu rapide et blanc/ que souffle la lumière » (PBC, p. 47).
Après l’aube et son point ultime, « l’eau précise des nymphes » (TRF, p. 41), se dresse l’excès du matin avec « sa dépense inconsidérée de lumière », et soudain ce cri : « Quelle ombre n’oserait y mourir ? » (TRF, p. 36). Ce matin-là n’est-il rien que « bord perdu à rêver la saveur du temps » (TRF, p. 35) ? Car sommes-nous autre chose que « l’enfantement d’un seul matin ? » (TRF, p. 29).
Sera-t-il possible d’affronter la lumière vraie et nue ? – « Vrai soleil (…), nous l’attendions » (LID, p. 70) – possible de recevoir et de suivre de nouvelles règles de vie, de contemplation et d’écoute ? – « Surtout, ne force pas sa lumière » (MSS, p. 53) – possible de s’offrir aux excès de la lumière, à la démesure généreuse de la gratuité ? Que ferons-nous de l’été, de sa grâce élective, enfin de sa « lumière – dont on n’a pas l’usage » (OLSA, p. 14) ?
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Après ce parcours, il convient de revenir sur l’unité de l’œuvre de Paul Farellier. Sauf à y reconnaître une intériorisation sans cesse croissante, on sent peu d’écart entre le premier recueil et les suivants. Un même monde, une même démarche – au sens presque physique du terme – accompagnent le lecteur et l’invitent au recueillement, à la contemplation, au goût de la longue veille.
Travailler sur soi et sur son art, dresser son établi pour recevoir le monde et l’accueillir, sans rien occulter de ses faiblesses, mais sans non plus s’y complaire, ne sont-ce pas là quelques caractéristiques qui inscrivent Paul Farellier dans la lignée des auteurs classiques ? D’où lui vient cette secrète vitalité qui donne tant de force à cet esprit de mesure, plongeant aux plus solides racines de notre langue ? Car il y a quelque chose de peu banal à tenir si posée une forme d’équilibre dans une période où la poésie manque cruellement de repères aussi bien dans la forme que dans sa raison d’être. Peut-être au contraire cette absence et le silence si criant de notre art dégagent-ils une liberté et un calme propices à ce genre d’entreprise solitaire. Peu de débats, peu de polémiques embrasent nos maigres cercles. Chacun est laissé seul à l’aune de ses modestes ressources. A bien des égards, c’est donc une période bénie pour le poète qui veut se donner à son œuvre.
Enfin, au moment d’achever ce qui voudrait faire trace d’une rencontre avec l’œuvre de Paul Farellier, je m’interroge sur le pourquoi de ce travail. Je ne suis pas sûr – je doute, hélas – de rassembler autour de lui deux cents nouveaux lecteurs. Et pourtant, je me relève au milieu de la nuit, dégage des heures de sommeil pour me rendre à ce rendez-vous que la poésie me fixe, sans douter de sa nécessité. Pourquoi donc ? Il me semble qu’agissant ainsi, je formule une espèce de réponse aux rencontres que je fis par d’autres et qui me firent être celui que je suis. A mon tour, j’éprouve le besoin de poursuivre ce dialogue par dessus les âges où cherchent à s’exprimer la profondeur et la puissance des liens qui se nouent entre des hommes libres et que la poésie, à sa manière, se propose de faire revivre en chacun. Un poète antique n’a-t-il pas écrit « les hommes qui veillent ont un monde commun » ? Et quand bien même je serais l’unique lecteur de ces pages sollicitées par les poèmes de Farellier, cela suffirait à me satisfaire. Ils ont contribué à m’élargir à ce bien commun qu’est notre humanité, et l’appétit qu’ils ont soulevé est la seule mesure qui m’importe.
©Pierrick de Chermont, étude publiée en 2005 sur le site http://ecrits-vains.com/
Eléments de bibliographie
L’Intempérie douce. Le Pont de l’Epée, 1984.
L’Île-cicatrice, suivi de L’Invisible grandit. Le Pont de l’Epée, 1987.
Une main si simple. Le Pont sous l’eau. 1989.
Où la lumière s’abrège. La Bartavelle éditeur. 1993.
A l’obscur et au vent. L’Harmattan. 1996.
Dans la nuit passante. L’arbre à paroles. 2000.
Tes rives finir. L’arbre à paroles. 2004.
Parlant bas sur ciel. L’arbre à paroles. 2004.